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Kurt Schilling, «l'espion de l'Emmental», lors de son procès en Autriche à Sankt Pölten, le 19 décembre 1979. © Keystone

Les «Indiens» du renseignement suisse (7/21)

L'organisation armée secrète P26, l'affaire des fiches, le réseau Gladio, les relations avec l'URSS, la Libye, la Corée du Nord... Les années 80 sont marquées par des affaires mettant en cause les Services secrets suisses et étrangers.

Le 16 juin 1980, du haut de la tribune du Conseil national, le conseiller fédéral Georges-André Chevallaz, chef du département Militaire fédéral, est loin de tresser des lauriers à son prédécesseur Rudolf Gnaegi. Question Services de renseignement helvétiques, il lui met la note zéro. Ecoutons-le: «Les bavardages aux Services de renseignement ne créeront pas d’affaire Dreyfus. Il me paraît que, voici quelques années, on a introduit dans ce service, un peu légèrement, un ou deux garçons zélés, parfois intelligents, mais dont l’imagination dépassait la raison. Ils avaient probablement trop lu de romans d’espionnage et s’imaginaient jouer James Bond et l’amiral Canaris. Insuffisamment commandés à l’époque, nous rapportant au demeurant des renseignements médiocres, deux ou trois d’entre eux se sont appliqués à s’espionner les uns les autres, s’adonnant à des jeux d’Indiens pour se dénoncer et rechercher avec ardeur des agents doubles hypothétiques, stimulés encore par l’affaire Jeanmaire.» Chevallaz s’en prend ensuite au conseiller national lucernois Alfons Müller-Marzohlqui dirige la commission d’enquête chargée de faire toute la lumière sur les Services de renseignement de l’armée: «Rien n’est plus facile que de soulever des doutes et d’annoncer des révélations qui ne viennent jamais.» Elles viendront. Depuis l’affaire Jeanmaire, je multiplie les articles sur les Services de renseignement helvétiques. Souvent humoristiques, frisant parfois la grosse rigolade, ils ne furent pas que cela. Contrairement aux affirmations de M. Chevallaz, ces «Indiens» furent parfois dangereux. Pour la démocratie. D’autant plus que le système politique n’avait sur eux aucun contrôle. Sous prétexte de devoir lutter dans l’ombre contre des ombres, ces services, alors dirigés par l’étrange et fantaisiste colonel Albert Bachmann, ont poussé la chasse aux sorcières à l’extrême. S’ils n’étaient pas directement responsables du contre-espionnage et de la lutte contre la subversion (c’était en principe la tâche de la Police fédérale), ces services militaires ont développé une véritable paranoïa contre le péril rouge qu’ils voyaient partout et toujours, surtout d’ailleurs à l’intérieur du pays.

A la mi-décembre 1979, je m’envole pour l’Autriche où la Cour d’assises de Sankt Pölten juge dans la plus douce rigolade l’espion stagiaire suisse Kurt Schillling, venu espionner des manœuvres militaires dans le pays. C’est le procès de celui que toute l’Europe appelle «l’espion de l’Emmental». Dur pour la fierté helvétique… Les huit solides jurés de Sankt Pöltern, rougeauds et narquois, ont fait preuve de bonté. A l’unanimité, ils n’ont infligé que cinq mois de prison avec sursis durant trois ans à cet «espion» de pacotille, la faiblesse de la peine prouvant le peu de credit qu'on lui accordait. Au garde-à-vous devant ses juges, la voix ferme, Schilling avoue qu’il a déjà effectué des missions de renseignement en Allemagne et en Italie. Dans les deux cas, il agissait également pour le colonel Albert Bachmann. Ses propos contredisent Rudolf Gnaegi, patron du département Militaire fédéral de l’époque et supérieur de Bachmann, qui s’était défendu au Conseil national dès l’affaire connue. «C’est une bavure, une exception. M. Bachmann, qui a pris l’initiative stupide d’envoyer Schilling en Autriche pour éprouver ses capacités d’agent de renseignement, a été licencié.» Interrogé par trois juges hilares, Schilling plaide coupable. Son avocat explique que cet espion n’avait rien d’inquiétant: «C’est juste un patriote qui voulait faire quelque chose pour son pays. Mais ce comptable ne ressemble en rien à l’espion de roman. Il est mal équipé, se comporte de façon voyante, rassemble surtout des articles de journaux et prend des photographies déplorables. Il voit d’autant plus mal qu’il a cassé ses lunettes.» Die Presse de Vienne, est vexée: «Pourquoi les espions d’envergure semblent-ils négliger l’Autriche? Parce que le pays ne cache, pas grand-chose. Mais alors pourquoi envoyer un espion lorsqu’il n’y a rien à espionner?» Seule question sérieuse, celle de la Volkstimme qui se demande si Bachmann, qui entretient les plus chaudes relations avec les racistes d’Afrique du Sud, a vraiment envoyé Schilling en Autriche de sa propre initiative.

On est tombé bien bas. Et pourtant, durant la Seconde Guerre mondiale, les Services de renseignement suisses avaient accumulé d’impressionnantes lettres de noblesse. Grâce à Hans Hausamann, major, fondateur et animateur du mystérieux «Bureau Ha», un service privé de renseignements qui a informé les autorités fédérales durant toute la guerre. Adoration de l’élève pour le maître, phénomène de mimétisme, mandat reçu? En 1975, le colonel Bachmann se pare de la crinière du lion et se fait l’héritier du «Bureau Ha» son modèle, son dieu. Il n’en avait pas les moyens, hélas! vu sa nationalité suisse. Décédé le 17 décembre 1974, Hans Hausamann avait-il donné sa bénédiction au bouillant colonel? Mais qui était-il? Quelques jours de recherches aux Archives fédérales et à la Bibliothèque nationale me permettent de dresser le portrait du plus patriote des espions suisses. Début 1981, je le publie en trois volets dans la TLM. Et j’en profite pour défendre cet homme qui passe pour être un grand croqueur de rouges, militariste fanatique et radical musclé devant l’Eternel. En réalité, il a contribué à empêcher la Suisse de tomber aux mains des frontistes, de s’engager sur la voie nazie. Alors que le pays était entouré par les forces de l’Axe et que des voix de plus en plus nombreuses exigeaient que l’Helvétie aryenne trouve sa place dans l’ordre nouveau, lui, le nationaliste Hausamann, combattait inlassablement le défaitisme et contribuait à insuffler au pays une formidable volonté de résistance. Drôle d’homme que ce commerçant appenzellois, né en 1897, qui dirige d’importants magasins de photographie à Saint-Gall et à Zurich. En 1935, cet éditorialiste militaire devient chef du service de presse de la Société suisse des officiers. Dénoncés comme une officine de propagande nazie par des communistes tel Jules Humbert-Droz, les hommes d’Hausamann militent en réalité pour un renforcement de la défense nationale helvétique. Certes, leur chef lutte contre le bolchevisme et la presse qui s’en prend continuellement à l’Allemagne. Mais ce n’est pas sans raison: il a peur de représailles contre une Suisse si faiblement défendue.

En 1935, il crée le «Bureau Ha», un réseau de contacts allant de la Finlande en Italie en passant par Berlin. Avec des amis, il donne 1’600 conférences en Suisse qui, affirme le journaliste historien Werner Rings, ont contribué à faire comprendre la nécessité d’une armée suisse moderne. Bien mieux, il soutient les socialistes qui, en 1936, votent pour la première fois les crédits d’armement. Il estime que tous les Suisses doivent s’unir pour leur défense. Ami personnel de grands socialistes comme Bringolf ou Hans Obrecht, Hausamann devient même en 1938 conseiller militaire de la direction du Parti socialiste suisse. Le 17 juin 1940, la France signe l’armistice et la Suisse est encerclée par les forces de l’Axe. Le conseiller fédéral vaudois Pilet-Golaz, patron des Affaires étrangères suisses, prononce un discours malheureux et démoralisant, compris comme une invitation à la Suisse à s’adapter aux temps nouveaux. Il parle même «du temps de la renaissance intérieure». A la tête d’un groupe de jeunes officiers, Hausamann fait savoir qu’il n’acceptera aucun ordre de capitulation, même venant du Conseil fédéral. Au début de la guerre, le commandement de l’armée est trop content d’annexer le «Bureau Ha» aux Services officiels de renseignements dirigés par le brigadier vaudois Roger Masson. Le «Bureau Ha» gardera néanmoins toute son autonomie et Hausamann ne livrera jamais ses sources à Roger Masson. Il lui fournira cependant 35’000 rapports durant la guerre, annonçant avant tout le monde l’invasion de la Pologne. Le 23 juin 1940, il envoie un rapport prophétique au Conseil fédéral, affirmant que l’Allemagne attaquera l’URSS après la bataille de France et finira par perdre la guerre. Il aurait disposé de 50 sources abondantes et sûres dans le monde entier. Son informateur principal: l’immigrant allemand Rudolf Rössler, fondateur des éditions Vita Nova à Lucerne. Ce dernier a livré des informations si précises que seules trente personnes à Berlin pouvaient les connaître. S’il n’est pas certain que le «Bureau Ha» ait collaboré avec la centrale russe d’espionnage, dirigée à Genève par l’espion Rado, il a fermé les yeux sur ses activités. La Russie n’était-elle pas alors un atout majeur contre les forces de l’Axe? En 1942, Hausamann se brouille avec Masson qui a rencontré le général SS Schellenberg à Waldshut. Il ne croyait pas à la possibilité de signer avec des Allemands des accords de paix dans le dos d’Hitler. De toutes les façons, les alliés ne l’auraient pas accepté. Parlant d’Hausamann, les écrivains français Accoce et Quet ont la phrase suivante: «En terre helvétique, il n’y avait pas beaucoup de Suisses plus hostiles au nazisme que cet homme d’extrême droite!»

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