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Roger de Diesbach, rédacteur en chef de 1996 à 2004 du quotidien romand La Liberté, est décédé à l'âge de 65 ans, le 21 septembre 2009. © Keystone / La Liberté / Vincent Murith

Contre-pied et contre-courant (21/21)

Dans le dernier chapitre de son livre «Presse futile, presse inutile», Roger de Diesbach (1944-2009) termine son plaidoyer pour le journalisme d'investigation par un bref rappel historique de la situation de la presse francophone suisse, et sur les raisons pour lesquelles il croit en l'avenir de la presse écrite... à condition de lui garder tout son sens, d'améliorer encore sa qualité, son originalité et ses prestations au service de l'information et de l'intérêt général.

La vérité officielle, parfois contestable ou même mensongère, est souvent ennuyeuse. Impossible de résister à la tentation de la vérifier, de la compléter, de la contester s’il y a lieu, de la pimenter. La déformation professionnelle du journaliste d’investigation est d’attacher davantage d’importance aux silences qu’aux messages délivrés. Il est parfois bon d’inverser la lorgnette, de trouver le petit fait divers révélateur qui jettera une lumière différente sur la vérité selon les saints pouvoirs. On ne peut pas faire ce journalisme-là sans esprit critique, sans aller à contre-courant, casser des certitudes, sans prendre le contre-pied des dogmes de l’officialité, sans un sens certain de la provocation. Et tant mieux si cela permet de travailler en s’amusant. Mais le journaliste doit aussi savoir prendre le contre-pied de la presse, si souvent politiquement correcte. Il devrait parvenir à rire de lui-même, à reconnaître ses dérapages, à apprendre de ses erreurs. Des erreurs? J’en ai commis bien sûr. Je me suis parfois laissé emporter par mes causes jusqu’au lobbyisme, pour la défense de Swissair notamment. Des affaires comme celle de Jean-François Bourgknecht ou d’Elisabeth Kopp m’ont appris à me méfier de la presse lorsqu’elle chassait les sorcières en meute. Il faut assurément de l’originalité et un solide esprit de contradiction pour faire ce métier. Donner la parole aux petits, aux victimes, aux sans voix fait la noblesse du journalisme, mais faire parler les méchants est tout aussi captivant. Voici quelques exemples d’informations à contre-courant.

Major dans l’armée suisse, le Zurichois Ernst Cincera traque les gauchistes du pays, les met en fiches et livre des informations à différents clients, dont Nestlé. Inutile de préciser qu’Ernst Cincera est traité comme un pestiféré par une écrasante partie de la presse suisse. Le 28 janvier 1977, comme la publication de son dernier livre est interdite, je lui donne la parole dans la TLM. Après avoir tapé sur son juge d’instruction, «un ancien gauchiste qui aurait dû se récuser», Cincera dénonce les méthodes utilisées par les groupuscules socialo-communistes pour infiltrer les grands partis de gauche: «Ils se camouflent toujours pour garder l’image de l’innocence; ils utilisent sans cesse les termes "paix, liberté, démocratie, progrès" pour atteindre leurs objectifs; pour défendre leurs causes, ils font appel à des tiers jouissant de la confiance de l’opinion, ce qui leur permet de garder secrets leurs objectifs finaux; ils pénètrent les institutions afin de détruire le pouvoir petit à petit.» On m’a reproché d’avoir fait de la publicité pour Ernst Cincera. Mais, en plaçant cet agent de l’ombre sous les feux publics, j’ai peut-être contribué à le démystifier.

Le 20 mars 1979, je publie cette comédie fédérale en trois actes. Premier acte: Jean Ziegler assassine au Conseil national la Suisse colonialiste qui a honteusement profité de l’occupation française du Maroc et de l’Algérie. Deuxième acte: le conseiller fédéral radical Georges-André Chevallaz, chef des Finances fédérales, arrête Jean Ziegler dans les escaliers du Palais fédéral: «Je viens de rencontrer le ministre des Finances angolais. C’est fou ce que cet homme a pu me dire de bien des banques et de l’économie suisses. Il cherche à acheter du bétail suisse et à faire venir nos entreprises en Angola. Des pays comme l’Angola ont davantage besoin d’un soutien économique que de certaines déclarations verbeuses et prolixes.» Ziegler demande dans sa barbe: «C’est qui ce déviationniste angolais?» Troisième acte: l’Angola veut collaborer avec des entreprises suisses. Oui, mais lesquelles? A tout hasard, j’appelle Nestlé à Vevey: «C’est exact, nous avons reçu à sa demande le ministre des Finances angolais. Il nous a demandé de contribuer au développement de l’industrie alimentaire angolaise et, principalement, des produits diététiques infantiles. Nous réfléchissons à ses propositions.»

Les puritains bernois, qui ont passé une bonne partie de l’été à traquer le sein nu dans les piscines, semblent avoir appliqué, bien malgré eux, le principe de Parmentier: «Plus tu caches, plus tu intrigues, plus tu attires le curieux et pousses à la consommation.» C’est en effet ce qui ressort d’une lecture attentive de la statistique bernoise selon laquelle les bains publics de la Ville fédérale ont enregistré l’année dernière une augmentation de plus de 20% du nombre de leurs visiteurs. Publiée en une de la TLM du 15 janvier 1980, cette petite information relève que les bains du Marzili ont reçu 448’000 visiteurs en 1979, soit 100’000 de plus que l’année précédente. Un record absolu. Ces chiffres ne disent cependant pas si cet incroyable accroissement est dû aux baigneurs, aux curieux et autres voyeurs attirés par les poitrines dénudées, ou aux divers puritains venus se rendre compte de «l’étendue du scandale». Je profite de ce fait divers pour rappeler les plaintes en justice, interpellations parlementaires et deux initiatives cantonales lancées en vain contre le sein nu. La dernière initiative avait reçu 14’836 signatures. Le canton de Berne a raté de peu une votation populaire à ce sujet.

Le journaliste de la Télévision suisse romande, Pierre Châtel, est mon ami de toujours. Voici l’article que je lui ai consacré le 12 octobre 1980, pour illustrer la vertu des économies militaires, sous le titre Les godasses à clous de Pierre Châtel: «En 1958, le soldat complémentaire Pierre Châtel reçoit ses premiers souliers militaires, à clous. Il ne les quittera plus. Pierre Châtel, c’est ce journaliste bon vivant, débonnaire et néanmoins talentueux qu’un peu de chance vous permet d’apercevoir sur votre petit écran, à l’heure du Téléjournal. Mais ce n’est nullement l’amour qui lie Pierre Châtel à ses godasses à clous. C’est le devoir. L’homme accomplit fidèlement chaque année quelques jours de service militaire dans les vignes de Lavaux, avec les troupes d’observateurs d’avions. Comme Pierre Châtel, un peu dur de la feuille, a une vue de taupe, ses amis affirment que l’aviation ennemie a toujours un geste chevaleresque à son égard. Elle klaxonne en survolant les vignes vaudoises.» Mais revenons à nos «tricounis», usés, vieillis, racornis. Pierre Châtel tente timidement d’en obtenir une nouvelle paire. Ses supérieurs refusent. Trois jours plus tard, ses 199 livres s’affalent sur le carrelage. Sa main est blessée, contusionnée, des ligaments sont touchés. L’assurance militaire paiera 420 francs. L’année suivante, Pierre Châtel retourne sous les drapeaux. Le premier jour déjà, il glisse et dérape avec une périlleuse élégance. Il exige une nouvelle paire de souliers. Suavement, son supérieur répond: «Vos godasses sont dissuasives, mon cher, elles feraient mourir de rire n’importe quel envahisseur!» Pierre Châtel insiste, quatre jours durant. Il est même d’accord de payer de sa poche, en vain. Durant deux semaines, le cuir racorni ronge ses talons. Aujourd’hui, il fait soigner une double tendinite aiguë. Cela ne se voit pas sur le petit écran, mais il marche sur des œufs. En deux ans, l’assurance militaire a déboursé, pour réparer les dégâts, de quoi acheter dix paires de souliers neufs à Châtel. Un mois après la parution de cet article, le Gouvernement suisse prend un arrêt Pierre Châtel: «Le Conseil fédéral décide d’autoriser le port de souliers civils équivalant aux souliers d’ordonnance, pour remplacer des chaussures militaires hors d’usage.» Il n’y a pas de petites victoires…

«Objecteurs de conscience, détenus militaires de tout poil, ayez pitié du Conseil fédéral, venez purger votre peine au pénitencier militaire du Zugerberg!» Cet appel, je le lance dans la TLM du 3 mars 1981 par esprit patriotique. C’est en effet une question au Gouvernement de la députée du Jura bernois Genevièvre Aubry qui m’a fait découvrir cette perle: «La gestion du seul pénitencier militaire suisse est en effet entravée par un nombre trop restreint de détenus et leur faible capacité agricole», répond le Conseil fédéral. Et de parler de cinq détenus encadré par sept gardes-fortifications, un chef cuisinier et un comptable. Quelque temps plus tard, la Télévision tessinoise se rend au Zugerberg. Elle n’y découvre pas cinq détenus, mais un seul, totalement inadapté aux travaux des champs. Comme il a le rhume des foins, ce sont les gardiens qui fanent.

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Caricature de Barrigue parue le 10 avril 1981 dans la Tribune-le Matin. © Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne

Travailler avec un dessinateur de presse comme Thierry Barrigue peut être hautement explosif, surtout lorsque la provocation de l’article et du dessin s’additionne. Un jour, en pleine crise horlogère, je décide de m’acheter la nouvelle montre Tissot, au magasin, comme tout le monde. Alors que la rue était couverte de publicité pour le dernier modèle de cette marque, je dois attendre trois mois pour la recevoir après avoir répondu à des questions du genre: «Vous la voulez waterproof?» Je fais un billet sur la difficulté d’acheter suisse alors que les montres japonaises font «bzzzz» sur le velours des vitrines. Pour mon malheur, la TLM publie ce billet critique et personnel en information de une, illustrée par un terrible dessin de Barrigue: le vendeur présente une montre en disant: «Achetez suisse!» L’acheteur la jette par terre épaule en disant: «A jeter suisse!» Durant toute la matinée, j’ai reçu plusieurs téléphones de notre directeur Marcel A. Pasche, qui me signalait combien de dizaines de milliers de francs de publicité les horlogers et bijoutiers suisses avaient retirées à la TLM. Malheureusement, j’ai pondu le lendemain un commentaire d’excuses qui n’a fait qu’embrouiller les choses et souligner encore notre erreur: un billet d’humeur doit être présenté comme tel. Il ne peut pas être transformé en information. En cas d’erreur, il faut parfois assumer les critiques, laisser passer le train et se garder d’ajouter un wagon.

En ce printemps 1982, la TLM m’envoie à Varsovie où la loi martiale a été décrétée par la junte militaire arrivée au pouvoir le 13 décembre 1981. Les Polonais parlent de «guerre» et bon nombre de dirigeants de Solidarność sont détenus dans des camps. Je travaille pourtant librement sous ce régime de plomb. J’ai trouvé le truc: tous les matins, je me rends à l’Agence officielle d’information exiger une interview avec un ministre qui n’en donne jamais. J’ai d’autant moins de chance de la recevoir que je présente une lettre de recommandation… d’un ennemi du même ministre. Chaque jour, après le refus officiel, je pars libre comme l’air réaliser les sujets de mon choix. Mieux encore: je suis accompagné par une charmante guide traductrice de l’agence que je paie de manière privée. Elle milite secrètement pour Solidarność. Un jour, elle m’amène chez Michat Krajewski, le plus célèbre stakhanoviste de son pays. Maçon de 14 à 65 ans, il se vante d’avoir inventé la pose des briques à la chaîne. Folklorique, Michat Krajewski? Point du tout. Sa vie a servi de modèle au grand cinéaste polonais Wajda. «L’homme de marbre», c’est lui. Aujourd’hui, les militaires qui dirigent le pays ont nommé cet homme de 78 ans président de l’Association ouvrière des créateurs et de la culture (RSTK), dont le but est de récupérer les nombreux artistes polonais hostiles au régime. Il me chante une telle propagande pour le pouvoir que je le coupe brutalement: «Avez-vous trouvé le temps dans votre vie pour penser au printemps, aux femmes?» La réponse du stakhanoviste Krajewski: «Oui, j’ai écrit cinq livres là-dessus.»

Fin juillet 1982, je découvre dans La Revue militaire suisse un article tout à fait désopilant sur le chant à l’armée: «Une première! Le chœur d’une école d’officiers suisses, celle de Berne, a participé à la Fête suisse de chant 1982 à Bâle. Le colonel vaudois Jean Piot était prédestiné à diriger ce chœur d’officiers, lui qui, comme instructeur ou comme officier instructeur, a toujours fait chanter les Helvètes.» Il m’explique: «Il est indispensable de redonner le goût du chant à nos soldats. Les peuples qui ne chantent plus n’ont pas d’idéal.» Dans l’éditorial de La Revue militaire suisse, le colonel et professeur Jean-Jacques Rapin ne cache pas son enthousiasme devant «cette sonorité colorée et virile». Et d’ajouter: «Le moment est venu de prendre conscience, pour tous ceux qui exercent une responsabilité dans la communauté, de la puissance spirituelle qui émane du chant. Puissance que nous sommes en train d’oublier parce que nous la laissons dans les mains de forces destructrices et dissolvantes de l’âme d’un peuple. Dès lors, cette présence de jeunes officiers au cœur de la Fête suisse de chant fait partie de notre identité, qui débouche sur notre volonté de défense.» Le professeur Rapin est particulièrement ravi de la façon dont les aspirants officiers ont chanté «aveva gli occhi neri, neri», mélodie populaire tessinoise. Son commentaire: «Les yeux noirs n’ont qu’à bien se tenir! La santé réconfortante de ces chants guerriers doit battre en brèche la musique et les chants voluptueux qui, comme le disait déjà le philosophe chinois Sun Tzu, anéantissent la volonté de défense.» Trouvant cette histoire irrésistible, je l’ai publiée sans commentaire. Mais mon ami le dessinateur Barrigue a jugé bon de l’accompagner d’un dessin cruel montrant un chef de chœur habillé en colonel diriger sur un cimetière. J’ai reçu nombre de lettres me demandant pourquoi je tolérais qu’une caricature aussi scélérate illustre mon merveilleux article. Hypocrite, je n’ai pas répondu, mais j’ai compris ce jour-là combien l’ironie d’un article pouvait échapper au lecteur.

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Caricature de Barrigue parue le 23 juillet 1982 dans la Tribune-Le Matin© Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne

Quatre mille bâtiments suisses sont floqués à l’amiante, mais leur inventaire est secret (les revêtements à l’amiante sont particulièrement dangereux car ils libèrent plus facilement les fibres cancérigènes que les autres matériaux à base d’amiante). L’Office fédéral de l’environnement, qui a réalisé cet inventaire, a publié la liste des 73 écoles, piscines et salles de sport suisses floquées à l’amiante, mais a décidé que le reste de la liste devait rester secret. Le 16 août 1985, sur deux pages entières plus la une, je publie dans la TLM la liste secrète de bâtiments romands floqués à l’amiante. C’est l’exemple même d’une fructueuse collaboration: mon ami et complice Richard Aschinger, le très talentueux correspondant parlementaire du Tages Anzeiger, m’a filé la liste romande. Il a publié de son côté la liste des bâtiment alémaniques floqués à l’amiante. Mais je tombe vite sur un os. L’un des bâtiments les plus floqués de Suisse romande est la tour des Imprimeries Réunies que mon éditeur possède en plein Lausanne, et cherche à vendre, dit-on. Ce seul immeuble compte plus de 5’200 m2 de surface floquée. Edipresse n’a pourtant pas censuré cette information et ne m’a fait aucune remarque à ce sujet. Chapeau!

Vous désirez, pour les fêtes de fin d’année, faire une petite ou une énorme surprise à des parents ou amis habitant la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie ou l’Allemagne de l’Est? Alors, une seule adresse: Palatinus Gmbh à Zurich. Dernières délicatesses occidentales, aliments, produits cosmétiques, parfums, lessives, télévisions, vidéos, automobiles, tracteurs, appartements, maisons familiales, argent liquide, la très capitaliste Palatinus se chargera de faire parvenir rapidement vos cadeaux, petits et grands, à vos correspondants d’Europe de l’Est. Et les partenaires de Palatinus derrière le rideau de fer sont «béton», puisqu’il s’agit de services étatisés tout ce qu’il y a de plus officiels, comme la banque PKO à Varsovie. La devise de Palatinus: «Sûr, soigneux, légal.» Avant la chute du Mur de Berlin, je raconte dans la TLM ce système simple qui ridiculise l’idéologie communiste: les capitalistes de nos régions commandent sur de jolis catalogues en couleurs les cadeaux destinés à leurs amis de l’Est et versent la somme correspondante sur un compte de l’UBS à Zurich. Palatinus, qui prend sa petite commission au passage, transmet la commande à ses cinq partenaires officiels des pays communistes mentionnés. Résultat: le Polonais qui jouit d’un bon soutien en Europe de l’Ouest se gavera à Noël alors que ses voisins de palier feront ceinture. Ce n’est pas la première fois que le petit père Marx se retourne dans sa tombe pour une poignée de devises. Car tous les produits de Palatinus sont bien sûr à payer en dollars américains ou devises fortes. Vous pouvez passer directement vos commandes au guichet de Palatinus à Zurich. Le maître des lieux, Max Wolfensberger, parle de plusieurs dizaines de milliers de commandes par an: «Chaque mois, nous vendons deux appartements en Pologne et en Hongrie, et autant de maisons familiales en Allemagne de l’Est. Par Palatinus, vous pouvez même acheter des tombes en pierre naturelle. Il vous en coûtera de 507 à 1’936 dollars.»

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Tribune-Le Matin, 26 décembre 1983. © Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne

Alors que pacifistes et soixante-huitards font tout pour éviter le service militaire helvétique, je publie en cette fin avril 1988 l’histoire de mon ami John de Salis-Soglio, qui a la double nationalité, anglaise et suisse, et qui, de retour au pays, demande à grands cris son incorporation dans l’armée suisse. En vain. Le Service fédéral de l’adjudance vient d’exempter de service militaire ce major professionnel de l’armée britannique. John de Salis a fait recours, et attend depuis plus d’un an une décision du DMF. Pourquoi John de Salis gêne-t-il l’armée suisse? Parce qu’il porte le nom d’une des plus vieilles familles grisonnes qui s’est illustrée lors de nombreuses campagnes européennes et dans la guerre du Sonderbund? Parce que ce professionnel de l’armée britannique a une expérience si peu commune de la guerre et du feu que les fonctionnaires du DMF chargés de prendre une décision en sont désarçonnés? Parce qu’il est ambassadeur plénipotentiaire de l’Ordre de Malte en Thaïlande? Pourtant, de Salis ne veut aucune faveur? S’il veut faire du service pour devenir un bon et vrai Suisse, il ne revendique pas de grade particulier: «Je veux faire comme tout le monde, ni plus ni moins. Je conduis les camions et je pèle fort bien les patates. Comme l’armée suisse va, paraît-il, manquer d’hommes, mes services et mes modestes expériences sont à sa disposition.» Six mois plus tard, c’est chose faite. Le 20 septembre 1988, le conseiller fédéral Arnold Koller lui-même décide d’annuler tous les recours précédents et d’accueillir de Salis au sein de l’armée suisse, qui manque d’expérience de la guerre.

Information BRRI fin novembre l988: «A l’heure où les Etats-Unis présentent leurs nouveaux avions en principe invisibles aux radars, l’armée suisse, elle, se plaint de son système de surveillance de l’espace aérien. Bien sûr, elle dispose du système Florida, un grand œil qui lui permet de percevoir à l’avance toute attaque aérienne qui viendrait de l’étranger. L’ennui, c’est que ces systèmes ultra-sophistiqués ne sont desservis en temps de paix que durant les heures de travail des fonctionnaires, soit de 8 h à 12 h et de 13 h 15 à 17 h 30. Durant la pause de midi, la nuit et les week-ends, les machines de Florida, en veilleuse, ne sont pas contrôlées. Les militaires qui estiment qu’une surveillance de 24 h sur 24 serait un gage de crédibilité de l’armée suisse se heurtent au Parlement qui a interdit l’engagement de tout personnel fédéral supplémentaire. L’aviateur et brigadier Fernand Carrel juge désagréable que des avions de reconnaissance étrangers puissent survoler la Suisse sans problèmes. Est-ce Dieu possible? Sa réponse: «Nous sommes à peu près sûrs que cela se passe. Il arrive que les contrôleurs civils nous signalent de drôles de trucs.»

Un nouveau fusil d’assaut de l’entreprise SIG (Schweizerische Industrie Gesellschaft) équipera l’armée suisse à la fin des années 90. Fin 1986, juste avant Noël, je découvre que la SIG est stupéfaite: entre 5’000 et 6’000 citoyens helvétiques lui ont acheté à titre privé, pour 2’150 francs l’unité, un exemplaire de cette arme qui ne leur sera cependant pas livrée avant le second semestre de 1988. Un bon millier de fils de Tell ont découvert un bon pour un fusil d’assaut sous leur arbre de Noël. Selon SIG, les tireurs suisses ont reconnu les qualités «sportives» de la nouvelle arme militaire.

Choc à la Télévision romande, incompréhension, inquiétude. Depuis 1966, l’émission Table ouvertechaque dimanche à 11 h 30, aborde avec des invités de grands problèmes de l’actualité, de la société. Faute de grandes idées, en ce début d’année 1997, on parle de crottes de chien. Surprise immédiate: l’intérêt des téléspectateurs monte en flèche, le débat est passionné, une avalanche de questions submerge les invités. Presque un record! Les crottes de chien font un tabac que jamais une émission sur les enfants n’a suscité. C’est un grand cri de la solitude. Un compteur automatique permet de l’affirmer: 2’850 personnes ont tenté de poser une question durant cette émission. Onze seulement ont passé à l’antenne. Ces deux dernières années, seule une émission sur «La peur du sida» et une autre sur «Le football à la TV» ont battu les crottes de chiens en recueillant plus de 3’000 questions. Les crottes ont fait mieux que «La Suisse et les réfugiés» et «La catastrophe de Tchernobyl».

Débat autour du sida et du marquage des individus séropositifs sur le plateau de l'émission «La peur du sida» de Table ouverte, diffusée le 4 mars 1990. © Archives RTS

La Suisse prétend qu’elle aurait besoin de deux centrales nucléaires supplémentaires en l’an 2000. Comme elle ne peut les construire chez elle – le peuple n’en veut pas et l’abandon de Kaiseraugst le prouve –, elle les achète en France, par petits bouts. Si l’on additionne les contrats de fourniture de courant de l’Electricité de France (EDF) que s’arrachent les sociétés suisses d’électricité, on constate que deux centrales nucléaires françaises de 900 mégawatts fonctionneront dès l’an 2005 en plein pour la Suisse. A en croire Christian Vambacas, de la Direction régionale EDF Alpes, à Lyon, l’EDF ne pourrait évoquer la force majeure lui permettant de ne plus honorer ses contrats que si un accident ou une défaillance grave devait mettre le réseau national en péril. Et, là encore, EDF ferait son maximum pour honorer ses contrats. Son président n’a-t-il pas juré récemment que les clients étrangers d’EDF étaient aussi précieux que ses clients nationaux. Les compagnies suisses d’électricité qui ont pris une participation dans différentes centrales françaises (Fessenheim, Bugey, Cattenom) ont droit à un pourcentage fixé d’électricité produite. C’est un dû. Question à EDF: pourquoi les Etats construiraient-ils des centrales nucléaires chez eux alors qu’ils peuvent se fournir en France à bon prix? Christian Vambacas se demande à quel point un pays peut se mettre à la merci d’un accident paralysant le réseau de son fournisseur étranger.

Début 1992, le Conseil fédéral justifie l’achat des nouveaux avions de combat américains F/A-18: «Des avions ennemis avec charge nucléaire peuvent être combattus avec succès par des chasseurs d’interception modernes.» Question aux chefs de l’armée: «Si vos nouveaux avions vous donnaient la victoire sur des avions porteurs de bombes nucléaires, où donc tomberaient ses appareils agresseurs? Si c’est sur la Suisse, votre aviation victorieuse ne se rendrait-elle pas coupable d’un terrible autogoal?» Jamais réponses ne furent plus alambiquées: «Il faudra décider des mesures à prendre selon la situation du moment, étudier très précisément la menace concrète, savoir s’il y a vraiment un risque pour que la bombe explose en cas de chute.» Bref, il s’agira de réunir un grand nombre d’informations avant de descendre un avion ennemi qui arrive à la vitesse du son.

En juillet 1992, j’annonce par le BRRI que la France supprime ses missiles Hades: «La Suisse a pris acte avec satisfaction, voire soulagement, de l’abandon par la France de François Mitterrand de son programme Hades, ces missiles nucléaires de courte portée (350 à 480 km) qui menaçaient son territoire. Selon les Affaires étrangères, la Suisse apprécie la disparition de cette menace. Une menace? Le problème a explosé en décembre 1983 dans la TLM par une interview musclée que nous avait accordée le général Pierre Gallois, père de la force de frappe française: «Si les Soviétiques, contre toute attente, engageaient leurs forces en territoire helvétique, la France devrait tenter de les stopper net. Il faudrait tirer sur les cols alpins et jurassiens à partir de Reims et des Ardennes. Evidemment, les retombées nucléaires n’épargneraient pas la Suisse.» Ces propos avaient suscité nombre de réactions et une demande d’explication de Berne à Paris. Alors chef des Affaires étrangères, Pierre Aubert avait déclaré au Conseil national, avec son sens involontaire de l’humour: «Les déclarations de Pierre Gallois ne sont pas tombées dans l’œil d’un sourd.» A son retour à Paris, Gallois avait essuyé les sarcasmes de ses camarades généraux: «On ne peut même plus te laisser aller en Suisse sans que tu y déclares la guerre.» Charles Hernu, alors ministre de la Défense, s’était vexé: «Notre armement nucléaire ne peut pas être considéré comme une vulgaire artillerie de campagne. Qu’un adversaire fasse passer ses chars dans un pays de montagne, cela nous ramène au temps d’Hannibal.»

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Tribune-Le Matin, 11 décembre 1983.  © Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne

Début novembre 1992, nous recevons d’un ami une petite annonce parue dans lInternational Herald Tribune: Rochester Group, une société panaméenne représentée au 7 de l’avenue Pictet-de-Rochemont à Genève, vous délivre pour un montant de 30’000 à 60’000 francs un vrai passeport d’un pays d’Amérique du Sud (Venezuela, Panama, République dominicaine, Belize, Paraguay, Mexique, Chili, Pérou, etc.) Vous remettez à cette société des photos, un certificat de bonnes mœurs de la police et une copie de votre passeport. Vous vous asseyez et recevrez un second passeport, une carte d’identité et un permis de conduire parfaitement valides. Selon Rochester Group, ces papiers sont destinés à des hommes d’affaires ayant besoin de plusieurs passeports (parce qu’ils travaillent par exemple à la fois pour les Etats-Unis et pour Cuba), ou qu’ils sont gênés dans leurs déplacements par leur nationalité, comme les Russes. La société affirme qu’elle refusera la requête si elle a des doutes sur les intentions de ses clients. Mais il est possible de changer de nom sur les nouvelles pièces d’identité «en suivant les procédures légales en vigueur dans les pays d’adoption». Pour se protéger du terrorisme, des clients du Proche-Orient et d’Israël solliciteraient souvent ce service. Une centaine d’intéressés se sont déjà annoncés à Genève. Lorsque le journaliste Yvan Mudry, qui enquête pour le BRRI sur ce curieux marché, me présente son article, je trouve l’histoire trop grosse pour être vraie. Je lui demande de se présenter dans les bureaux de Rochester à Genève et de leur montrer l’article que nous allons publier. Il y va et Rochester en profite pour nous prouver que les passeports qu’il vend ne sont pas des faux, mais des «vrais» vendus par des ministres peu scrupuleux. David Jensden, manager de Rochester, donne la clé de ce commerce: «La possibilité d’acheter un passeport existe dans la plupart des pays, même si on ne le crie pas sur les toits. Si les conditions normales d’octroi de la nationalité ne sont pas remplies, certains ministres peuvent accorder des dérogations. On peut acquérir la citoyenneté italienne en versant 260’000 francs au fonds du parti au pouvoir.» Les jours suivant la publication de cet article, nous recevons un déluge de dénégations des diplomates en Suisse des pays cités, qui demandent cependant à leurs gouvernements et à Berne d’enquêter: «Ces passeports doivent être frauduleux. Si certains de nos ministres collaborent avec Rochester Group, ils transgressent la loi.» L’ange qui passe ressemble furieusement à Noriega

Avant son élection au Conseil fédéral, la jeune conseillère fédérale Ruth Metzler annonce à la Radio romande que, d’entente avec son mari, elle a renoncé à avoir un enfant dès lors qu’elle était engagée jusqu’au cou dans la vie politique. Et alors qu’on lui demande, après son élection, si la maternité est vraiment incompatible avec le Conseil fédéral, elle répond: «Il ne faut jamais dire jamais!» Je commente dans La Liberté du 18 mars 1999 sous le titre: «Un bébé sous la Coupole s’il vous plaît, même tout petit!» «Ah, l’adorable petite phrase, Madame, que d’espoirs, que de rêves ne suscite-t-elle pas! Car, voyez-vous, si nous comprenons fort bien que vous abordiez votre brillante carrière avec l’assurance et le réalisme que vous confère la jeunesse de vos 35 ans, vous auriez pu faire bondir votre cote d’amour comme celle du Conseil fédéral, et la cause de toutes les femmes actives. Imaginons que vous nous donniez un bébé sous la Coupole. Je vois d’ici les six autres "sages", attendris, penchés sur le berceau de cette merveille. Que d’émotion provoquerait ce tendre événement! Le Conseil fédéral en deviendrait soudainement humain. Quant aux femmes actives, souvent, elles sacrifient leur maternité au réalisme et à leurs responsabilités professionnelles. Mais vous, Madame Ruth Metzler, vous êtes justement l’élue d’un Parti démocrate-chrétien qui se pose en défenseur de la famille. Vous pourriez porter votre joli ventre arrondi comme un drapeau, le symbole vivant de vos convictions PDC et féminines (-istes). Vous êtes la mieux placée pour ouvrir une brèche béante dans notre société phallocrate. Brèche dans laquelle pourraient s’engouffrer tant de vos sœurs. Vous êtes la mieux placée pour enfanter la tête haute, en revendiquant congé et assurance-maternité, crèche au Palais fédéral, de meilleures allocations familiales, une baisse de la fiscalité pour les familles, etc. Et personne n’aurait l’outrecuidance de vous refuser le partage de vos lourdes tâches pour le bonheur de votre petit trésor.»

«L’Organisation pour l’unité africaine (OUA) vient d’écrire une incroyable lettre au Gouvernement fribourgeois. Je cite: "Si vous deviez refuser de prendre des mesures immédiates pour protéger vos vaches d’origine en voie de disparition, nous demanderions à l’ONU et à l’Union européenne de prendre immédiatement des mesures de boycott contre toute exportation de viande, de fromage et de crème de la Gruyère." A Fribourg comme au Palais fédéral, c’est le choc. On parle d’une intolérable ingérence étrangère dans nos affaires intérieures. C’est la première fois que l’Afrique nous fait la leçon, et touche à nos vaches sacrées.» Bien sûr, cette histoire que je publie dans La Liberté du 20 octobre 1997 est inventée de toutes pièces pour parler de l’interdiction du commerce de l’ivoire réclamée à grands cris par les Etats occidentaux, les amis des animaux et les écolos tiers-mondistes. Une histoire aussi fausse, probablement, que le slogan selon lequel l’interdiction de l’ivoire sauvera l’éléphant. La prohibition de l’alcool ou de la drogue n’a nullement fait cesser leur trafic. Mais l’a dopé. «Au lieu d’aider les Africains à gérer leurs troupeaux d’éléphants, à lutter contre les contrebandiers, on leur interdit d’exploiter l’ivoire, la principale ressource de leurs aimables pachydermes. Ils devraient brûler les défenses, même lorsqu’elles sont récupérées dans des cimetières d’éléphants. D’accord dans des pays touristiques comme le Kenya, la Rhodésie ou l’Afrique du Sud! Là, les devises des visiteurs devraient largement compenser les pertes sur l’ivoire. Mais dites-moi pourquoi, si ces animaux devaient perdre leur principale valeur marchande, les misérables paysans du Tchad toléreraient-ils que les troupeaux d’éléphants piétinent régulièrement leurs champs de mil? L’interdiction de l’ivoire entraînera des massacres dans la brousse profonde. Et les contrebandiers seront d’autant plus meurtriers que les prix de l’or blanc exploseront. L’exportation de notre bonne conscience d’écolos blancs bien nourris, de notre sens du bien, a souvent des effets pervers. C’est ça, aussi, le néocolonialisme.»

Le 23 février 2006, j’enquête pour La Liberté sur la fin de la prohibition de l’absinthe. Sur place, dans le Val-de-Travers, à la cinquième «bleue», je découvre que l’interdiction de l’absinthe en Suisse, durant un siècle, fut une énorme farce, à l’image de ce pays qui sait si bien faire la morale en préservant ses intérêts. L’absinthe a été interdite en 1907 pour faire plaisir aux femmes abstinentes et aux marchands de vins. Fort bien, mais, enquête faite, durant la prohibition, la Régie fédérale des alcools a vendu 35’000 litres d’alcool pur par an, pour produire de la «bleue» interdite. Mais pourquoi les producteurs clandestins auraient-ils acheté de l’alcool officiel aussi cher à la Confédération? La réponse est générale: «Les résistants achetaient leur alcool en Suisse pour avoir la paix, pour éviter les rafles d’alambics et les amendes de la Régie des alcools, particulièrement vigoureuses à l’encontre des illégaux qui avaient l’outrecuidance d’acheter leur alcool à l’étranger.»

Conclusion: les éditeurs de journaux, ces «grands méchants loups»

En Suisse comme en France ou aux Etats-Unis, les journalistes sont paniqués face aux dangers qui planent sur la presse et sur leur métier. Exemplaire jusque-là, la presse américaine se relève avec la gueule de bois de ses coucheries incestueuses avec les faucons de G. W. Bush et leur scélérate croisade irakienne. Les attentats du 11 septembre expliquent peut-être ces compromissions, ils n’excusent rien. En France, la vague Sarko semble devoir balayer, avec l’appui de pontes de la profession, les rares contestataires de la presse et des médias électroniques. Les résistants comme Marianne ou le Canard enchaîné ne suffisent plus, malgré leurs mérites, à assurer le pluralisme de l’information. Comme dans les pays totalitaires, il faudra bientôt aller sur internet pour rencontrer les derniers esprits critiques. En Suisse romande aussi, la crise est grave, et les 600 journalistes qui ont signé la pétition d’«Info en danger» expriment bien le malaise. Toujours moins de reportages et d’enquêtes! L’investigation et l’esprit critique se perdent alors que les journaux multiplient les concessions à la facilité, aux pouvoirs et aux annonceurs. Nombre d’éditeurs de journaux sacrifient à la mode qui veut que l’on ne croie plus à l’avenir de la presse écrite, ni à son devoir d’information. Certains n’hésitent pas à affirmer que les blogs, ces dialogues ou ces journaux intimes publiés sur internet, vont rapidement submerger la presse écrite. Déjà, affirme-t-on, la bonne information sur le chaos de la Nouvelle-Orléans ou les émeutes dans les banlieues françaises est sortie dans des blogs. D’ailleurs, les jeunes qui ne lisent plus la presse écrite sont des dévoreurs de blogs. Pas un mot sur la misérable crédibilité de l’information véhiculée par internet. Mais certains éditeurs enthousiastes voient dans les gadgets électroniques, et dans les gratuits, des merveilles qui leur permettront demain de diriger des médias sans journalistes. Leur rêve! Et tant pis si le dénominateur commun de ces médias est de véhiculer une information non vérifiée, lacunaire, manipulée. Etrangement, alors que les éditeurs traditionnels ne cessent de pleurer sur la mort proche de la presse écrite et leurs résultats publicitaires en chute libre, nombre d’industriels, de marchands d’armes et de banquiers (Bouygues, Dassault, Lagardère, Bolloré, de Rothschild, etc.) se ruent sur les médias français qu’ils espèrent dompter et transformer en pompes à profit. En Suisse, les éditeurs de journaux restent maîtres chez eux, mais s’adaptent, quitte à sacrifier, en croyant attiser leurs tirages, le rôle essentiel de contre-pouvoir de la presse. Ces éditeurs-là creusent à l’évidence leur propre tombe. Car, si elle est parfois débile, la presse futile est inutile. Personne ne regrettera sa disparition.

Souvent, pour défendre les agences ou journaux pour lesquels je travaillais, ou simplement pour informer sur les bouleversements à venir dans la presse, curieusement un domaine si secret, j’ai dû croiser le fer avec les éditeurs de journaux de Suisse romande. Avec les grands, surtout avec Edipresse à Lausanne, le géant de la presse francophone romande. Avec le groupe français Hersant aussi, qui cherche à racheter des médias suisses à tour de bras depuis que la famille a vendu son empire de presse français à Serge Dassault. Pour l’instant, ces deux mastodontes sont encore heureusement rivaux et se disputent comme chiffonniers chaque fois qu’un média indépendant est à reprendre sur le marché romand. L’ennui, c’est que rien ne dit que ces géants ne finiront pas, un jour noir, par s’allier, si leurs intérêts communs devaient leur dicter un mariage de raison.

Les responsables de ces deux groupes m’ont souvent reproché de crier aux grands méchants loups et de les présenter injustement comme des épouvantails. Pour leur répondre, il m’amuse de rappeler un étonnant petit livre largement oublié, paru en septembre 1980 et intitulé: Le journal d’information: que peut-il? Que veut-il? Son auteur est un éditeur que nous présenterons plus tard. Pour l’instant, appelons-le Ken Wood. Ken Wood écrit: «C’est bien parce qu’il est indépendant que le journal d’information doit prendre le risque de déplaire, en dévoilant des erreurs, en dénonçant certains abus. Certes, la presse d’information cherche à conquérir le public le plus large; elle cherche donc à plaire et surtout à répondre à des besoins; mais son rôle est aussi d’offrir un forum d’idées permanent et d’être de ce fait nécessairement dérangeante.» Rappelant que les journalistes sont les chiens de garde de la politique, Ken Wood affirme que leur devoir est de faire entendre leur voix chaque fois qu’ils discernent un abus de pouvoir ou une entreprise contraire à l’intérêt du public: «C’est un exercice certainement périlleux, et les journalistes, qui ne manquent pas d’user de cette liberté, en abusent parfois. Mais ces abus sont de peu de poids en regard des conséquences politiques et sociales désastreuses qui seraient celles d’une presse aseptisée, consentante, voire entièrement dévouée aux desseins de l’Etat; nous en connaissons à l’étranger de funestes exemples. En ouvrant sa porte à divers courants d’idées, le quotidien d’information devient un puissant facteur de paix sociale, car il provoque un défoulement discret mais constant. L’information doit être la matière brute du journal, poursuit Ken Wood. Mais la maîtrise de l’information implique l’agressivité et l’opiniâtreté dans la recherche, une curiosité toujours en éveil, la volonté d’en savoir plus. Il faut joindre à cela un esprit critique attentif, le courage de ne pas s’en laisser conter, une discipline méthodique de la vérification des sources.» Ken Wood évoque ensuite son métier. Pour cet éditeur, l’expansion d’un journal passe par le fonctionnement harmonieux de l’ensemble de ses services. «Mais pour que cette synthèse de la direction et du journalisme réussisse, le consensus de la rédaction ne suffit pas; il faut encore, et surtout, que l’éditeur exerce son métier dans sa plénitude, c’est-à-dire qu’il ne soit pas qu’un homme d’affaires. Car si le produit journal n’est pas un produit comme les autres, il en découle que l’éditeur ne peut pas être un chef d’entreprise comme les autres. Certes, il sait que l’adaptation du produit rédactionnel au marché constitue le meilleur garant du développement et de la durée de vie de son journal. Il doit également savoir que les journaux qui font une longue carrière sont ceux qui ne se fondent pas sur la prétendue médiocrité du public pour faire un journal médiocre, mais ceux qui offrent toujours plus et mieux que la simple réponse aux besoins exprimés.» Ken Wood explique que la position de l’éditeur est délicate: «Soucieux bien entendu de développer le chiffre d’affaires, il s’efforce d’entretenir avec les annonceurs les meilleures relations possibles; il est ainsi conduit à rendre de menus services, à donner suite à des interventions qui paraissent justifiées. Mais il doit connaître la limite au-delà de laquelle il ne saurait céder quoi que ce soit, sans trahir la confiance de ses lecteurs et de ses collaborateurs; et ce, quels que soient les sacrifices. Il peut arriver qu’un journal change de mains, mais sa dignité ne saurait être monnayée.» Il y a vingt-sept ans, l’auteur de ce petit livre soulignait d’autres points importants:
– «Il est dans l’intérêt même d’un groupe disposant de plusieurs journaux de préserver leur indépendance rédactionnelle et d’entretenir la diversité, soit au sein de chaque publication, soit entre les divers titres dont il dispose. En revanche, les situations de monopole ne sont souhaitables ni pour les éditeurs ni pour le public.»
– «Le tirage est sans doute le témoignage le plus apparent de la réussite, encore que des procédés rédactionnels douteux favorisent parfois le développement de ventes spectaculaires, mais n’abusent rarement plus d’une génération.»
– «Le point de vue des patrons de presse et des journalistes devrait être fondé sur l’idée qu’un "bon" journal est celui qui a conquis son public, tout en servant le bien public. La crédibilité est l’un des éléments fondamentaux de la qualité.»
– «L’éthique consiste aussi à réserver, autant qu’il le faut, des surfaces rédactionnelles à des rubriques dont le taux de lecture est peut-être fort bas, mais dont la présence répond à un devoir d’information, si ce n’est de formation.»
– «Contrairement aux journalistes, les éditeurs sont rarement des professionnels. Le journal est la seule entreprise à la tête de laquelle on croit pouvoir se placer du jour au lendemain que l’on soit professeur, notaire, avocat ou banquier retraité. Et pourtant, l’expérience nous enseigne que, dans ce domaine, le dilettantisme, assorti d’une bonne dose de suffisance, n’a que trop souvent provoqué des catastrophes.»
– «Il ne suffit pas qu’un éditeur soit un bon homme d’affaires. Il lui manquera peut-être le goût de l’information et de la chose écrite (…) La presse n’est vraiment libre que si les éditeurs sont eux-mêmes des hommes libres capables de résister aux pressions.»
– «On a dit le pouvoir des médias exorbitant. Mais vouloir le restreindre parce qu’il se montre souvent inexact ou exagéré reviendrait à trouver l’ignorance préférable. En revanche, les sociétés devenues si délicates ont l’intérêt le plus évident à ce que ce rasoir n’échoue pas entre des mains malhabiles ou malhonnêtes.»

Ce petit livre, précieux, je l’ai largement utilisé au printemps 2005, lors d’un autre séminaire africain destiné cette fois à la formation continue des éditeurs de la presse privée du Bénin. Ce livre a eu un énorme succès… en Afrique. Si je me permets de le citer aussi largement, c’est qu’il répond à mes préoccupations, à mes aspirations. Et que son auteur est bien moins contestable que le journaliste que je suis. Il s’agit de Marc Lamunière, l’ancien grand patron d’Edipresse. Cet homme de réflexion a du fond. Son humour décapant, son originalité (il écrit des romans policiers sous le pseudonyme de Ken Wood et s’est juré de tenir la batterie dans un orchestre de jazz de Lausanne aussi longtemps que possible afin de s’assurer de la parfaite autonomie de ses bras et jambes) lui ont donné la faculté rare de prendre de la distance face à ses propres activités. Ce grand timide m’a toujours donné l’impression de planer sur la vie sérieuse avec une aile emplumée d’autocritique et l’autre de dérision. Nul doute que l’artiste, en lui, s’ennuyât quelque peu. Son ouvrage permet de mesurer le changement de mentalité des éditeurs romands. Le journaliste qui, comme moi, partage toujours les idées de Marc Lamunière, est aujourd’hui brûlé sur le bûcher des états d’âme obsolètes. Face aux jeunes et aux vieux loups qui ne parlent que d’informatique et de distraction, il est bon d’être accompagné par un tel homme dans le paradis des «ringards»… Sous l’impulsion de Pierre Lamunière, le fils de Marc, Edipresse a connu un grand développement à l’étranger, en Espagne, en Pologne d’abord, en Chine actuellement. Edipresse suisse, dirigé par Théo Bouchat, réalise moins de la moitié du chiffre d’affaires du groupe. En bref, Edipresse réserve l’information de qualité au Temps, l’information régionale à 24 heures et à la Tribune de Genève et l’information bas de gamme au Matin, le seul journal populaire romand (il jouit d’un monopole total le dimanche). Edipresse possède aussi de nombreuses autres publications (Bilan, Terre et Nature, Fémina, etc.) et 37,5% du Nouvelliste, quotidien régional du Valais. Fin 2005, Edipresse lance son journal gratuit, Le Matin bleu. Ce départ en solo s’explique: Edipresse, qui exigeait 51% du gratuit romand, n’est pas parvenu à s’entendre avec le grand groupe alémanique du Tages Anzeiger (Tamedia, Zurich), qui a donc lancé en mars 2006 son propre gratuit en Suisse romande: 20 Minutes. Deux gratuits en Suisse romande, est-ce bien raisonnable? Rien ne dit que la presse régionale encore indépendante résistera à la nouvelle ponction que les petits nouveaux ne manqueront pas de faire dans le gâteau publicitaire national, ponction parfois réalisée à des prix de dumping. A noter que les régionaux tirent encore de la publicité plus de 60% de leurs recettes globales. En lançant Le Matin bleu, Edipresse a aussi pris le risque de cannibaliser Le Matin, son propre journal de boulevard, dont les ventes auraient baissé de quelque 10% en 2006 déjà. Plus inquiétant encore, Edipresse vient de fusionner son empire espagnol avec le premier éditeur d’hebdomadaires du pays, RBA Revistas. Mais le groupe romand n’y est pas majoritaire et a dû au contraire licencier 40% de ses effectifs, soit 110 collaborateurs. 24 heures, La Tribune de Genève et Le Matin semaine, hier les vaches grasses d’Edipresse, tirent aujourd’hui la langue. La seule publication du groupe à gagner vraiment de l’argent est Le Matin dimanche. Mais le Tages Anzeiger de Zurich, déjà propriétaire du gratuit 20 Minutes, a fait part de son projet de lancer une édition du dimanche. Il n’en faut pas plus pour que courent des rumeurs de fusion d’Edipresse... Avec Tamedia en mars 2009. 

«Nos journaux ne sont pas à vendre!» L’histoire récente nous a appris la plus grande méfiance face à de telles dénégations. En avril 2002, l’éditeur vaudois Jean-Paul Corbaz jurait ses grands dieux que son groupe de presse (La Presse-Riviera-Chablais à Montreux, et La Presse-Nord Vaudois à Yverdon) n’était pas à vendre. Deux mois plus tard, Corbaz vend ses deux journaux à Edipresse au nez et à la barbe d’Hersant. Au début de l’été 2005, ses deux journaux disparaissent pour laisser la place à un grand 24 heures comprenant désormais plusieurs éditions. Question voyance, Madame Soleil n’a rien à craindre, ce n’est pas Corbaz qui lui fera de l’ombre… En 2001, le groupe de Philippe Hersant, France-Antilles, fait son entrée en Suisse romande en achetant à l’éditeur Jean-Jacques Manz La Côtele petit quotidien de Nyon. En février 2002, j’annonce que Fabien Wolfrath, patron et propriétaire de L’Express et de L’Impartial, les deux quotidiens neuchâtelois, a vendu son groupe de presse au groupe français Hersant. Fabien Wolfrath a omis d’annoncer cette vente à ses propres partenaires au sein de la Société neuchâteloise de presse, société éditrice de l’Express et de l’Impartial. Dont Publicitas, qui détient 28% des actions de la presse neuchâteloise, et pique une grosse colère en voyant Wolfrath, président des éditeurs de journaux romands, «associer sans avertissement l’avenir de ses journaux à un groupe étranger». Ces dernières années, une douzaine de journaux petits et moyens ont été achetés par Edipresse et Hersant. Et de nombreux journaux, souvent prestigieux, ont disparu de la terre romande depuis les années 90. La Gazette de Lausanne a été mangée par le Journal de Genève en 1991. Le journal La Suisse a disparu en mars 1994. Le Journal de Genève a été assassiné en février 1998. Sa fusion forcée avec Le Nouveau Quotidien a accouché du Temps. Dans les cantons, d’autres journaux, trop longtemps restés les mégaphones de partis politiques, comme la très radicale Nouvelle Revue de Lausanne, ont sombré avec leur parti. Le groupe Ringier, de Zurich, propriétaire de L’Hebdo et de L’Illustré suisse, a dû fermer Dimanche.ch, éphémère concurrent du Matin dimanche. L’excellent Bund, de Berne, vendu en 2007 au Tages Anzeiger de Zurich, est en grand danger de disparition.

Hersant est probablement plus dangereux pour la presse romande que le groupe lausannois. Les méthodes qu’il préconise pour contrer la baisse publicitaire frappant la presse écrite romande sont pour le moins périlleuses. Hersant pose problème, non pas parce qu’il est d’origine étrangère, mais parce que Jacques Richard, qui dirige les activités du groupe en terre helvétique, fait profession de cynisme. Reprochant à Publicitas trop de mollesse dans l’acquisition publicitaire, il recommande ouvertement le droit pour les directeurs de publications de faire rédiger par leurs journalistes des articles favorables à leurs annonceurs et d’utiliser ces papiers comme appâts, du genre, en substance: «Combien de pub me donnes-tu si je te fais passer ce bel article?» Si de telles méthodes sont contraires aux règles éthiques de la profession, il n’est pas facile de les combattre dans l’état actuel de délabrement publicitaire des journaux, d’autant que Richard n’est plus toujours seul à encourager ces compromissions. Si, pour survivre, les journaux sacrifient ce qui fait leur grandeur, leur crédibilité, ils se privent de toute légitimité. Extrêmement bien informé, utilisant à l’envi info et intox, Jacques Richard est en état de quête permanente de tout ce qui pourrait étendre son influence et celle de son groupe. C’est la tête chercheuse helvétique de Philippe Hersant, le propriétaire, lui-même installé depuis peu à Genève. Richard se bat depuis des années pour prendre des parts dans le Nouvelliste valaisan. Début 2006, je raconte dans La Liberté et le Nouvelliste les efforts d’Hersant pour déchirer le conseil d’administration du Nouvelliste. Il a proposé à Jean-Marie Fournier, président de Rhône-Média SA, éditrice du journal valaisan, un prêt de 8,4 millions de francs contre ses actions. Le promoteur immobilier de Veysonnaz J.-M. Fournier, qui possède 20% des actions du Nouvelliste, reconnaît qu’il a reçu des propositions d’Hersant mais jure qu’il n’a ni signé le contrat final ni touché l’argent du prêt. Richard de son côté brandit à son habitude des menaces de procès pour éviter une publication. En vain. En réalité, Edipresse et Hersant se livrent une solide bataille pour le contrôle du Nouvelliste par actionnaires valaisans interposés. Autre combat mené en parallèle par le groupe Hersant: la création d’un grand journal de l’Arc jurassien. Il s’agit de regrouper les moyens rédactionnels régionaux de L’Express et de L’Impartial (ce qui était déjà fait sous la houlette d’Hersant), mais aussi ceux des journaux jurassiens, le Journal du Jura de Bienne, et le Quotidien Jurassien de Delémont. Mais ce dernier, farouchement indépendant, a boudé la couche préchauffée par le groupe français, optant pour une voie solitaire faite d’originalité et de qualité. Ce petit portrait de l’édition romande est indispensable, car il prouve que les journaux deviennent des produits et des entreprises qui se vendent comme des bijoux de famille, avec lecteurs et journalistes. Tout rédacteur en chef, tout journaliste doit prendre conscience de ce danger et, en plus de ses tâches rédactionnelles, défendre avec acharnement l’indépendance de son outil de production. Contrairement aux idées de Marc Lamunière, les grands patrons de presse sont devenus des hommes d’affaires comme les autres. Quand ils toussent, c’est toute la presse romande qui peut s’enrhumer.

On se demande si la sinistrose de certains éditeurs quant à l’avenir de la presse écrite est vraiment justifiée. On a déjà relevé que certains journaux (Le Journal de Genève, La Liberté) qui avaient amélioré leur qualité ont vu leurs tirages progresser. Le 6 février 2007, l’Association mondiale des journaux (AMJ), qui représente 18’000 titres dans le monde, affirme que la croissance des journaux est réelle depuis cinq ans et défie les idées reçues. Au niveau mondial, la diffusion combinée des titres gratuits et payants a progressé de 9,95% en cinq ans, et de 2,12% en Europe. Conclusion de l’AMJ: «Cette croissance en plein essor des titres quotidiens dans le monde est largement passée inaperçue par les faiseurs de marché et les experts en médias obsédés par la révolution des médias numériques.» Personnellement, je crois en l’avenir de la presse écrite, mais à condition de lui garder tout son sens et d’améliorer encore sa qualité, son originalité et ses prestations au service de l’information et de l’intérêt général. On ne pourra pas le faire sans les jeunes journalistes, sans les éditeurs. Par le biais des budgets, ces derniers détiennent l’argent, le nerf de la guerre du journalisme d’investigation. En coupant les finances, ils ont les moyens de supprimer la recherche d’information qui, pour être fructueuse, exige du temps donc de l’argent. Certains n’ont pas hésité à couper ce secteur, qui, paraît-il, provoque trop d’ennuis. Il leur reste le vent. Je pense avec Marc Lamunière qu’il n’y a pas de journalisme libre sans patrons de presse libres. C’est pourquoi je termine ce plaidoyer pour le journalisme d’investigation par ce bref état de la situation de la presse francophone suisse. Après vous Mes Seigneurs! Je n’aurais jamais pu réaliser mon travail d’enquête si nombre d’éditeurs, ceux d’Edipresse y compris, ne m’avaient pas procuré le cadre, les moyens et la liberté de le faire. Les lecteurs et les jeunes journalistes méritent au moins les mêmes conditions. La presse doit pouvoir continuer à informer, c’est tout. Ne la cassez pas! Les heurts que j’ai connus avec certains éditeurs de journaux n’y changent rien: les patrons de presse sont d’une importance primordiale pour le bon fonctionnement du journalisme. Ils méritent bien notre plus grande attention.