«Les réseaux de la corruption me tueront si je rentre au Brésil...»

© Gregory Collavini
Ancien responsable de la lutte anti-corruption brésilienne, Protogenes Queiroz a démantelé des réseaux de corruptions se chiffrant en milliards de dollars, dont l'ex-maire de São Paulo Paulo Maluf, l'agence de détective privée internationale Kroll ou encore la famille de l'ex président brésilien Lula. Il a échappé à quatre tentatives d'assassinat et s'est réfugié en Suisse où il espère obtenir le statut de réfugié politique.

C'est l'Eliot Ness brésilien, un policier dont les enquêtes font trembler jusqu'à la présidente Rousseff et son prédécesseur Lula. Or, Protogenes Queiroz a dû fuir le Brésil. Menacé de mort, il a demandé l'asile politique à la Suisse.

Ancien haut dirigeant de la police brésilienne et ex-député communiste, Protogenes Queiroz s’est exilé en Suisse depuis le mois d’octobre 2015. Alors que son pays était secoué par une violente crise politique, cet ancien chef de la section renseignement de la Police fédérale a déposé une demande d’asile auprès des autorités helvétiques. 

Pour s’être attaqué à la corruption dans son pays, cet avocat de formation a tout perdu. Radié des forces de l’ordre, il a été condamné à deux ans de prison pour une simple faute administrative. Il est vrai que le juge qui l’a condamné en première instance avait été incriminé dans une vaste opération anticorruption mise à jour par Protogenes Queiroz. L’injustice a été dénoncée par des hommes politiques, des parlementaires et des dirigeants de la police du plus grand pays d’Amérique du Sud. 

Mais, même si sa peine a été commuée en travaux d’intérêt général, cet Eliot Ness contemporain risque sa vie s’il retourne au Brésil. En mars 2016, sept.info a rencontré en Suisse cet homme menacé qui a survécu à quatre attentats, ce véritable incorruptible qui a fait chuter la maison de l’ancien président Lula.

Protogenes Queiroz, vous êtes considéré comme l’un des justiciers du Brésil, une sorte d’Eliot Ness des temps modernes. Vos investigations sur la corruption qui gangrène votre pays ont notamment fait tomber de son piédestal l’ancien président Lula (2003 et 2010). Aujourd’hui, vous êtes réfugié en Suisse. Pourquoi?
Je suis venu à Genève le 25 octobre 2015 pour participer à une conférence de l’Observatoire de la criminalité organisée dont je suis le président pour l’Amérique latine. Sur l’insistance de mes anciens collègues, de hauts responsables de la Police fédérale brésilienne, qui m’ont averti et conseillé de ne surtout pas bouger, j’ai décidé finalement de rester en Suisse où j’ai officiellement déposé une demande d’asile politique. Je connais ce pays. Je travaille avec les autorités suisses et des organismes helvétiques depuis 2005. Je me sens chez moi ici. D’autant que je vis au Brésil avec une citoyenne suisse.

Que risquez-vous au Brésil?
Si je rentre, je serai exécuté. Ma vie est en jeu. La structure de corruption à laquelle je me suis attaqué veut ma mort. Je détiens trop de secrets et trop de documents à son sujet. La justice de mon pays m’a enlevé la protection dont je bénéficiais en tant que policier. Je n’ai plus le droit de porter d’arme ni d’avoir une voiture blindée ou une escorte personnelle. Donc, j’ai décidé de chercher la sécurité qui m’est nécessaire pour poursuivre mon combat ici en Suisse.

La justice de votre pays vous a condamné à deux ans de prison pour abus de fonction. En principe, vous devriez rentrer, non?
Je dois me présenter le 20 avril devant la justice de mon pays pour purger ma peine. Sinon, elle lancera un mandat d’arrêt international et je risque d’être extradé vers la mort. J’ai vraiment peur. D’autant que des juges que j’avais mis en cause pour corruption sont en embuscade derrière ma condamnation.

Nous y reviendrons plus tard lors de notre entretien. Mais comment expliquer qu’un flic comme vous soit désormais une cible dans un Brésil démocratique et qui va accueillir les Jeux olympiques cet été?
C’est une longue histoire. Je me suis attaqué à des hommes politiques, à des banquiers, à des policiers, à des juges et aux plus grands narcotrafiquants du pays. En février 2015, j’ai pris part à l’une des opérations les plus délicates de la Direction du combat contre le crime organisé de la Police fédérale: Lava Jato ou lavage rapide .

Qu’est-ce que Lava Jato?
Lava Jato est une enquête policière sur la corruption et le détournement de ressources publiques commis par la société pétrolière Petrobras. Elle cible des entreprises du bâtiment et de travaux publics, des banques et des hommes politiques. Les faits incriminés remontent à l’époque du président Fernando Henrique Cardoso (1995-2003) et se sont poursuivis sous l’ère de Lula et Rousseff. En raison de mes investigations précédentes avec les hommes politiques et les juges, ma participation à Lava Jato était très discrète. Quand l’entourage de Dilma Rousseff a découvert que j’avais rejoint les enquêteurs, au début 2015, j’ai été purement et simplement écarté de la police. C’était en avril 2015.

L’enquête se poursuit-elle malgré tout?
Oui, mais j’ai peur que cette opération connaisse la même fin que mes dernières enquêtes anticorruption: destitution du juge, renvoi des policiers et peut-être même assassinats.

Malgré l’énorme scandale des Panama papers qui secoue également le Brésil?
Malgré cela. Cette nouvelle affaire ne me surprend d’ailleurs pas. Quand j’enquêtais sur les réseaux de Lula et Rousseff, mes investigations pointaient déjà vers Panama. José Dirceu, ministre d’État et chef de cabinet du président Lula, y avait notamment dissimulé d’importantes sommes d’argent. Il a été arrêté dans le cadre de Lava Jato. Or il n’était pas le seul à avoir caché des fortunes dans ce pays d’Amérique centrale. Il y avait d’autres ministres et des juges de la Cour suprême. Ce qui est étrange, en revanche, c’est que pour le moment les noms de Lula et Rousseff ne sont pas sortis dans les Panama papers.

Mais revenons à vous. Depuis combien de temps, luttez-vous contre le crime organisé?
J’ai commencé à combattre la corruption et le crime organisé dès mon entrée en fonction dans la Police fédérale, en 1999. J’avais une modeste expérience en droit financier, économique et bancaire. J’ai alors été transféré à la Direction des opérations pour combattre le blanchiment d’argent et l’évasion de devises. Quand j’ai débuté, il n’y avait au Brésil que cinq policiers affectés à l’analyse des grandes opérations financières et bancaires. Nous n’avions pas d’experts ou de cadres spécialisés.

Pourquoi cette lutte? Vous auriez pu tout aussi bien mener une carrière tranquille d’avocat… Pour une raison simple: à mes yeux, c’est la menace principale qui guette une démocratie. A chaque fois, le manque de transparence et de sécurité fragilise la société et crée un climat délétère. Je me suis aperçu que derrière tous les délits financiers, il y a toujours la corruption.

Et pourtant, aujourd’hui, le monde n’a plus que le mot «terrorisme» à la bouche…
A tort.

Pourquoi?
Parce que la corruption est la matrice de tous les crimes. J’ai pu le comprendre au Brésil où ce cancer a attaqué notre fragile démocratie dès les années 1990.

Dans quel cadre?
Après la fin du régime militaire, le président Fernando Henrique Cardoso a lancé un vaste programme de privatisation d’entreprises stratégiques et d’une partie des richesses nationales qui a donné lieu à un véritable pillage. Dans le même temps, on a assisté à la création d’une structure de corruption composée de banquiers, d’industriels et de financiers.

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Hildebrando Pascoal surnommé le «député à la tronçonneuse». © DR

Et de politiques…
Ma première grosse enquête, l’opération Seringueira (arbre à caoutchouc), visait effectivement l’organisation criminelle du député et ancien colonel Hildebrando Pascoal surnommé le «député à la tronçonneuse». Je vous laisse deviner pourquoi. Hildebrando était à la tête d’un groupe extrêmement violent qui trafiquait de la drogue dans le pays et à l’international, détournait l’argent public et avait recours à la corruption. Il était lié aux narcoguerrilleros des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Chaque mois, son organisation exportait une tonne et demie de cocaïne à destination de l’Europe et des Etats-Unis. Son chiffre d’affaires en 1999 était estimé à des centaines de millions de dollars. Nous avons arrêté 50 personnes, toutes étaient membres de structures étatiques. Il y avait des policiers militaires ou civils, des tueurs à gages placés sous l’autorité du commandant militaire de l’Etat de l’Acre, à Rio Branco. Hildebrando Pascoal a été condamné à plus d’un siècle de prison. Mais cette affaire n’est rien par rapport au pillage des ressources publiques.

Vraiment?
Je m’en suis aperçu quand on m’a confié ma mission suivante à Foz do Iguaçu, dans l’Etat du Paraná, à la frontière avec le Paraguay, l’Argentine et l’Uruguay. Je suis arrivé dans cette ville, le 2 janvier 2000 et je suis tombé sur la plus grosse organisation de blanchiment d’argent sale et d’évasion fiscale d’Amérique latine. Une organisation multinationale avec des relais jusqu’en Suisse. J’ai coordonné une importante investigation: l’opération Macuco (le Tinamou solitaire, une espèce d’oiseau sud-américaine).

Protogenes Queiroz: «Un détournement d'argent public de l'ordre de 124 milliards de dollars.»

Comment fonctionnait cette organisation?
L’argent sortait du pays de manière totalement illégale par l’intermédiaire de comptes CC5, des comptes bancaires que seuls pouvaient ouvrir les étrangers non-résidents au Brésil. Dans le cas présent, ils venaient chez nous, sous prétexte d’investir, et retournaient dans eux avec l’argent dérobé. 
D’un point de vue économique, les comptes CC5 auraient pu être très profitables à notre pays s’ils n’avaient pas servi à la corruption, à blanchir l’argent du narcotrafic international, à financer la contrebande d’armes, les kidnappings et même des attentats terroristes. Pas étonnant d’ailleurs que tous les services secrets du monde soient présents dans cette région. Certains ont même essayé de me recruter. J’ai refusé. Je suis au service du peuple brésilien.

Vous êtes chargé des enquêtes les plus délicates du pays. Et au fil de vos enquêtes, vous tombez sur des poissons toujours plus gros comme le milliardaire russe Boris Berezovsky, impliqué dans un vaste réseau de blanchiment d’argent, ou Paulo Maluf.
J’ai personnellement arrêté Berzovsky qui m’a demandé ensuite d’assurer sa sécurité, ce que j’ai refusé. Quelques temps plus tard, il était assassiné en Angleterre. Quant à Paulo Maluf, il était impliqué dans le cadre d’une affaire de détournement de plusieurs milliards de dollars d’argent public à travers des entreprises de construction.

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Paulo Maluf, ancien gouverneur, puis maire de Sao Paulo, est un politicien de premier plan au Brésil. © DR

Qui est Paulo Maluf?
C’est l’actuel dirigeant du PP-Partido Progressista et héritier de l’ARENA, le parti au pouvoir durant la dictature militaire. Ancien gouverneur, puis maire de Sao Paulo, c’est un homme politique brésilien de premier plan, député fédéral au Congrès national, et membre de la Commission de destitution de la présidente Dilma Rousseff. Il a même failli devenir président de la République. Il représente ce qu’il y a de plus conservateur dans la droite brésilienne. Mais c’est surtout l’archétype du politicien corrompu.

Qu’avez-vous trouvé contre lui?
Sur un seul de ses comptes en Suisse, nous avons découvert un dépôt en cash de plus de 130 millions de dollars. Cette affaire a servi de révélateur pour le marché bancaire suisse qui jusqu’alors s’autoprotégeait. Après… les acteurs du marché financier international, notamment en Suisse, ont commencé à faire attention à certaines opérations suspectes.

Que s’est-il passé?
Grâce à ses protections au sein de la Cour suprême, Paulo Maluf a toujours réussi à éviter la prison même s’il a été condamné en Suisse et aux Etats-Unis pour blanchiment d’argent. Pire, à la suite de l’émission d’un mandat d’arrêt international, il est recherché par Interpol. Or il vit toujours libre comme l’air. C’est un exemple de la puissance de mes ennemis. Une raison de plus pour justifier l’asile politique en Suisse. D’autant que dans le cadre de l’opération Macuco, nous avons pu compter sur la collaboration très étroite et poussée des autorités helvétiques. Elles nous ont permis de récupérer quelque 200 millions de dollars.

Dans les années 2000, vous prenez la direction des opérations sensibles du Service de renseignement de la Police fédérale où vous restez pendant seize ans. Responsable des opérations secrètes, vous travaillez en contact direct avec différents ministères et la présidence de la République. Quel est alors le degré de corruption de l’administration, de la police et de la justice?
Il est abyssal. Dans chacune de nos enquêtes, je suis tombé sur des hauts fonctionnaires, des juges, des policiers et des hommes politiques corrompus. Ce réseau s’appuie sur des banques publiques chargées de sécuriser les transferts de milliards de dollars provenant de la corruption, de la contrebande d’armements, du narcotrafic ou du terrorisme. Nous avons aussi pu mettre en évidence la présence d’organisations mafieuses comme les Triades chinoises que nous avons combattues durement.

Jusqu’où va cette gangrène?
Lors de l’opération Satiaghara (étreinte de la vérité en sanskrit), de très hauts responsables de la Police fédérale, du Ministère public, du ministère de la Justice et même le président de la Cour suprême fédérale ont tenté de bloquer nos enquêtes. Il y a également d’importants réseaux de corruption au sein de la justice brésilienne. J’en ai identifié plusieurs lors de l’opération Anaconda qui visait une dizaine de hauts magistrats et juges de la Cour suprême. Ils vendaient leurs verdicts et leur clémence aux criminels.

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Police fédérale brésilienne. © DR

Un exemple?
Le juge fédéral José Carlos Rocha Matos était chargé de superviser l’enquête sur l’assassinat cruel le 20 janvier 2002 de Celso Daniel, trésorier de la campagne du président Lula. Il a été arrêté pour avoir détruit des preuves contre les assassins de Celso Daniel. Dans cette affaire, sept personnes ont été assassinées: deux policiers chargés de l’enquête et cinq témoins. Nous avons également démasqué d’autres magistrats, dont Ali Mazloum qui a pourtant échappé à toute poursuite judiciaire. Par la suite, ce dernier m’a attaqué en justice et a obtenu ma condamnation à deux ans de prison pour violation du droit de réserve. J’a été poursuivi parce que des journalistes avaient filmé l’arrestation d’un inculpé durant une de mes investigations.

Alors même que vous avez rempli les caisses de l’Etat brésilien grâce à vos enquêtes…
Effectivement, lors de l’opération Anaconda nous avons récupéré 19,4 millions de dollars dans les banques suisses. Une enquête importante. Avec Anaconda, qui s’est terminée en 2003, nous pensions en avoir fini avec la corruption de la justice. A tort. Quatre ans plus tard, nous avons lancé une autre opération, nom de code Hurricane, dans les Etats de Rio de Janeiro, São Paulo, Bahia et le District fédéral. Nous avons arrêté des juges fédéraux, le procureur régional à Rio, et l’un des responsables de la Cour supérieure de justice, Paul Medina. Cet exemple permet de mesurer le degré de difficultés auxquelles je me suis heurté dans toutes mes enquêtes. Il démontre la corruption de la justice brésilienne qui a fini par avoir ma tête.

Et les hommes politiques?
Les politiciens sont à la merci des entreprises et sociétés qui les financent. Les industriels leur disent: «J’ai payé votre campagne, maintenant vous devez travailler pour moi. Vous êtes mon employé. Vous n’êtes pas celui de l’Etat brésilien. Vous n’êtes pas le représentant du peuple brésilien. Vous êtes le représentant de Citigroup, de la banque Chase Manhattan ou de BNP Paribas, ou celui de grands groupes.»

Comment agir quand la corruption gangrène vos propres services?
C’est compliqué de devoir combattre la corruption en sachant qu’elle est omniprésente à vos côtés, dans la structure même de la Police fédérale. Il faut prendre des précautions, compartimenter les informations, créer différents degrés d’accès. Quand j’étais coordinateur général du renseignement, j’étais le seul à détenir toutes les données concernant les opérations en cours. Les autres agents possédaient des bribes d’information. Personne d’autre que moi n’avait de vision globale. Chacun de mes hommes avait un nom de code afin d’assurer sa sécurité personnelle. Ils s’en servaient même dans les rapports avec leurs propres collègues, avec les procureurs ou les juges d’instruction. Il me fallait tout cloisonner parce que même le procureur de la République était harcelé par cette structure corrompue. Je ne pouvais donc pas faire confiance à la justice non plus. Je me suis aperçu à plusieurs reprises que des informations que j’avais recueillies étaient communiquées au réseau auquel je m’attaquais par le magistrat qui supervisait mon enquête. Il est extrêmement dangereux, compliqué et difficile de travailler dans ces conditions. Quand je commençais une enquête, je savais que les réseaux essaieraient de me corrompre, de corrompre ma structure. Je savais que tôt ou tard, certains de mes hommes seraient approchés par les réseaux de la corruption.

Protogenes Queiroz: «L'un de mes fils a été séquestré.»

Et si la corruption ne fonctionne pas…
Ils ont recours à la violence. On a menacé ma famille, essayé de me tuer. J’ai appris à vivre avec le danger et les menaces. Cela m’a transformé. J’ai changé en permanence mes horaires, mes habitudes, parfois aussi mon identité. J’ai déménagé et adopté une vie monacale. J’ai vécu seul, avec très peu de contacts extérieurs. Il faut avoir un caractère bien trempé pour faire face à ce type de situation. L’influence de la corruption et de la criminalité organisée est telle que les enquêtes de mes collègues de la Police fédérale pour identifier les auteurs de ces crimes ont été bloquées et n’ont pas abouti.

L’argent de la corruption passe souvent aussi par la Suisse.
L’argent sale a commencé à quitter le Brésil à destination de la Suisse et d’autres paradis fiscaux comme le Delaware ou les îles Caïmans dès le début du processus de privatisation. Pourquoi la Suisse? A l’époque, il s’agissait d’une place bancaire au-dessus de tout soupçon et réputée inviolable. Il était possible d’y envoyer une grande quantité d’argent sans que personne n’en sache jamais rien. On disait que «ceux qui avaient un compte numéroté en Suisse ne seraient jamais identifiés et resteraient toujours millionnaires».

A quoi a servi la place financière helvétique?
La place bancaire suisse a été utilisée pour cacher des milliards de dollars volés à l’Etat brésilien. L’argent provenait de travaux d’infrastructure publics surfacturés, d’entreprises étatiques bradées à vil prix à des grands conglomérats internationaux, avec en retour le versement de commissions à des politiciens, des banquiers ou des juges. Au début, les instances helvétiques refusaient de nous aider et nous répondaient: «Ici en Suisse, nous ne gardons pas d’argent en provenance du narcotrafic, du trafic d’armes, de l’argent public détourné ou de l’évasion fiscale. L’argent qui arrive ici est propre.» Nous avons dû prouver le contraire. Nous avons démontré que la place bancaire helvétique n’était pas seulement victime de ce système criminel transnational, mais qu’elle était aussi une composante de cette structure criminelle. La Suisse était la destination finale de l’argent sale.

Et aujourd’hui?
Les autorités helvétiques ont fini par reconnaître la participation de leur système financier au blanchiment de l’argent sale brésilien. Pour la première fois en 2001, la Confédération a commencé à collaborer avec nous dans le cadre de l’affaire Maluf. C’était après les attaques du 11 septembre. A l’époque, tout cela était encore artisanal. Nous avons reçu des montagnes de papier, des tonnes de cartons bourrés d’extraits bancaires, de documents Swift, d’ordres bancaires. Nous avons dû faire un travail manuel pour pouvoir identifier les opérations. La Suisse a envoyé les documents parfaitement classés au ministère de la Justice brésilien. Ce dernier ne m’y a donné accès que quatre ans plus tard. Et quand je les ai obtenus, tout était en désordre et les pièces principales avaient disparu.

La police suisse vous a aidé sept ans plus tard.
Oui, dans le cadre d’une vaste enquête de corruption orchestrée par la multinationale Alstom. Ce n’est pas tout. En décembre 2015, la Suisse a envoyé au Brésil toutes les informations bancaires qu’elle possédait sur Petrobas dans le cadre de l’opération Lava Jato. Le procureur Bernard Bertossa que j’ai rencontré dans le cadre d’un séminaire a beaucoup fait pour faciliter la coopération entre la Suisse et le Brésil.

Quelles étaient vos relations avec le président Lula?
Le Président Lula succède à Fernando Henrique Cardoso en 2003. A l’époque, en tant que responsable de la direction du renseignement de la Police fédérale, j’avais parmi mes missions officielles la protection de la présidence de la République. A peine arrivé au pouvoir, Lula a désigné un nouveau directeur général de la Police fédérale, qui a lancé une vaste enquête contre la criminalité organisée et le détournement d’argent public. Le nouveau patron a alors monté une unité d’élite. Le Brésil avait besoin d’une police plus forte, tournée principalement vers la protection de l’Etat, une police républicaine. On nous a dotés des infrastructures, équipements et ressources nécessaires. J’ai été nommé chef de la division renseignement de la police en charge des opérations spéciales. Nous protégions, entre autres, Lula des chantages et des menaces mafieuses. Il s’agissait d’un travail ardu et complexe, très dangereux. Nous étions obligés de travailler avec des gens en contact avec la corruption. C’était d’autant plus compliqué que ces derniers étaient partout jusqu’à l’intérieur de la Police fédérale, de la justice, du Ministère public et de la présidence.

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L'ancien président brésilien Lula. © DR

Quels étaient les réseaux qui menaçaient Lula?
Nous avons lancé l’opération Chacal qui nous a permis d’identifier une menace émanant de Kroll, la principale agence de renseignement et de détectives privés de la planète. Ce cabinet américain recrute ses enquêteurs parmi les anciens agents de la CIA, du FBI, de différentes polices et services de renseignement du monde entier. Nous avons découvert que Kroll espionnait Lula. Nous sommes tombés sur des écoutes clandestines visant la présidence. Nous avons perquisitionné les locaux de Kroll au Brésil, arrêté ses principaux dirigeants qui ont été poursuivis par la justice. Condamnés en première instance, ils ont tous été acquittés en appel ou par la Cour suprême qui a annulé toute notre enquête. Kroll Brasil opérait avec la complicité de Daniel Dantas, l’un des plus puissants banquiers du pays. Il a été l’objet de ma plus grosse opération, celle qui a entraîné ma chute: l’opération Satiaghara que j’ai dirigée de 2004 à 2008.

En quoi consistait Satiaghara?
Il s’agissait d’une vaste investigation sur des détournements de fonds publics, de blanchiment d’argent et de corruption dans le cadre d’une colossale affaire de télécommunications portant sur un montant de trois milliards de dollars.

Comment débute-t-elle?
Peu après l’arrivée de Lula au pouvoir, un groupe de banquiers et d’hommes d’affaires internationaux menés par ce Daniel Dantas a entrepris d’unifier les grandes entreprises de téléphonies brésiliennes. L’idée: créer un géant de la téléphonie en Amérique latine pour le revendre avec un copieux bénéfice. C’était une affaire à plusieurs milliards de dollars qui devait être cédée au magnat mexicain Carlos Slim, quatrième fortune mondiale. De grands groupes internationaux comme Telecom Italia ou la banque américaine Citibank étaient aussi sur le coup. Nous avons découvert que, lors du processus de regroupement, de très importants détournements de fonds à hauteur de cinq milliards de dollars ont eu lieu grâce à des entreprises fantômes endettées. En gros, l’Etat payait la facture et les mafieux empochaient les gains.

Quels étaient vos rapports avec Lula?
Pendant l’opération Satiaghara, j’avais des rapports indirects avec le président Lula à travers le directeur général de la Police fédérale. Après que j’ai remis mes deux premiers rapports, ce dernier m’a dit: «Le président Lula insiste pour que ces documents ne fuitent sous aucun prétexte. Tu ne dois pas les communiquer à tes supérieurs ni à tes hommes, encore moins à l’extérieur.» Lula avait peur pour sa sécurité personnelle et redoutait les pressions politiques si l’opération était rendue publique. Au début, il m’a appuyé. Il m’a donné les moyens indispensables à mon travail. Lors d’un voyage en Haïti, il en a parlé à mots couverts à des journalistes affirmant que son grand combat contre la corruption venait de commencer et que le délégué fédéral chargé de le mener, moi donc, était «sur la bonne route». Mais une fois rentré au Brésil, tout a changé.

Que s’est-il passé?
Les suspects et prévenus de Satiaghara ont fini par gagner. Le fils du président Lula, Fábio Luís Lula da Silva connu aussi sous le nom de Lulinha, a bénéficié à travers sa société Gamecorp de versements suspects. A partir de là, le président a été lui-même happé par le système de corruption. L’affaire Gamecorp a servi de prétexte pour le faire chanter. Lula a cédé à la pression et a investi dans l’opération plus de cinq milliards de dollars sortis des caisses publiques avant de modifier la législation du secteur télécoms par décret présidentiel, ce qui a facilité la naissance du géant de la téléphonie, Telemar. Il a remplacé le directeur général de la Police fédérale qui appuyait mon enquête par un homme «aux ordres». Il est allé encore plus loin, en changeant de ministre de la Justice. Satiaghara a été démantelée petit à petit. Les écoutes téléphoniques révélaient des contacts entre l’entourage de Lula et certains accusés. J’ai commencé à être menacé, les policiers de mon équipe également.

Comment s’est terminée l’affaire Satiaghara?
Mon nouveau supérieur m’a ordonné de liquider l’enquête. Malgré tous les obstacles, j’ai quand même pu appréhender le banquier Daniel Dantas qui avait tenté de corrompre des policiers fédéraux. L’arrestation a eu lieu à l’issue d’une mission d’infiltration entièrement filmée. Daniel Dantas a été condamné en première instance à dix ans de prison, six millions de dollars d’amende et la saisie de plus de trois milliards de dollars dans des paradis fiscaux, aux îles Caïmans et dans le Delaware. En dépit des pressions et des menaces, j’ai réussi à boucler Satiaghara: 24 personnes ont été renvoyées devant les tribunaux. Mais le 8 juillet 2008, la Cour suprême brésilienne a annulé toutes les poursuites pour vice de forme. Les prévenus ont été libérés.

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Daniel Dantas, banquier qui a tenté de corrompre des policiers fédéraux. © DR

Et votre vie est devenue un véritable enfer.
J’ai échappé à quatre attentats. Les trois premières fois, des tueurs m’ont mitraillé et, en dernier ressort, ils ont tenté de me tuer en piégeant ma voiture avec une bombe. J’ai eu beaucoup de chance. Ma famille a été également terrorisée. Ils ont enlevé mon fils de 14 ans, à la sortie de l’école. J’ai réussi à le libérer. Finalement, j’ai dû l’envoyer à l’étranger. Professionnellement, j’ai d’abord été mis au placard, puis en congé de la police. Je me suis alors présenté aux élections et j’ai été élu député fédéral sur les listes du Parti communiste brésilien. Au cours des quatre ans durant lesquels j’ai siégé au Parlement, j’ai continué mon combat contre la corruption en participant à diverses commissions d’enquête. Je me suis représenté, mais je n’ai pas été réélu à la suite de fraudes massives organisées par la société chargée des votes électroniques. Une société dirigée par l’un des anciens responsables de Kroll, que j’avais poursuivie dans le cadre de l’opération Chacal. J’ai été attaqué en justice pour violation du secret professionnel et condamné par un juge de la Cour suprême à deux ans de prison. Cette peine a été commuée en travaux d’intérêt général. Résultat: j’ai été déchu de mes droits politiques pour huit ans et radié des cadres de la Police fédérale.

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Ali Mazloum, l’un des magistrats visés par l’opération Anaconda. © DR

Le juge qui vous a condamné est une vieille connaissance…
Oui, il s’agit d’Ali Mazloum, l’un des magistrats visés par l’opération Anaconda. Normalement, ce juge n’aurait jamais dû s’occuper de mon affaire. Il aurait dû être récusé pour légitime suspicion. Mais cela n’a pas été le cas. Pire, son verdict a été confirmé par trois juges de la Cour suprême. 
La Chambre des députés s’est insurgée et a déposé une action directe d’inconstitutionnalité relative à mon jugement. D’une part, le juge était suspect. D’autre part, selon la Constitution, j’aurais dû être rejugé par onze juges et non par trois, comme cela a été le cas. La Cour suprême n’a à ce jour pas encore rendu sa décision. L’Association nationale des délégués de la Police fédérale a aussi protesté contre ma condamnation et réclamé mon amnistie. 37 dirigeants politiques ont enfin déposé un projet de Loi d’amnistie, qui est bloqué au niveau du Congrès national.

C’est donc une affaire nationale?
Absolument.

Comment voyez-vous votre futur?
J’ai été accueilli à bras ouverts par d’anciens collègues suisses et par des professeurs de l’Université de Genève, qui m’ont invité à suivre un Master en droit économique auquel je me suis inscrit. Au Brésil, je cours un risque concret. Je suis certain que les autorités helvétiques sauront l’évaluer.