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Roger de Diesbach, rédacteur en chef de 1996 à 2004 du quotidien romand La Liberté, est décédé à l'âge de 65 ans, le 21 septembre 2009. © Keystone / La Liberté / Vincent Murith

Lever les dernières amarres de «La Liberté» (18/21)

A la tête de la rédaction de «La Liberté», Roger De Diesbach dynamise le quotidien fribourgeois en multipliant les nouvelles rubriques et en nouant des accords avec d'autres journaux régionaux et de France. Son «motto»: le journalisme d'investigation, c'est aussi le journalisme de proximité.

Début 1996, je suis contacté comme bien d’autres journalistes par un chasseur de tête bernois qui cherche un nouveau rédacteur en chef pour remplacer le Jurassien José Ribeaud, démissionnaire du quotidien fribourgeois La Liberté. Le poste m’intéresse, mais j’ai du mal à me faire à l’idée de quitter le Journal de Genève où je compte de nombreux amis. Je sais pourtant les divergences profondes existant entre l’idéal de la rédaction et une partie de ses financiers. Et si le Journal de Genève avait gagné alors de nombreux lecteurs grâce à son ouverture, sa situation financière ne s’était pas vraiment améliorée. Enfin, sur un plan personnel, je souffre de vivre seul à Genève, éloigné de ma famille restée à Fribourg, la situation hasardeuse du journal ne m’engageant pas à déménager à Genève. Si j’aime cette ville, mes racines sont à Fribourg que diable!

Il y a pourtant un obstacle capital à mon arrivée à La Liberté. Ce journal a été fondé en 1871 par le chanoine Joseph Schorderet pour défendre les valeurs catholiques et conservatrices face à la révolution radicale de la Suisse nouvelle. Durant vingt ans à la tête de La Liberté, mon prédécesseur et ami François Gross a procédé à des changements en profondeur, amélioré sa qualité et surtout gagné sa complète indépendance politique. Pour arriver à ses fins, François Gross s’est largement appuyé sur la doctrine sociale de l’Eglise, sur Vatican II. Et personne, même pas l’Eglise catholique, n’aurait osé contester la totale indépendance de ce grand journaliste au caractère bien trempé. Résultat, en 1996, La Liberté, dont l’indépendance n’est pas contestable, a toujours une charte de journal d’opinion catholique. Elle est donc théoriquement encore inféodée au Vatican. Si je veux avoir les coudées franches pour y développer la recherche d’informations, je dois, comme jadis au Journal de Genève, lui donner l’indépendance indispensable. Et je ne peux pas diriger un journal d’opinion catholique pour deux raisons. D’abord, je ne crois plus aux journaux porte-drapeaux, qu’ils courent pour des partis politiques ou pour des religions. En Suisse, la plupart des journaux catholiques sont morts ou moribonds (Le Vaterlandle Giornale del Popolo). D’autre part, la plupart des zones d’expansion possibles pour La Liberté sont de confession réformée, notamment la Broye. La deuxième raison, plus personnelle, était bien résumée par mon regretté ami le curé Noël, de la Basse-Ville de Fribourg: «Tu es assez généreux pour financer mes bancs d’église, mais on ne peut pas dire que tu les uses beaucoup!» C’est vrai. Et je ne suis pas assez hypocrite pour faire comme si. Et, sur de nombreux sujets importants, mon désaccord avec la doctrine de l’Eglise est total.

Albert Noth, administrateur délégué de St-Paul, le groupe propriétaire de La Liberté, n’est pas opposé à un changement de charte. Il veut que ce journal s’adresse à l’ensemble des lecteurs de la région, et non aux seuls catholiques. Mais, statutairement, le mot «catholique» doit figurer dans la nouvelle charte. Je fais une proposition qui, à ma grande surprise, est acceptée par tous, y compris les propriétaires de La Liberté, la Communauté des sœurs de St-Paul. La nouvelle charte oblige le journal à défendre «des valeurs catholiques et chrétiennes de vérité, de justice et de liberté». Ce sont des valeurs universelles. Exit le «journal d’opinion catholique»! Reste le fond, de vraies valeurs. A plusieurs reprises, j’explique ce changement de charte à nos lecteurs, les premiers concernés, et notamment dans le numéro spécial que nous publions pour le 125e anniversaire du journal: «Son histoire, sa religion, sa région, La Liberté les assume. Bien plus, elle en est fière. Mais elle repoussera tous ceux qui tenteraient d’évoquer ses racines pour freiner ou influencer son information. La Liberté publie toute information dont l’intérêt général est évident. Son but est d’informer, pas de se faire des amis.»

La liberté religieuse garantie par notre nouvelle charte n’est pas restée lettre morte: notre page «Eglise» du samedi est devenue page «Religions». Elle aborde donc aussi les grands thèmes des religions non catholiques. Quant au journal, il a parlé librement et parfois en une des problèmes les plus délicats de l’Eglise catholique: pédophilie de certains prêtres, femmes et enfants d’ecclésiastiques, prêtres mariés. J’ai pris position dans des commentaires pour l’ordination des femmes, la dépénalisation de l’avortement et contre l’interdiction de la fécondation in vitro ou des expériences sur les cellules souches, ces trois derniers objets ayant fait l’objet de scrutins populaires. Combattus par la Conférence suisse des évêques, mais soutenus par le journal, ils ont été acceptés par plus de 70% des Fribourgeois. Par ailleurs, pour la plus grande diversité de la rédaction, nous avons engagé des journalistes juifs et musulmans. Certains milieux catholiques, fâchés de perdre leur Liberté, nous ont livré bataille, multipliant les pressions sur les sœurs de St-Paul, nos propriétaires. Les dominicains étaient de ceux-là. Je les ai rencontrés pour leur dire: «Il n’y a pas de problème. Vous êtes instruits comme personne, reprenez ce journal. Mais cela vous coûtera un ou 2 millions par an…» Ils ont baissé les armes face à cette massue pécuniaire. J’ai fait mon possible pour ne pas imposer mon scepticisme religieux, ni à la rédaction ni aux lecteurs. Lors des différentes votations, par exemple sur la dépénalisation de l’avortement, le journal a publié deux éditoriaux contradictoires, le mien pour et celui d’un journaliste opposé au projet. Nous avons appliqué la règle du double éditorial chaque fois qu’un seul journaliste de la rédaction s’opposait à l’opinion majoritaire. Il serait faux de penser que La Liberté s’est acharnée contre l’Eglise catholique pour prouver sa nouvelle indépendance. Depuis 1997, nous nous battons contre la secte de Raël qui exigeait que nous rectifions une information du journaliste Pierre Rottet, de l’Agence internationale catholique de presse (APIC), qui avait affirmé dans nos colonnes que la secte de Raël «prône théoriquement la pédophilie et l’inceste dans ses écrits.» La justice n’a cessé de nous donner raison, faisant avancer dans la foulée la jurisprudence en matière de droit de réponse: les journaux peuvent désormais les refuser s’ils sont manifestement inexacts. Plus tard, La Liberté a été le premier journal à connaître un conflit de caricatures avec les musulmans. Aujourd’hui, plus personne n’appelle La Liberté par son ancien surnom: «La sainte menteuse».

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Portrait du chanoine Joseph Schorderet, fondateur du journal La Liberté. © DR

Lors de ma première séance comme nouveau rédacteur en chef, je n’ai fait qu’une promesse à la rédaction: «Je m’engage à faire avec vous un sacré bon journal!» Un journaliste a grogné: «Mais nous faisons déjà un bon journal.» J’ai alors feuilleté l’exemplaire du jour qui se trouvait devant moi pour constater, avec lui, qu’il était en majeure partie constitué de nouvelles d’agences de presse. Or, ces nouvelles, nos lecteurs les entendent ou les voient la veille à la radio ou à la télévision. Un «bon» journal doit leur apporter bien plus: des clefs de compréhension, des enquêtes maison surtout, des reportages, des nouvelles originales, des commentaires. Et, comme La Liberté se veut le premier journal de ses lecteurs, elle doit être un quotidien complet. Les améliorations concerneront donc toutes ses rubriques; internationale, suisse, économie, locale, régionale, sportive, magazine. Le plus urgent était de renforcer la rédaction et de la féminiser: je suis arrivé à La Liberté avec deux consœurs du Journal de Genève, Magalie Goumaz et Marlyse Cuagnier. A Payerne, une excellente rédaction, jeune et exclusivement féminine, a rafraîchi le visage de cet ancien journal fribourgeois désireux de s’implanter dans la Broye vaudoise. Laissant les moqueurs se gausser, j’ai changé le slogan du journal: «Le quotidien fribourgeois» est devenu «Le quotidien romand édité à Fribourg.» On est jamais trop ambitieux pour son journal!

Le responsable d’un journal ne pouvant ni tout faire, ni tout contrôler, il doit déléguer. J’ai donc placé à la tête des différentes rubriques de vraies personnalités, souvent des caractères forts, indépendants, originaux, parfois d’une profonde sensibilité. L’important n’était pas qu’ils partagent mes idées mais ma volonté d’améliorer le journal, qu’ils assument leur responsabilité avec le plus de talent et d’autonomie possible. J’ai aussi engagé des électrons libres comme Jean Ammann et Pascal Bertschy, parce qu’ils sont politiquement incorrects, surprenants, iconoclastes. Je n’ai pas toujours eu les meilleures relations avec la rubrique des sports, à cause de mes connaissances sportives lacunaires. Un jour pourtant, Marcel Gobet, un ancien de la rubrique sport, m’a dit: «Je suis fier de travailler pour ce journal.» Franchement, jamais un mot ne m’a fait plus plaisir. En réalité, j’aime le sport, mais déteste les résultats sportifs. J’attache une grande importance à cette rubrique car elle est la porte d’entrée du journal pour de nombreux jeunes lecteurs. Je l’ai donc enrichie par l’engagement de jeunes journalistes. Cette rubrique a changé de façon remarquable nombre de ses habitudes: moins de résultats, mais plus d’enquêtes et de reportages. Comment dynamiser une rédaction sans autoritarisme? En créant des exigences nouvelles acceptées par tous, tout en renforçant les points forts existants, comme les pages quotidiennes d’enquêtes («Gros Plan») ou le magazine culturel du samedi. Télévision, assurances sociales, architecture, consommation, économie régionale, gastronomie, nous avons créé de nombreuses nouvelles rubriques. Pour lutter contre la crise, nous avons introduit une rubrique «Agir» qui souligne les meilleures initiatives de la région. Nous avons créé à l’extérieur du journal une rédaction de jeunes chargés de réaliser en toute liberté des pages pour le journal sur leurs sujets de prédilection. Et une chronique pour les anciens. Pour mieux couvrir l’information régionale, nous avons ouvert ou fortement renforcé des bureaux de La Liberté à Bulle, Payerne, Romont, Châtel-St-Denis et Lausanne. Pour informer, surprendre, mais aussi tisser des liens entre les rédactions, nous avons lancé nombre de numéros spéciaux dit «transversaux» (chaque rubrique ouvre sur le thème choisi). Un jour, à l’époque des massacres en AlgérieLa Liberté de Fribourg sort, par solidarité, sous la page de couverture de Liberté d’Alger. En juin 1999, alors que le monde homosexuel décide d’organiser une Gay Pride à Fribourg la catholique, et que certains de nos lecteurs indignés menacent de contre-manifester par un pèlerinage à Bourguillon, nous publions un «Spécial homosexualité». Comme interlocuteurs, nous choisissons des homosexuels fribourgeois aussi catholiques et conservateurs que les détracteurs de la Gay Pride; ils décrivent leurs souffrances de jeunesse face à l’intolérance ambiante. Ce numéro spécial a cassé le côté provocateur de cette Gay Pride, transformée du coup en fête de village. Le 20 février 2002, alors que nous parlons depuis des mois des guerres en Afghanistan et en Irak, nous lançons un numéro transversal sur l’Afrique oubliée. Un jour, nous publions un appel à témoin de la police, assorti de la photographie d’une jeune fille dont on a retrouvé le corps. La police n’exclut pas une agression. Cette photo déclenche une vague de protestations des camarades de classe de cette jeune fille, choqués d’avoir appris sa mort par le journal. Nous répondons, par un numéro spécial, que le drame n’est pas cette image, mais les suicides de jeunes si nombreux en Suisse. Pour nous rapprocher de nos lecteurs, nous avons multiplié les «coins cheminée», comme ce petit billet quotidien en une du journal, la «Plage de vie», qui permet à l’ensemble de la rédaction de prouver qu’elle regarde vivre les gens. La parution régulière d’une page entière de courrier de lecteurs, la page Forum, a sans doute contribué à renforcer les liens entre le journal et son lectorat (96% des 39’000 lecteurs du journal sont abonnés). Comme le portrait d’un invité chaque lundi par Pascal Bertschy.

La Gay Pride de 1999 à Fribourg a suscité de vives réactions. La Liberté, sous la direction de Roger De Diesbach, lui avait consacré un numéro spécial afin de casser le côté provocateur de la manifestation. ©RTS

Mais il ne suffit pas d’imposer de nouvelles exigences. Pour décharger quelque peu la rédaction, nous ouvrons toutes les portes du journal tant à nos amis journalistes libres qu’aux personnalités talentueuses de la région. J’ai multiplié les accords d’achat ou d’échange d’article avec d’autres journaux, avec les régionaux de Romandie Combi, mais aussi avec le Journal de Genève (jusqu’à son assassinat), avec le journal financier lAgefi, Domaine public, le journal du Nord vaudois, Médecine et Hygiène, le Courrier de Genève, les Freiburger Nachrichten. Je suis parvenu à un accord avec La libre Belgique et, surtout, avec Libération, qui nous permet de reprendre le même jour les meilleurs articles du grand quotidien français. Avec l’Express-Impartial, le Nouvelliste et l’Agefi, nous avons créé un pool de trois correspondants parlementaires à Berne et nous nous partageons le poste de Tanguy Verhoosel, notre correspondant à Bruxelles, comme celui d’Anne Gigon-Bormann, notre correspondante à Zurich. Avec la Télévision et la Radio romandes, nous collaborons à «Histoire vivante», une page d’histoire contemporaine paraissant tous les vendredis dans La Liberté. Pour améliorer à long terme une rédaction, l’engagement est déterminant. Pour découvrir des talents, nous avons mené une contraignante politique de stages volontaires. En neuf ans, 300 jeunes ont travaillé un mois ou plus dans les rédactions. Déjà appliqué au BRRI et au Journal de Genève, ce système est excellent: il permet d’engager les meilleurs. Alors que nous avons donné une grande importance à la qualité de la photographie publiée par La Liberté, nous recevons une pluie de protestations. Chaque institution, association, fête de musique tient à «avoir sa photo dans le journal», ce qui est absolument légitime. Mais pas n’importe laquelle. Elles exigent la photo officielle, la photo stalinienne. Nous voulons au contraire des photographes de presse libres et audacieux qui «désamidonnent» leurs images, qui montrent la vie, l’humain et cassent la distance réglementaire censée tenir le peuple à l’écart des incarnations du pouvoir. Nous avons lancé une expo bisannuelle et itinérante des photos de La Liberté les plus belles, insolites et impertinentes. Dans ce domaine aussi, comme dans celui du dessin de presse, un journal doit parfois décoiffer.

Mon ami François Gross s’est souvent étonné de mon engagement pour les problèmes financiers et stratégiques du journal. Son avis est clair: «Ce n’est pas l’affaire du rédacteur en chef!» Ma propre rédaction n’était pas loin de partager ce point de vue. Pas moi. Mes expériences au BRRI et au Journal de Genève m’ont appris que l’outil de production peut disparaître s’il est mal géré. Or, un rédacteur en chef doit défendre bec et ongles son journal qui est l’outil de production de sa rédaction, d’autant que la baisse publicitaire, attisée par l’apparition des journaux dits gratuits, heurte de plein fouet les journaux. Le responsable doit faire comprendre à sa rédaction que la rentabilité du journal est la première condition de son indépendance. Un rédacteur en chef doit surtout défendre le budget de sa rédaction et, si possible, l’augmenter. Il doit surveiller les dépenses et s’opposer à toutes coupures injustifiées, par l’éditeur ou autres. S’il ne doit pas s’engager dans l’acquisition publicitaire (c’est l’affaire de l’éditeur et de Publicitas), il doit être présent sur ce terrain afin que les nombreuses concessions faites aux annonceurs ne se fassent pas sur le dos des pages rédactionnelles ou de la crédibilité du journal. Là, à observer les nouvelles modes de la presse romande, il y a eu du pain sur la planche: suppléments publicitaires non présentés comme tel, emplacements publicitaires invraisemblables exigés par des annonceurs (carré ou rond au milieu d’une page, pyramide, coupole, etc.), fausse une consacrée à une publicité, etc. Constater que Le Matin puisse faire sa une et consacrer ses deux premières pages à l’anniversaire du «bagagier» Vuitton, sans grandes protestations de la profession, me semble lamentable et désespérant.

Par définition, un rédacteur en chef qui rêve d’améliorer son journal ne saurait se glisser dans le lit de son éditeur. Durant mes neuf ans à la tête de La Liberté, j’ai donc entretenu avec notre éditeur Albert Noth des relations normalement conflictuelles. Il s’est montré compréhensif quant aux nouveaux besoins du journal (infographie, site internet, dessinateur de presse, secrétariat, occupation des nouveaux bureaux régionaux) et a permis à la rédaction d’augmenter son effectif de 12 personnes à plein-temps de 1996 à fin 2004, soit de passer de 50 à 62 personnes. C’est rare et remarquable! Une contradiction pourtant chez cet éditeur qui a eu le courage de ne pas faire payer à sa rédaction les énormes chutes des recettes publicitaires (moins 3,5 millions de 2000 à 2006): Albert Noth ne croit pas que la qualité est un investissement à long terme pour un journal. Pour lui, c’est du luxe. A deux reprises, lors de réunions entre l’éditeur et la rédaction, il l’a déclaré aux journalistes. C’est peut-être vrai à court terme, mais désastreux pour la motivation des troupes qui auraient pu traduire par: «Pourquoi donc travailler autant?»

Un rédacteur en chef ne peut pas non plus se désintéresser du marketing de son journal, car un marketing insuffisant peut mettre en péril toute la crédibilité du journal. A La Liberté, après un début difficile, l’éditeur a accepté d’engager comme chef du marketing mon ami Roland Ecoffey, ancien responsable de la rédaction de la Gazette de Lausanne. Une décision remarquable, un jour faste! Dès l’arrivée de ce vrai journaliste à la tête du marketing du journal, les relations de collaboration entre la rédaction et son service de promotion n’ont cessé de se réchauffer. Toute méfiance a disparu, les deux entités respectant les activités et l’éthique de l’autre. Pour ma part, j’ai cessé toute ingérence dans le marketing dès l’arrivée d’Ecoffey: un fardeau en moins pour des résultats bien meilleurs. Mon objectif était de faire passer le tirage de 35’000 à 40’000. Nous frôlons les 39’000 à mon départ, fin 2004, grâce au travail d’Ecoffey et de son équipe. C’est d’autant mieux que la plupart de nos concurrents sont en forte baisse de tirage. Fin 2007, La Liberté compte 101’000 lecteurs. Un record! L’Etat ne doit pas faire des cadeaux à la presse mais lui assurer des conditions économiques favorables et lui éviter toute concurrence déloyale. En Suisse, on en est loin. Par exemple, La Poste: la seule aide fédérale dispensée pour encourager la diversité de la presse était de 100 millions de francs versée par la Confédération au compte de La Poste, pour permettre au géant jaune de diminuer les coûts de distribution des journaux. Or, sur les 100 millions jadis octroyés, les gros (les journaux de Coop et Migros, et celui du Touring-Club suisse) ont reçu la part du lion. Bref, à La Liberté, j’ai passé une partie de mon temps à mener des luttes défensives contre La Poste qui voulait aussi nous imposer des heures de bouclage mortelles pour le journal. Contre la REMP aussi, cet institut de sondage zurichois en main des grands éditeurs qui voulait diminuer les zones économiques (donc les annonceurs) du Nouvelliste et de La Liberté au profit de 24 heures. Luttes aussi contre les appétits expansionnistes d’Edipresse et d’Hersant. Quand on est petit, il faut parfois jouer au roquet pour se faire respecter, ne pas se coucher.

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Roger de Diesbach dans son bureau de l'agence BRRI (Bureaux de reportage et de recherche d'information) qu'il a fondée à Rossens.  © Keystone / Str

Dans ma volonté de forger un journal libre d’informer, j’ai buté sur des obstacles et connu de cuisants échecs. Je pensais que les journaux régionaux encore indépendants devaient associer leurs efforts rédactionnels pour améliorer leur qualité. J’ai osé proposer aux journaux de Romandie-Combi de confier à La Liberté renforcée la réalisation d’un cahier d’information générale commun (Suisse, internationale, économie, enquêtes), quitte à sous-traiter d’autres rubriques à d’autres journaux. J’ai sous-estimé la volonté d’indépendance de chaque rédaction, et le fait que les régionaux ont une conception très différente du journal idéal. Certains axent tout sur le régional, d’autres, moins nombrilistes, veulent un journal complet. On m’a accusé de totalitarisme et ma tentative de fédérer les régionaux a totalement avorté. Plus tard, celle de rapprocher le Nouvelliste et La Liberté aussi, hélas. En juin 1996, tout naturellement, je défends le Courrier de Genève (il reprend quotidiennement plusieurs pages de La Liberté) contre la Société catholique romaine de Genève qui a mis comme condition au renouvellement de sa subvention annuelle de 250’000 francs que son rédacteur Patrice Mugny parte. Quelques mois plus tard, apprenant que le Journal de Genève et le Nouveau Quotidien, sur le point de fusionner, ont décidé d’arrêter de paraître un mois avant l’apparition du Temps, le 18 mars 1998, nous proposons à Patrice Mugny de lancer, avec l’appui massif de La Liberté, un Courrier de Genève enrichi dès le début du temps mort. L’idée était de maintenir la rédaction du Courrier, mais de faire engager par ce journal une partie de la rédaction du Journal de Genève. Pour que l’opération réussisse, il fallait bien sûr que le Courrier mette un peu d’eau dans son vin rouge et accepte de se transformer en journal d’information. Lors de notre rencontre à Lausanne, Mugny trouve l’idée astucieuse. De retour à Genève, il parle à sa rédaction d’une tentative de mainmise de La Liberté sur le Courrier, ce qui tue le projet dans l’œuf. Aujourd’hui, le Courrier est à l’agonie.

J’ai dû abandonner mes projets d’expansion de La Liberté à Yverdon, Berne et Morat, avec un correspondant dans chacune de ces villes. Ils furent jugés trop ambitieux. Avec Roland Ecoffey, nous avons tenté de donner de nouvelles structures à La Liberté afin de la mettre à l’abri des grands groupes de presse. Aujourd’hui, La Liberté n’est rien, si ce n’est un secteur comme un autre d’une société anonyme, Saint-Paul SA, appartenant à la Congrégation des sœurs de Saint-Paul. C’est un propriétaire idéal. Peu intéressé par le profit, il laisse une extraordinaire liberté à sa rédaction. Mais l’Ordre de Saint-Paul est vieillissant et toutes les jeunes sœurs sont africaines ou asiatiques. C’est plutôt amusant pour le passionné d’Afrique que je suis, mais le risque est réel et compréhensible qu’elles vendent un jour pour créer des œuvres dans leurs pays d’origine. Nous avons demandé au conseil d’administration de faire de La Liberté une société par actions, de laisser la majorité dans les mains des sœurs et de vendre une minorité de blocage à des actionnaires de la région. Cette requête est restée lettre morte. Et pourtant, cette solution aurait eu un autre mérite: sortir le quotidien des griffes de l’Imprimerie Saint-Paul, dont elle est de très loin le principal client. Or, avec les décennies, La Liberté n’est plus traitée en client par sa propre imprimerie. C’est une vache à lait captive, menottée, parfois maltraitée. Avec ce client en or massif, l’imprimerie est peu soumise aux dures lois de la concurrence. Cela se ressent à tous les niveaux. Surfacturer l’impression d’un journal, c’est le vieux truc bien connu de certains éditeurs qui veulent freiner les ambitions «expansionnistes» de leurs rédactions! Au chapitre des échecs, dire encore que je n’ai pas réussi à améliorer les communications et l’information à l’intérieur du groupe St-Paul, ce qui serait pourtant essentiel.

Si j’ai passé de formidables années dans ce journal, c’est bien grâce au soutien de mes amis journalistes et de nombreux lecteurs. Après avoir remis mes responsabilités (J’ai dû démissionner pour cause de cancer), j’y suis resté plus de deux ans comme simple journaliste, ce qui n’est jamais simple et prouve l’excellent climat de cette rédaction. J’ai eu un immense plaisir à diriger ce journal attachant, mais ne saurais trop dire la solitude du rédacteur en chef placé entre le marteau de l’éditeur, l’enclume de la rédaction et les pressions des lecteurs. Cette solitude, quelques personnes l’ont comprise et je pense avec gratitude à l’une de nos sœurs propriétaires, Imelda Buchs, qui, à plus de 80 ans, a pris sur elle de me donner l’assistance de ses conseils désintéressés durant cette expérience de neuf ans. Au chapitre des réussites, j’aurais pu ajouter le fait de transmettre mon mandat à un journaliste intègre, indépendant et compétent, Louis Ruffieux. La Liberté est un petit journal qui voit grand. Il restera incontournable s’il maintient son ouverture d’esprit, son indépendance, son sens critique, son impertinence, s’il refuse les préjugés, la facilité, s’il se garde d’immoler l’information sur l’autel de la rentabilité, s’il reste pour sa région et ses lecteurs un vrai gardien de la transparence démocratique.

Interview de Louis Ruffieux qui succède à Roger de Diesbach au poste de rédacteur en chef de La Liberté. ©RTS

Fribourg ou l’indispensable investigation de proximité

La recherche d’information n’est pas réservée à des journalistes supermen. Au contraire, le journalisme d’investigation est plus passionnant au niveau local ou régional, plus indispensable encore. Plus dangereux aussi parce que le retour du boomerang est plus rapide, celui de la baffe aussi. Le journaliste peut se permettre de critiquer le président des Etats-Unis sans prendre de grands risques. Mais gare à lui s’il égratigne le syndic de Fribourg ou les préfets de la Glâne ou de la Gruyère. Le terrain de Fribourg me plaît, surtout parce j’aime ses habitants, réservés, mais généreux. Cette empathie est essentielle à un journaliste. Le 3 novembre 1995, nous avions consacré à ce canton un numéro spécial du Journal de Genève. J’y brossais le portrait de «ce Fribourg en mouvement»: «J’ai connu en Basse-Ville de Fribourg un balayeur de rues (il ne balayait "que les belles", assurait-il) qui faisait ce métier pour ne pas vendre la magnifique collection de tableaux que lui avait léguée son parent le peintre Raymond Buchs, élève de Hodler. J’ai vu des soldats gruériens creuser une tranchée de leur plein gré une nuit durant, juste pour pouvoir tirer debout, sans se coucher ni se mettre à genoux. Et l’un des seuls truffier fribourgeois se promène avec des gilets troués; ses truffes, il refuse de les vendre «pour ne pas prostituer son chien». Il faut avoir quitté ce canton pour en saisir les originalités, les qualités. Avoir vécu à Berne ou dans le canton de Vaud pour comprendre son art de vivre à la française et constater que la police fribourgeoise, malgré ses «affaires», est moins tracassière, presque bon enfant. Il faut vivre à Genève pour sonder la grande hospitalité, la générosité de ces peuples de la Sarine. Leur soif d’indépendance, leur sens de la fête et du péché pardonné; à Genève c’est plutôt la culture du pardon empêché. A Fribourg, on n’a pas peur de se ridiculiser en laissant parler ses émotions; et, lorsque la timidité est trop forte, on les chante. Fribourg en mouvement, vraiment? C’est peu dire. De la misérable réserve d’Indiens qu’il était il y a encore cinquante ans, Fribourg est devenu carrefour, plaque tournante. Mais aujourd’hui, comment l’âme fribourgeoise a-t-elle supporté la violente ouverture du canton? Comment ces ex-terriens qui ont trempé leur caractère dans l’effort réagissent-ils au rouleau compresseur de la prospérité nouvelle?» Je suis heureux de revenir à Fribourg pour répondre à ces questions.

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Numéro spécial du Journal de Genève sur le canton de Fribourg en mouvement. © Archives du Journal de Genève

A la fin des années 80, le prix des terrains fribourgeois flambe. En 1989 au BRRI, avec le journaliste Christophe Passer, nous enquêtons sur l’exemple de Sibra, l’un des rois de la bière suisse. La Sibra Holding était ravie d’avoir trouvé des acheteurs fribourgeois pour son terrain de 17’000 m2 sur lequel, en pleine ville de Fribourg, s’élèvent des bâtiments de l’ancienne brasserie Beauregard. Ces acheteurs, menés par le propre architecte de la Sibra, proposent d’acheter ces 17’000 m2 à 1’000 francs le mètre, soit pour 17 millions de francs. La Sibra leur cède un droit d’emption que les acheteurs payent 1 million de francs cash. Aussitôt ce marché conclu, les acheteurs revendent leur droit d’emption à la Caisse de prévoyance de l’Etat de Fribourg qui achète le terrain pour 2’100 francs le mètre, soit pour un total de quelque 39 millions de francs. Avec un million versé à la Sibra au début de la transaction, les intermédiaires ont donc réalisé un bénéfice de 22 millions, avant études et impôts. Comme ils ont revendu leur droit d’emption dans un délai très court, ils évitent de verser à la Sibra le moindre intérêt sur le prix initial. La classe! La Caisse de pension de l’Etat de Fribourg est ravie de pouvoir lancer un tel projet immobilier à un prix jugé raisonnable: «L’opération est rentable et le prix inférieur à celui exigé dans des quartiers comparables.» Quelques mois plus tard, la Sibra contre-attaque et fait bloquer par un juge la vente des terrains aux intermédiaires. La Sibra entend remettre les compteurs à zéro et récupérer ses terrains. Elle estime avoir été trompée. Elle a vendu des merles à des gens qui savaient lui acheter des grives. La Sibra estime qu’on lui aurait caché des éléments importants qui permettaient de se faire une idée précise de la valeur réelle des terrains. En fait, la Sibra pense qu’il est possible de construire bien davantage sur ses terrains que ce qu’on lui avait indiqué, car l’indice de construction autorisé a été augmenté à son insu. Elle en veut particulièrement à son architecte, l’un des intermédiaires, qui ne lui aurait pas tout dit. Fin 1989, après plusieurs articles du BRRI, c’est le grand arrangement avant procès. Les trois parties, la Sibra, la Caisse de prévoyance et les intermédiaires se partagent les 22 millions de bénéfice réalisés par les derniers. La Caisse de prévoyance reste propriétaire du terrain de 17’000 m². En clair, les intermédiaires ont dû rendre quelque 15 millions de francs.

Fin octobre 1996, une véritable bombe régionale éclate. Le brasseur argovien Feldschlösschen a décidé de fermer la brasserie Cardinal en 1998 et de rapatrier chez lui la production de bière brassée de si longue date à Fribourg. Coût social de l’opération: 200 emplois supprimés à Fribourg. Raisons évoquées par Feldschlösschen: la surcapacité de production de bière en Suisse et la dureté de la concurrence. Le personnel de Cardinal est sous le choc. Il dénonce le «Röstigraben» qui voit les nouveaux propriétaires alémaniques jeter un outil de production romand, probablement pour réaliser de substantiels bénéfices immobiliers. Ce feuilleton Cardinal nous pose un problème délicat: jusqu’où le quotidien d’une région peut-il s’engager pour défendre une entreprise locale? Un journal ne trahit-il pas sa mission lorsque le lobbying prend le pas sur l’information? La Liberté décide de donner largement la parole à tout le monde mais, par ses commentaires, de s’engager contre la fermeture. Le jour de son annonce, si j’attaque les jeunes loups alémaniques qui cassent la baraque de la brasserie fribourgeoise, je m’en prends surtout à l’ancienne direction fribourgeoise de Cardinal, ces «polichinelles mondains qui ont cassé leur jouet»: «La responsabilité de ce désastre leur incombe. En cédant Cardinal à ses concurrents Feldschlösschen, les Fribourgeois programmaient le désastre.»

Derrière Jean-Philippe Buchs, alors chef de la rubrique économique de La Liberté, une bonne partie de la rédaction se lance dans l’affaire Cardinal. Le Parlement fribourgeois aussi qui vote à l’unanimité une résolution contre la fermeture, qui «relève plus du massacre que de la restructuration». Dominique de Buman, syndic de Fribourg, et le Gouvernement fribourgeois s’engagent contre cette «décision inacceptable qui ne tient compte ni des intérêts économiques, ni des intérêts humains du canton de Fribourg et de la Suisse romande». Soutenus par ses dirigeants politiques de gauche comme de droite (les élections sont proches), 10’000 Fribourgeois se réunissent au soir du 6 novembre 1996 pour sauver Cardinal. C’est la plus grande manifestation de solidarité jamais organisée dans la région. Toujours aussi maladroit dans le domaine de l’information, Gérald Stalder le liquidateur en chef de Feldschlösschen, publie un long communiqué le soir même de la «manif». Il maintient sa décision de fermer Cardinal et dit regretter les appels au boycottage, grèves et autres manifestations que cette décision a suscités. Il déplore les déclarations démagogiques de certaines autorités. Il rappelle aussi les projets d’expansion pharaoniques et coûteux de l’ancienne direction et souligne que Sibra a perdu 20 millions de francs depuis sa reprise par Feldschlösschen en 1991. Le bénéfice de 1,9 million du dernier exercice ne permet pas d’assurer l’avenir de Cardinal.

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La Brasserie Cardinal à Fribourg fermée en 2012.  © Ludovic Péron

Le 15 janvier 1997, Feldschlösschen dynamite les négociations ouvertes avec les autorités fribourgeoises pour le maintien de Cardinal. Je commente dans La Liberté: «Et voilà que Walter Hefti, le nouveau président du conseil d’administration de "Feldmachin", jure que la fermeture de Cardinal est définitive. Force est de constater que "Feldtruc" se moque une fois de plus de l’Etat et de la ville de Fribourg. Et pourtant, utilisant le trou de janvier, Dominique de Buman avait établi un catalogue de propositions qui devait améliorer la qualité de Cardinal et permettre à "Feldbidule" de revoir sa stratégie sans perdre la face. La liste des cadeaux fribourgeois allait bientôt prendre la poste lorsque le «Feld-maréchal» Hefti assène son nouveau camouflet. Il faut poursuivre les négociations avec "Felddoubleface", mais avec d’autant plus de prudence que les preuves de sa mauvaise foi s’accumulent. Car sa seule préoccupation semble être de rentabiliser au plus vite les précieux terrains immobiliers que "Feldpognon" possède à Zurich, Fribourg et autres lieux. Les autorités fribourgeoises, qui ont fait des promesses en pleine campagne électorale, doivent les tenir, mais non sans avoir obtenu au préalable de "Feldcombine" des gages de sérieux.»

Le 15 avril 1997, un accord sauve la brasserie Cardinal. En outre, en février 1998, Feldschlösschen annonce qu’il investira 8 millions dans la bouteillerie qui devait être démantelée. C’est une juste prime à la contestation, la première fois qu’un grand groupe revient à 100% sur sa décision de fermer un site de production. La Liberté publie rapidement une brochure sur l’affaire. C’est la chronique «Cardinal». Pour cette revue, nous demandons à plusieurs acteurs de juger notre travail. Furieux contre La Liberté, Gérald Stalder refuse. S’étant senti manipulé de bout en bout par ce quotidien, il devrait être trop critique pour être compris par l’opinion publique fribourgeoise. Il renonce pour ne pas jeter de l’huile sur le feu. Spécialiste de l’éthique des médias, Daniel Cornu écrit: «La Liberté informe avec rigueur, publie enquêtes et reportages, s’emploie à cerner la réalité, sans sortir de son rôle: ce n’est pas elle qui rédige les appels ni convoque les "manifs". Elle laisse les acteurs politiques prendre leurs responsabilités. Elle n’usurpe pas leur place. Elle en alimente la détermination par le reflet qu’elle donne de l’amertume de la population. Critique et miroir ne sont pas nécessairement incompatibles. La Liberté n’était pas à contre-emploi.» Tout autre son de cloche chez Heinner Kleineswefers, professeur d’économie à l’Université de Fribourg. Pour lui, on a peu gagné, beaucoup perdu. Pour une cinquantaine de postes de travail sauvés, on a mis en jeu la renommée et la crédibilité du canton auprès des investisseurs intérieurs et extérieurs. Si les entreprises doivent craindre des difficultés politiques ou autres quand elles veulent quitter le canton, elles n’y investiront pas. Il n’y a malheureusement pas d’estimations sur les emplois déjà perdus, ou à perdre à cause des effets décourageants de l’affaire Cardinal sur les investisseurs. François Gross, ancien patron de La Liberté, ne partage pas cette sévérité: «Le journal s’est bien gardé de donner dans l’action. Il a cependant grandement favorisé l’expression de l’amertume et de la révolte, se faisant, à juste titre, le porte-voix des sans-grades. Quels reproches n’aurait-il pas encourus s’il s’était tenu, froid, à distance de la ferveur populaire? L’avenir dira si Cardinal, comme Lip à Besançon, aura été un mirage». François Gross constate «la fidélité de La Liberté à son orientation fondamentale: la défense de la dignité humaine.» Bref, un commentaire à la limite du journalisme de combat! Quelques années plus tard, Feldschlösschen vendait l’ensemble de ses activités brassicoles aux Suédois Karlsberg, mais, en 2007, Cardinal existe toujours à Fribourg.

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© Flickr

En ce début juin 2000, la justice fribourgeoise se prépare à juger à huis clos Paul Grossrieder, ancien chef de la brigade cantonale des stupéfiants. Pourquoi à huis clos? Parce que la justice veut laver son linge sale en famille. Avec Louis Ruffieux, nous recherchons, «trouvons» et publions quelques jours avant le procès l’expertise demandée au juge cantonal jurassien Gérard Piquerez et au procureur neuchâtelois Pierre Cornu. Elle fait état de dix ans de graves dysfonctionnements de la justice fribourgeoise de 1988 à 1998, durant la période où de nombreuses «affaires» ont défrayé la chronique. Le Gouvernement fribourgeois avait décidé de la maintenir secrète, sans doute pour ne pas nuire à la réputation de la justice en général et du juge d’instruction Patrick Lamon en particulier. Ce rapport publié, le huis clos du procès est levé et Paul Grossrieder est blanchi sous toutes les coutures le 4 juillet 2000. Mais que dit l’expertise secrète? Que, régulièrement, les juges d’instruction ne respectaient pas les droits des parties, ainsi que la présomption d’innocence. Les experts parlent de retards intolérables dans la liquidation des affaires, d’un poids trop lourd de la police qui conduisait en fait l’instruction selon sa propre appréciation et sans véritable contrôle du juge, d’abus de la détention préventive aux fins de provoquer des aveux. Sont également dénoncées les enquêtes illégales menées par la police fribourgeoise en Espagne, la présence inopportune du commandant de la police lors d’auditions effectuées par des juges d’instruction et la guerre existant entre policiers et juges. Nous donnons la parole au juge d’instruction Patrick Lamon qui conteste une partie de l’expertise, parle de faits «faux ou incomplets» et de complot dirigé contre lui. Lamon réserve ses droits quant à cette publication «si précipitée». Personnellement, la divulgation de cette enquête me réjouit, car j’éprouve un certain malaise face aux «affaires» de la police fribourgeoise. Depuis des années, le juge Lamon nous laisse entendre que d’énormes affaires de lessivage d’argent de la drogue sont sur le point de sortir. A chaque fois, la montagne accouche d’une souris. Le journaliste Jean-Philippe Buchs, qui enquête alors pour La Liberté, attend lui aussi le gros coup promis. A cause de ces affaires internationales que l’on nous faisait miroiter, nous avons probablement donné trop d’importance aux actes du juge d’instruction Lamon qui dénonçait les petites affaires de la police fribourgeoise. Nous avons manqué de sens critique à l’égard de ce dernier qui prétendait détenir les clés d’informations monstrueuses. Et il faut dire que le principal défenseur du policier antidrogue Paul Grossrieder, le professeur de droit Franz Riklin, intervenait dans notre rédaction de manière si autoritaire et maladroite qu’il se faisait claquer la porte au nez. Riklin avait probablement raison sur le fond, mais les auteurs de l’expertise déjà citée ne trouvent pas de mots assez durs pour condamner «ses méthodes de justicier». Les experts estiment en particulier que les accusations de collusion proférées par le professeur Riklin envers le juge Lamon et le journaliste Jean-Philippe Buchs ne semblent «pas vérifiées».

En septembre 2002, une enquête est menée dans la plupart des cantons suisses afin de dépister les consommateurs de sites pédophiles. Une après-midi, j’apprends d’une source extérieure au canton qu’une perquisition a été menée au domicile de l’un des plus importants directeurs de collège de la Gruyère. Les policiers sont repartis avec des vidéocassettes, plusieurs ordinateurs, etc. Rapidement, deux autres sources me confirment que ce personnage payait pour consulter le site Lanslide, connu pour ses pages pornographiques et pédophiles. J’interroge le directeur par téléphone. Il reconnaît qu’une perquisition a bien eu lieu chez lui mais m’assure que les policiers sont repartis avec «rien et pas grand-chose». Il assure que les vidéocassettes montraient des relations entre adultes, pas des enfants. Les enquêteurs, reconnaît cet enseignant, lui ont reproché d’avoir payé l’accès à un site pédophile avec sa carte bancaire. Mais il ajoute immédiatement: «Selon eux, cela se serait passé une fois ou l’autre en 1998, mais je ne me souviens nullement d’avoir consulté de telles images qui d’ailleurs me révoltent. Je ne sais rien.» Interrogée, la conseillère d’Etat Isabelle Chassot, cheffe de l’Instruction publique cantonale, affirme tout ignorer de cette perquisition. Elle s’en étonne d’ailleurs. Plus tard, Isabelle Chassot nous rappelle pour nous dire qu’elle rencontrera le prévenu le lendemain matin, «car il a le droit d’être entendu». Le cas échéant, elle jugera de l’opportunité d’ouvrir une procédure administrative à son encontre. Dans tous les cas, elle informera le Gouvernement fribourgeois le lendemain. Toute cette histoire, hautement délicate, doit être traitée avec des pincettes. Nous nous posons de nombreuses questions: faut-il publier immédiatement? Ou attendre, comme nous le demandent les autorités politiques et judiciaires qui souhaitent que nous leur laissions le temps de traiter l’affaire? Mais une telle discrétion ne risque-t-elle pas de donner le temps de noyer le poisson, d’étouffer le scandale? D’autant plus que l’enseignant est politiquement et religieusement «du bon bord»; il passe pour un conservateur catholique solide. D’ailleurs, lui et des amis ne cessent de nous appeler pour éviter une publication. Je décide de publier, mais sans citer de nom, tout en soulignant le problème d’éthique délicat que pose cette histoire: «Il convient de ne pas condamner à l’avance cet enseignant qui a droit comme tout le monde à la présomption d’innocence, ne pas lui lancer la pierre, même s’il s’agit d’un personnage public en contact régulier avec des enfants.» Les retombées de cet article sont épouvantables, d’autant que nombre d’amis de l’enseignant nous ont fait savoir qu’il pourrait se suicider. Nous n’en dormons plus. La presse gruérienne, alors nationaliste en diable, se retourne contre nous, et même l’avocat genevois Charles Poncet qui prêche dans L’Hebdo contre ceux qui veulent tuer la liberté de fantasmer. Je réponds dans La Liberté du 11 octobre 2002: «Ceux dont le pénible devoir est d’analyser l’enfer en images des sites pédophiles restent interdits face à l’actuelle campagne de justification de la cyberpédophilie au nom de la liberté sexuelle, de la liberté individuelle, du droit aux fantasmes. Ils le savent, eux: pour réaliser ces images, il a fallu sacrifier des enfants, les avilir, les tuer deux fois, dans leur corps et dans leur esprit. Payer pour avoir accès à leur déchéance, c’est se rendre complice de leur exécution.» Isabelle Chassot donne une conférence de presse le 30 octobre 2002 et dit son écœurement. Le directeur du Cycle d’orientation de la Gruyère reconnaît avoir stocké des images mettant en scène des enfants victimes d’abus sexuels. Il a donné sa démission avec effet immédiat. L’Etat de Fribourg a ouvert une enquête pour connaître nos sources. En vain.

Souvent, des enquêtes au niveau local ont des retombées nationales ou internationales. Ainsi la première histoire des caricatures de Mahomet que la journaliste Madeleine Joye raconte le 21 janvier 2004 à la une de La Liberté: Pour permettre aux femmes de se baigner à l’abri des regards, l’Association des musulmans de Fribourg loue la piscine du Collège St-Michel, une école publique. Or, la communauté qui occupe ces bains durant quatre heures le dimanche après-midi n’autorise pas les bains mixtes. Les hommes ont droit à deux heures de piscine, et, plus tard, les femmes aussi. En page intérieure, dans un commentaire séparé, Madeleine Joye se demande s’il est admissible qu’une école publique admette que l’on remette en cause des droits acquis de haute lutte, comme, dans ce cas-là, la mixité des bains. Madeleine Joye écrit: «La communauté musulmane a choisi de vivre dans un pays de liberté qui a inscrit dans sa Constitution l’égalité entre les hommes et les femmes. Elle doit en tenir compte si elle veut éviter que ses filles ne grandissent comme des corps étrangers à leur environnement.» Nous publions cette histoire à la une, avec dessin de presse. Notre dessinateur Alex Ballaman nous brosse un portrait très digne du prophète Mahomet partageant les eaux de la piscine de Saint-Michel tel Moïse partageant les eaux de la mer Rouge; les flots soulèvent d’un côté des femmes voilées et de l’autre des barbus en turban, tous en costume de bain et bouée.

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Caricature de Mahomet par le dessinateur Alex Ballman en une de La Liberté du 21 janvier 2004.  © Archives fédérales suisses

Les jours suivants, le journal reçoit une nuée d’insultes et de protestations, dont quelques-unes sont signées donc recevables. La campagne d’indignation est à l’évidence orchestrée, car la même phrase revient dans plusieurs courriels avec les mêmes fautes d’orthographe ou de noms propres. Ainsi, la plupart de nos interlocuteurs s’en prennent à notre dessinateur «Bellman» (pour Ballaman), allant jusqu’à lui envoyer des reproductions de têtes de cochons, le traiter de «chien», de «connard», de «grosse merde», etc. Le vendredi 13 février 2004, nous publions trois pages de ce courrier-fleuve sous le titre: «Jusqu’où peut-on parler des musulmans?» La plupart des messages viennent de France ou du Soudan… Nos interlocuteurs nous rappellent qu’il est interdit de reproduire l’image du Prophète, que la liberté d’expression ne permet pas de se moquer d’un symbole religieux. Nous donnons aussi la parole à Alex Ballaman qui explique que sa caricature de Mahomet est infiniment respectueuse puisqu’il s’est inspiré d’une enluminure tirée d’une copie d’un manuscrit arabe rédigé vers l’an mil par Al-Biruni. Alex n’a fait que copier cette illustration présentée sur WebArabic.com, un site reconnu et dédié à «la découverte de la langue et de la culture arabes». Interrogé par la Télévision romande, Alex Ballaman a déclaré qu’il ne recommencerait pas. Quant à moi, j’ai commenté cet extraordinaire courrier de lecteurs: «Depuis des années, ce quotidien a dû surmonter des obstacles placés sur son chemin par un certain fondamentalisme idéologique ou religieux: ainsi certains catholiques traditionalistes supportant mal l’ouverture de «leur» journal. Et des juifs se désabonnèrent parce que nos correspondants en Israël seraient trop critiques envers Sharon. Ces jours, des musulmans nous sifflent à leur bottes. Nous répondons qu’ils ne toucheront pas un cheveu de notre liberté d’expression. Ici, la charia ne passera pas. Et, pour les musulmans, il y a pire que La Liberté. Engagé pour une politique d’asile généreuse et une meilleure intégration étrangère, notre quotidien donne de l’urticaire aux xénophobes. Opposé à la politique de la canonnière américaine ou israélienne au Proche-Orient, La Liberté n’a plus à prouver son intérêt pour les autres, ni son profond respect pour les juifs et les musulmans, qui sont d’ailleurs aussi ses lecteurs. Parce que nous ne faisons plus la différence, nous refusons absolument de les dispenser de nos critiques.»

Quelques mois plus tard, je rencontre Pierre et Micheline Centlivres, grands connaisseurs de l’Afghanistan et de l’Iran. Ils collectionnent notamment les affiches représentant le prophète Mahomet, réalisées en Iran, à Qom, la ville sainte des ayatollahs. Or, ils viennent de découvrir à Paris la carte postale qui a servi de modèle à l’image du Prophète peint par les pieux Iraniens: c’est une photographie d’un éphèbe dénudé prise entre 1904 et 1906 en Tunisie par le photographe orientaliste allemand Rudolf Franz Lehnert, à l’époque ou Proust et d’autres chantaient l’homosexualité. Je raconte cette histoire sur une page dans La Liberté, avec photographies à l’appui, sans recevoir la moindre protestation, ni la moindre réaction. Depuis, les caricatures de Mahomet parues dans un journal danois ont soulevé des tempêtes dans le monde islamique; plusieurs personnes ont laissé leur vie dans ce tumulte. Mais qui sont ces croyants qui se soulèvent contre des dessins de presse et qui n’ont ni la même ardeur, ni surtout le courage de s’élever contre tous ceux qui, au nom du même Prophète, massacrent des dizaines de milliers de leurs frères et sœurs en islam, en Iraken Algérie, au Maroc ou ailleurs? Je partage l’avis exprimé par Charlie Hebdo lorsqu’il a gagné en mars 2007 son procès pour avoir publié et commenté les caricatures danoises: «Si l’Europe veut conserver l’essentiel de ce qu’elle a su imposer à l’intérieur de ses frontières, la démocratie et la paix, elle a intérêt à être beaucoup plus intransigeante envers les forcenés religieux, qu’ils portent barbe, soutane, kipa ou chemise de nuit.»