Le retour du puritanisme

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Une véritable chasse aux sorcières déferle depuis 2015 sur les institutions culturelles américaines: universités, fondations, musées, médias... Menacés de lynchage par des accusateurs souvent anonymes qui savent user des réseaux sociaux, professeurs et journalistes ayant risqué un mot de trop finissent par perdre leur emploi, leurs amis et leur réputation. C’est ce que d’aucuns appellent la «cancel culture» (culture de l’effacement).

«En ce temps-là, il n’y avait pas grande distance entre la porte de la prison et la place du marché. A la prisonnière, le parcours parut cependant très long.» Ainsi s’ouvre l'histoire d’Hester Prynne, contée par Nathaniel Hawthorne dans son roman le plus célèbre, La Lettre écarlate. Comme le savent ceux qui ont lu ce classique américain, le livre commence alors qu’Hester vient de donner naissance à un enfant hors mariage et refuse d'en nommer le géniteur. Par la suite, elle est condamnée à porter un A écarlate – pour adultère – épinglé sur sa robe pour le restant de ses jours et à subir les railleries de la foule: «Chaque pas que faisaient ceux qui se pressaient pour la voir lui était une agonie, comme si son cœur avait été jeté dans la rue pour être piétiné par tous.» Dans son village proche de Boston, elle vit ostracisée. Personne ne la fréquente, pas même ceux qui ont secrètement commis des péchés similaires, y compris le père de son enfant, le très pieux prédicateur de la communauté. La lettre écarlate produit «l'effet d'un sortilège, la soustrayant aux relations ordinaires avec l'humanité et l'enfermant dans une sphère à part». Cette histoire nous paraît de nos jours bien démodée. Hawthorne lui-même se moquait des puritains avec leurs «vêtements de couleur triste et leurs chapeaux gris à hautes calottes», leur conformisme rigoriste, leur esprit étriqué et leur hypocrisie. Nous, nous ne sommes pas seulement branchés et modernes, nous vivons dans un pays régi par l'Etat de droit. Des procédures existent pour prévenir l'application de peines injustes. Les lettres écarlates appartiennent au passé.

Vraiment? Aux Etats-Unis, des personnes ont tout perdu – emploi, argent, amis, collègues – alors qu’ils n’ont violé aucune loi ni aucune règle déontologique. Ce qu’ils ont enfreint (ou sont accusés d'avoir enfreint), ce sont des normes sociales qui ont trait à la couleur de la peau, au sexe, au comportement personnel ou même à l’humour; des normes qui n’existaient pas il y a cinq ans, voire cinq mois. Certains ont commis de graves erreurs de jugement. D'autres n'ont rien fait du tout. Il est parfois compliqué de se faire une opinion. Pourtant, malgré la nature ambigüe de ces cas, il est devenu si facile et pratique pour certains d’en tirer des généralités. Des militants, surtout de droite, brandissent désormais l'expression cancel culture (culture de l’effacement) pour se protéger des critiques, aussi légitimes soient-elles. Mais, si l'on creuse un peu les cas de ceux qui ont été victimes de cette forme moderne de vindicte populaire, on découvre que ces histoires échappent au schéma manichéen «woke» et «anti-woke» et sont bien souvent interprétées, décrites ou remémorées de manière différente par les uns et les autres, quel que soit d’ailleurs l’enjeu politique ou intellectuel.

Après avoir été prié de démissionner du New York Times, le journaliste scientifique Donald McNeil, a rédigé un très long article, publié en quatre parties, qui relate une série de conversations qu'il a eues avec des lycéens au Pérou, au cours desquelles il aurait tenu des propos racistes, ou pas selon la version que vous trouverez la plus convaincante. Professeur à l’Université Northwestern, Laura Kipnis, a écrit un livre entier, Unwanted advances: sexual paranoia comes to campus (Le sexe polémique. Quand la paranoïa s’empare des campus américains, Liber, 2019), pour narrer les répercussions, y compris pour elle-même, de deux plaintes pour harcèlement sexuel déposées contre un homme de son université. Comme elle avait mentionné l’affaire dans un article sur la «paranoïa sexuelle», des étudiants ont demandé à l’université d’enquêter également sur elle. Rendre compte de telles affaires dans toute leur complexité personnelle, professionnelle et politique, nécessite beaucoup d’espace. Rien d’extraordinaire, donc, à ce que Hawthorne ait consacré un roman aux motivations complexes d’Hester Prynne, de son amant et de son mari. Si la nuance et l'ambiguïté sont essentielles à une bonne fiction, elles le sont tout autant dans un Etat de droit: les tribunaux, les jurys, les juges et les témoins sont justement là pour que l'Etat puisse décider si un crime a bien été commis avant d’infliger une sanction. Les accusés bénéficient de la présomption d’innocence; ils ont le droit de se défendre et il existe des délais de prescription. C’est l’inverse qui se produit dans la sphère publique en ligne, lieu de conclusions rapides, de prismes idéologiques rigides et d'arguments de 280 caractères; il n’y a aucune place pour la nuance ni pour l'ambiguïté. Or, les valeurs en vogue sur internet dominent désormais de nombreuses institutions culturelles américaines: universités, journaux, fondations, musées... Cédant à l’opinion publique qui réclame des châtiments toujours plus rapides, ces établissements imposent parfois l'équivalent d’une lettre écarlate à perpétuité à des gens qui n'ont commis aucun délit. Aux tribunaux, elles préfèrent des procédures internes peu transparentes. Au lieu d’examiner les preuves et d’auditionner les témoins, elles prononcent des jugements à huis clos.

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