Le retour du puritanisme

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Une véritable chasse aux sorcières déferle depuis 2015 sur les institutions culturelles américaines: universités, fondations, musées, médias... Menacés de lynchage par des accusateurs souvent anonymes qui savent user des réseaux sociaux, professeurs et journalistes ayant risqué un mot de trop finissent par perdre leur emploi, leurs amis et leur réputation. C’est ce que d’aucuns appellent la «cancel culture» (culture de l’effacement).

«En ce temps-là, il n’y avait pas grande distance entre la porte de la prison et la place du marché. A la prisonnière, le parcours parut cependant très long.» Ainsi s’ouvre l'histoire d’Hester Prynne, contée par Nathaniel Hawthorne dans son roman le plus célèbre, La Lettre écarlate. Comme le savent ceux qui ont lu ce classique américain, le livre commence alors qu’Hester vient de donner naissance à un enfant hors mariage et refuse d'en nommer le géniteur. Par la suite, elle est condamnée à porter un A écarlate – pour adultère – épinglé sur sa robe pour le restant de ses jours et à subir les railleries de la foule: «Chaque pas que faisaient ceux qui se pressaient pour la voir lui était une agonie, comme si son cœur avait été jeté dans la rue pour être piétiné par tous.» Dans son village proche de Boston, elle vit ostracisée. Personne ne la fréquente, pas même ceux qui ont secrètement commis des péchés similaires, y compris le père de son enfant, le très pieux prédicateur de la communauté. La lettre écarlate produit «l'effet d'un sortilège, la soustrayant aux relations ordinaires avec l'humanité et l'enfermant dans une sphère à part». Cette histoire nous paraît de nos jours bien démodée. Hawthorne lui-même se moquait des puritains avec leurs «vêtements de couleur triste et leurs chapeaux gris à hautes calottes», leur conformisme rigoriste, leur esprit étriqué et leur hypocrisie. Nous, nous ne sommes pas seulement branchés et modernes, nous vivons dans un pays régi par l'Etat de droit. Des procédures existent pour prévenir l'application de peines injustes. Les lettres écarlates appartiennent au passé.

Vraiment? Aux Etats-Unis, des personnes ont tout perdu – emploi, argent, amis, collègues – alors qu’ils n’ont violé aucune loi ni aucune règle déontologique. Ce qu’ils ont enfreint (ou sont accusés d'avoir enfreint), ce sont des normes sociales qui ont trait à la couleur de la peau, au sexe, au comportement personnel ou même à l’humour; des normes qui n’existaient pas il y a cinq ans, voire cinq mois. Certains ont commis de graves erreurs de jugement. D'autres n'ont rien fait du tout. Il est parfois compliqué de se faire une opinion. Pourtant, malgré la nature ambigüe de ces cas, il est devenu si facile et pratique pour certains d’en tirer des généralités. Des militants, surtout de droite, brandissent désormais l'expression cancel culture (culture de l’effacement) pour se protéger des critiques, aussi légitimes soient-elles. Mais, si l'on creuse un peu les cas de ceux qui ont été victimes de cette forme moderne de vindicte populaire, on découvre que ces histoires échappent au schéma manichéen «woke» et «anti-woke» et sont bien souvent interprétées, décrites ou remémorées de manière différente par les uns et les autres, quel que soit d’ailleurs l’enjeu politique ou intellectuel.

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Nathaniel Hawthorne, l'auteur de The scarlet letter (1850), considérait cette peinture, commandée à Hugues Merle par le collectionneur américain William Walters en 1859, comme la plus belle illustration de son roman. © Walters Art Museum

Après avoir été prié de démissionner du New York Times, le journaliste scientifique Donald McNeil, a rédigé un très long article, publié en quatre parties, qui relate une série de conversations qu'il a eues avec des lycéens au Pérou, au cours desquelles il aurait tenu des propos racistes, ou pas selon la version que vous trouverez la plus convaincante. Professeur à l’Université Northwestern, Laura Kipnis, a écrit un livre entier, Unwanted advances: sexual paranoia comes to campus (Le sexe polémique. Quand la paranoïa s’empare des campus américains, Liber, 2019), pour narrer les répercussions, y compris pour elle-même, de deux plaintes pour harcèlement sexuel déposées contre un homme de son université. Comme elle avait mentionné l’affaire dans un article sur la «paranoïa sexuelle», des étudiants ont demandé à l’université d’enquêter également sur elle. Rendre compte de telles affaires dans toute leur complexité personnelle, professionnelle et politique, nécessite beaucoup d’espace. Rien d’extraordinaire, donc, à ce que Hawthorne ait consacré un roman aux motivations complexes d’Hester Prynne, de son amant et de son mari. Si la nuance et l'ambiguïté sont essentielles à une bonne fiction, elles le sont tout autant dans un Etat de droit: les tribunaux, les jurys, les juges et les témoins sont justement là pour que l'Etat puisse décider si un crime a bien été commis avant d’infliger une sanction. Les accusés bénéficient de la présomption d’innocence; ils ont le droit de se défendre et il existe des délais de prescription. C’est l’inverse qui se produit dans la sphère publique en ligne, lieu de conclusions rapides, de prismes idéologiques rigides et d'arguments de 280 caractères; il n’y a aucune place pour la nuance ni pour l'ambiguïté. Or, les valeurs en vogue sur internet dominent désormais de nombreuses institutions culturelles américaines: universités, journaux, fondations, musées... Cédant à l’opinion publique qui réclame des châtiments toujours plus rapides, ces établissements imposent parfois l'équivalent d’une lettre écarlate à perpétuité à des gens qui n'ont commis aucun délit. Aux tribunaux, elles préfèrent des procédures internes peu transparentes. Au lieu d’examiner les preuves et d’auditionner les témoins, elles prononcent des jugements à huis clos.

Je m’intéresse à ce genre d’histoires depuis longtemps, d’une part parce que le principe d’une justice équitable me semble fondamental pour la démocratie, d’autre part parce qu'elles me rappellent d'autres époques et d'autres lieux. En 2011, j'ai écrit un livre sur la soviétisation de l'Europe centrale dans les années 1940 et j'ai découvert que le conformisme politique des premières heures du communiste tenait moins à la violence de l'Etat coercitif qu’à la pression du corps social. Sans que leur vie soit clairement menacée, les gens se sont sentis obligés – pas uniquement pour le bien de leur carrière, mais aussi pour celui de leurs enfants, amis ou conjoint – de répéter des slogans auxquels ils ne croyaient pas ou d’afficher publiquement leur allégeance à un parti politique qu'ils méprisaient en privé. En 1948, le célèbre compositeur polonais Andrzej Panufnik a envoyé une partition – qu'il qualifiera plus tard d'«ineptie» – au concours de la meilleure «chanson du parti unifié»; il pensait que, s'il n’y participait pas, le Syndicat des compositeurs polonais perdrait son financement. Comble de l’humiliation, il l’a remporté. Lily Hajdú-Gimes, célèbre psychanalyste hongroise de l'époque, a identifié le traumatisme lié à ce conformisme chez ses patients et chez elle-même. «Je joue le jeu proposé par le régime, confie-t-elle à ses amis, mais, dès que j’en accepte les règles, je me retrouve piégée.» Nul besoin, cependant, du stalinisme pour créer une telle atmosphère. Lors d'un voyage en Turquie début 2021, j'ai rencontré un écrivain qui m'a montré son dernier manuscrit, conservé dans un tiroir de son bureau. Son travail n'était pas vraiment illégal, il était simplement impubliable. Les journaux, les magazines et les maisons d'édition turcs font l'objet de poursuites imprévisibles et de lourdes peines pour avoir publié des propos ou des écrits décrétés insultants envers le président ou la nation turque. La peur de ces sanctions pousse leurs auteurs à s’autocensurer et à se taire.

Aux Etats-Unis, bien sûr, ce genre de répression n’existe pas. Aucune loi n’édicte ce que peuvent exprimer les universitaires ou les journalistes; il n'y a pas de censure d’Etat ou du parti au pouvoir. Mais la peur de se faire lyncher sur internet, au bureau ou par ses pairs produit les mêmes résultats. Combien de manuscrits américains restent aujourd'hui cachés dans des tiroirs – ou ne sont tout bonnement pas écrits – parce que leurs auteurs craignent le même type de jugement arbitraire? Quelle part de la vie intellectuelle est étouffée de peur qu’un commentaire mal formulé soit sorti de son contexte et diffusé sur Twitter? Pour répondre à cette question, je me suis entretenue avec plus d'une douzaine de personnes qui ont été soit les victimes, soit les proches témoins de ce brusque changement des codes sociaux. Le but ici n'est pas de rouvrir leur dossier. Certaines se sont comportées d'une manière que vous et moi pourrions effectivement considérer comme malavisée ou immorale, même si elles n’ont rien fait d’illégal. Je ne remets pas non plus en question toutes les nouvelles normes sociales qui ont conduit à des licenciements ou la mise au ban de la société. Nombre de ces changements sont clairement positifs. Cependant, aucune des personnes citées ici, anonymement ou nommément, n'a été inculpée, encore moins condamnée par un tribunal. Toutes récusent la façon dont leur histoire a été présentée. Plusieurs affirment avoir été accusées à tort; d'autres estiment que leurs «péchés» ont été exagérés ou mal interprétés par des individus aux desseins cachés. Tous, saints ou pécheurs, se sont vu imposer une sanction draconienne qui a bouleversé leur vie pour toujours, souvent sans avoir pu plaider leur cause. Le fait de condamner et punir hors du cadre judiciaire devrait nous inquiéter profondément. En 1789, le futur président des Etats-Unis James Madison proposait d’inscrire dans la Constitution que «nul ne peut être privé de sa vie, de sa liberté ou de ses biens sans procédure légale régulière». Les 5e et 14e amendements de la Constitution entérinent ce principe. Voilà pourtant des citoyens qui n’ont pas pu en bénéficier. Certains de ceux que j’ai interrogés sont engagés dans une bataille judiciaire ou une procédure pour combattre leur licenciement et ne souhaitent pas s'exprimer publiquement. D’autres préfèrent garder l’anonymat, car ils redoutent une nouvelle campagne de cyberharcèlement. J'ai donc passé sous silence plusieurs détails, souvent importants, tout en tentant d’exposer leur situation actuelle afin d'expliquer quel prix ils ont payé et de quel type de punition ils ont écopé.

Lorsque vous êtes accusé d'avoir enfreint une norme sociale et que vous vous retrouvez dans la tourmente médiatique pour des propos qu’on vous prête, la première sanction est immédiate: votre téléphone ne sonne plus. Les gens cessent de vous adresser la parole. Vous devenez un pestiféré. «J'ai des dizaines de collègues dans mon département. Je n'ai parlé à aucun d'entre eux depuis un an, m'a affirmé un professeur d’université. Un collègue avec qui je déjeunais au moins une fois par semaine depuis plus de dix ans a soudainement mis fin à nos échanges sans me poser la moindre question.» Un autre universitaire a fait le calcul: sur la vingtaine de membres de son département, «il y en a que deux, dont l'un n'a aucun pouvoir et l'autre est sur le point partir à la retraite, qui acceptent encore de discuter avec moi.» Un journaliste licencié du jour au lendemain a vu ses connaissances se scinder en trois groupes: les «héros», très peu nombreux, qui «insistent sur le respect des procédures avant de porter un jugement et pour qui la fidélité est une vertu»; les «méchants», qui estiment normal d’«être licencié avec effet immédiat dès qu’il y a accusation». Certains de ses vieux amis, ou qui se considéraient comme tels, se sont même joints à l'attaque publique. La majorité de ses relations appartiennent cependant à la troisième catégorie: les «bons, mais inutiles». «Ils ne pensent pas du mal de vous et aimeraient que vous bénéficiiez d'une procédure régulière, mais l’affaire ne les intéresse pas. Ils sont certes charitables, mais trop occupés pour vous aider. Ou ils ont trop à perdre.» Une amie lui a soutenu qu'elle écrirait volontiers un article pour sa défense, mais qu'elle avait un contrat en cours avec une maison d’édition. «J’ai répondu: "Merci pour ta franchise" » La plupart des gens se défilent parce que la vie continue; d'autres parce qu'ils craignent que les accusations cachent quelque chose de pire. Jamais accusé de la moindre agression physique, un professeur est tombé des nues quand il a appris que certains de ses collègues pensaient que, si l’université avait engagé une procédure disciplinaire à son encontre, c'est qu'il devait être un violeur. Egalement mis à pied, un autre décrit la chose en ces termes: «Quelqu'un qui me connaît, sans savoir qui je suis au fond, se dit sans doute qu’il est plus prudent de garder ses distances, de peur de devenir une victime collatérale.»

La deuxième punition est étroitement liée à ce qui précède, même si vous n'avez pas été mis à pied, sanctionné ou reconnu coupable de quoi que ce soit: vous ne pouvez plus exercer votre métier. Si vous êtes professeur, personne ne veut plus de vous comme enseignant ou directeur de recherche; vous ne pouvez plus publier vos travaux dans des revues professionnelles ni même démissionner, car personne ne voudra vous embaucher. Si vous êtes journaliste, vous découvrez que vous ne pouvez plus rien pouvoir publier du tout. Après avoir perdu son poste de rédacteur en chef de la New York Review of Books à la suite d’une controverse en lien avec #MeToo – il n'a pas été accusé d’avoir lui-même commis une agression sexuelle, mais d'avoir publié un article écrit par quelqu'un qui l'était –, Ian Buruma a découvert que plusieurs des magazines pour lesquels il écrivait depuis trois décennies refusaient désormais de travailler avec lui. L’un des rédacteurs en chef concernés a rejeté la faute sur les «jeunes journalistes» de son équipe. Bien qu'un groupe de plus de 100 contributeurs de la New York Review of Books – parmi lesquels Joyce Carol Oates, Ian McEwan, Ariel Dorfman, Caryl Phillips, Alfred Brendel (et moi-même) – ait signé une lettre ouverte en défense de Buruma, ce rédacteur en chef avait manifestement plus peur de ses collègues que de Joyce Carol Oates. Pour beaucoup, la vie intellectuelle et professionnelle s'arrête net. «J'étais à l’apogée de ma carrière professionnelle lorsque j'ai appris qu’on enquêtait sur moi, relate un professeur. Tout s'est stoppé brutalement. Depuis, je n'ai plus écrit un seul article.» Peter Ludlow (le sujet du livre de Laura Kipnis), qui enseignait la philosophie à Northwestern, a perdu deux contrats d’édition après que l'université l'a forcé à démissionner à la suite de deux plaintes pour harcèlement sexuel, ce qu'il nie. Certains de ses confrères ont refusé de voir leurs articles publiés dans le même volume que l'un des siens. Le compositeur Daniel Elder, lauréat de nombreux prix et démocrate, qui a condamné sur Instagram les incendies, notamment du palais de justice, à Nashville, sa ville natale, causés volontairement par des manifestants du mouvement Black Lives Matter après le meurtre de George Floyd, a découvert que son éditeur (GIA Publications, principal éditeur de musique chorale proche du Vatican, nda) refusait désormais de publier sa musique et que les choeurs ne voulaient plus la chanter. Lorsque le poète Joseph Massey a été dénoncer pour «harcèlement et manipulation» par plusieurs ex-petites amies, l'Académie des poètes américains a supprimé tous ses poèmes de son site web, et ses éditeurs ont fait de même pour ses livres. Anonymement accusé de viol – son nom figurait sur la liste «Shitty Media Men» («Hommes de médias dégueulasses») qui a circulé en ligne au plus fort du mouvement #MeToo, le journaliste et critique Stephen Elliott a vu son recueil d’essais tout juste publié faire l’objet d’une conjuration du silence, la Paris Review a annulé la publication d’une interview qu’il lui avait accordée, et il a été désinvité de comités de lecture, de lectures publiques et d’autres événements. Il a intenté un procès en diffamation contre la créatrice de cette liste qui s’est soldé par un accord à l’amiable à six chiffres en mars 2023.

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Un jour d'octobre 2017, Moira Donegan, rédactrice au New Republic, a envoyé à une poignée de femmes travaillant dans les médias un lien vers une feuille de calcul Google intitulée «Shitty Media Men». A la fin de la nuit, des dizaines d'utilisateurs s'étaient connectés au document, leurs avatars d'animaux anonymes occupant le coin supérieur droit de la page. Ils compilaient les noms de rédacteurs en chef, d'éditeurs et d'écrivains qui auraient harcelé ou agressé des femmes. © DR

Economiquement parlant, les conséquences peuvent être dévastatrices. Le professeur Peter Ludlow a déménagé au Mexique, car la vie y est moins chère. D'autres ont souffert d’une sorte de crise d'identité. Après avoir décrit les divers emplois qu'il a occupés dans les mois qui ont suivi le renvoi de son poste d'enseignant, l'un des chercheurs interrogés a réprimé un sanglot: «Je ne suis vraiment bon qu'à une chose, m'a-t-il dit en pointant du doigt des formules mathématiques sur un tableau noir derrière lui: "ça"» Les partisans de cette nouvelle justice populaire assurent qu'il s'agit de sanctions mineures, que la perte d'un travail n'est pas la fin du monde, que les intéressés devraient accepter la situation et passer à autre chose. Mais l’ostracisme, l’opprobre et la perte de revenus sont des châtiments sévères qui ont des répercussions personnelles et psychologiques à long terme, notamment parce que ces «peines» sont de durée indéterminée. Stephen Elliott a songé au suicide. «Tous les récits personnels d’humiliation publique que j'ai lus, et j'en ai lu beaucoup, mentionnent des pensées suicidaires», précise-t-il. Le poète Joseph Massey ne fait pas exception: «J'avais un plan et les moyens de le mettre à exécution; puis, j'ai fait une crise d’angoisse et je suis allé en taxi aux urgences.» Ancien président du département des Sciences cognitives du Dartmouth College, David Bucci, dont le nom a été cité dans un procès contre cette université bien qu'il n'ait pas été accusé d’inconduite sexuelle, a, lui, mis fin à ses jours après avoir réalisé qu'il ne serait peut-être jamais en mesure de restaurer sa réputation. D'autres se sont mis à aborder leur métier différemment. «Je me lève tous les matins avec la peur d'enseigner», révèle un professeur d’université. Le campus qu'il chérissait s’est transformé en jungle pleine de pièges. Nicholas Christakis, médecin et sociologie à Yale qui s’est retrouvé au centre d'un scandale universitaire et médiatique en 2015, est aussi un expert du fonctionnement des groupes sociaux humains. Il m'a rappelé que l'ostracisme «était considéré comme une sanction extrêmement lourde dans l'Antiquité: exclure un membre du groupe, c’était le condamner à une mort prochaine.» Il est donc peu surprenant, selon lui, que, dans ce genre de situation, les individus envisagent le suicide.

La nécessité de s’excuser est le troisième passage obligé, qu'on ait quelque chose à se reprocher ou pas. Robert George, philosophe à Princeton qui a défendu des étudiants et des professeurs ayant eu des déboires judiciaires ou administratifs, décrit le phénomène en ces termes: «Ils n’ont connu que l’estime et le succès toute leur vie: c'est ainsi qu'ils ont gravi les échelons, du moins dans des établissements comme celui où j'enseigne. Et puis, soudain, ils éprouvent cette impression horrible que tout le monde les déteste... Alors, que font-ils? Le plus souvent, ils flanchent.» L'une des personnes que j’ai interrogée s’est vu demander de présenter ses excuses alors qu’elle n’avait enfreint aucune règle établie. «"De quoi dois-je m'excuser?" ai-je demandé. Ils m'ont répondu: "Eh bien, ils ont été blessés." J'ai donc formulé mes excuses dans cette optique: "Si j'ai effectivement dit quelque chose qui vous a contrarié, je n’imaginais pas que cela pourrait être le cas"» Ses excuses ont été acceptées, mais ses problèmes n’ont pas cessé pour autant. En effet, selon un schéma courant, les excuses sont analysées, examinées pour voir si elles sont vraiment «sincères» et, finalement, rejetées. Howard Bauchner, rédacteur en chef du Journal of the American Medical Association, a fait amende honorable pour une affaire dont il n’était pas directement responsable, après qu'un de ses collègues a tenu des propos controversés dans un podcast et sur Twitter, suggérant que les communautés de couleur étaient moins pénalisées par le «racisme structurel» que par des facteurs socio-économiques. «Je regrette profondément les erreurs qui ont mené à la publication de ce tweet et de ce podcast, a écrit Bauchner. Bien que je n'aie ni écrit ni même lu ce tweet ni créé ce podcast, en tant que rédacteur en chef, c’est à mois qu’incombe la responsabilité en dernière instance.» Il a fini par démissionner. Comme les excuses sont devenues un rituel, elles semblent inévitablement hypocrites. Sur internet, on trouve des «modèles» pour ceux qui auraient besoin d’en formuler. Certaines universités donnent à leurs étudiants et employés des conseils sur la façon de s'excuser, et proposent même des listes de termes à utiliser (erreur, malentendu, méprise). Non que des excuses soient toujours exigées. Un ancien journaliste m'a confié que ses ex-collègues «rejettent le processus erreur / excuses / compréhension / pardon. Ils n'ont aucune intention de pardonner». Ce qu’ils veulent, c’est «punir et purifier». Mais savoir que ce tout ce que vous pouvez dire ou expliquer ne sera jamais suffisant est démoralisant. «Si vous présentez vos excuses et que vous savez d’emblée qu'elles ne seront pas acceptées – parce qu'on les interprétera comme une stratégie d’évitement –, alors c’est qu’on se moque de la sincérité de votre introspection. Vous vous sentez définitivement mis au ban dans un monde sans merci, m'a expliqué un autre de mes interlocuteurs. Et ce monde-là n’a vraiment aucune l'éthique.» L’éditeur du compositeur Elder est allé jusqu’à rédiger des excuses pour lui. Il a refusé.

Et même après s'être excusé, un quatrième processus s’enclenche: les gens commencent à fouiller votre passé. Plusieurs des personnes interrogées pensent avoir fait l'objet d'enquêtes: qui parce que son employeur ne voulait pas lui verser d'indemnités de licenciement et avait besoin de motifs supplémentaires pour justifier son renvoi; qui parce que la licencier pour une simple question de langage aurait contrevenu à la convention collective. Une longue carrière n’est jamais exempte d’épisodes conflictuels ou ambigus. La fois où untel a serré une collègue dans ses bras, était-ce vraiment pour la réconforter ou avait-il quelque chose derrière la tête? La plaisanterie de tel autre était-elle juste une blague ou cachait-elle un sous-entendu tordu? Personne n'est parfait, personne n'est pur. Dès l’instant où les gens commencent à interpréter un événement ambigu sous un certain angle, il leur est facile de trouver du grain à moudre. Parfois, une investigation est ouverte parce qu'un membre de votre communauté estime que vous n'avez pas payé un prix assez élevé pour ce que vous avez dit ou fait. En juillet 2020, Joshua Katz, professeur de lettres classiques de renom, a écrit un article critiquant une lettre publiée par des membres du corps enseignant de son université, Princeton, à propos de la question raciale. En réponse, The Daily Princetonian, un quotidien étudiant, a passé sept mois à enquêter sur ses relations passées avec des étudiantes, allant jusqu’à convaincre des responsables de l’administration de rouvrir des dossiers vieux de plusieurs années et déjà classés. Il s’agit là d’une violation évidente du principe défendu par James Madison selon lequel personne ne devrait être puni deux fois pour la même chose. The Daily Princetonian semble davantage se soucier d'ostraciser un professeur pour crime de pensée que de trouver une issue à un cas d'inconduite supposée. Mike Pesca, podcasteur pour le magazine américain en ligne Slate, a eu un échange animé avec ses collègues sur la messagerie interne de l’entreprise pour savoir s'il était acceptable de prononcer soi-même des insultes racistes lors d'un reportage sur l’emploi de telles insultes – chose qui, selon lui, n’enfreignait alors aucune règle de la société. Une réunion de rédaction – à laquelle Pesca n'a pas été convié – a été organisée pour discuter de l'incident, puis Slate a ouvert une enquête pour déterminer si d'autres faits pouvaient lui être reprochés (d’après un porte-parole de l’entreprise, l'enquête se justifiait par d’autres éléments «qu'une simple querelle abstraite sur une messagerie») Amy Chua, professeur de droit à Yale et auteur de Battle Hymn of the Tiger Mother (L’hymne de bataille de la mère Tigre, Gallimard, 2011), m'a dit qu'elle croyait qu’on avait commencé à enquêter sur ses relations avec ses étudiants en raison de ses liens personnels avec le juge de la Cour suprême Brett Kavanaugh (nommé par Donald Trump, nda)

Nombre de ces enquêtes s’appuient sur des dénonciations ou des plaintes anonymes qui, pour les intéressés, semblent parfois tomber de nulle part. Les campagnes de dénigrement sur les réseaux sociaux sont souvent le fait de comptes anonymes qui amplifient des rumeurs à coups de partages et de likes. Les allégations que contenait la liste «Shitty Media Men» diffusée par une source anonyme n’avaient jamais été corroborées. L'accusé lui-même n’est pas forcément informé du détail de ces plaintes; dans de nombreuses universités, les procédures imposent l'anonymat dans les premières phases de l’enquête. Le mari d’Amy Chua, le professeur de droit Jed Rubenfeld, démis de ses fonctions à Yale à la suite d’accusations de harcèlement sexuel (qu'il réfute), affirme qu'il a dû attendre un an et demi avant d’apprendre le nom de ses accusatrices et la nature même de leurs accusations. Laura Kipnis, soupçonnée d'inconduite sexuelle précisément parce qu'elle écrivait sur le harcèlement sexuel, n'a au départ pas pu savoir non plus qui étaient ses détracteurs. Pire: on a refusé de lui expliquer les règles qu’elle aurait enfreintes. Règles qui étaient visiblement tout aussi obscures pour ceux qui les appliquaient, car, comme elle l'a écrit dans Le sexe polémique, «il n'existe pas un ensemble de procédures établi ou uniforme au niveau national». Pour couronner le tout, Kipnis était supposée garder l'affaire confidentielle: «J'avais été plongée dans un monde souterrain de tribunaux secrets et de règles sibyllines dignes du Moyen Age, et j’étais censée n’en parler à personne», écrit-elle. Son cas fait écho à l’histoire d’un autre professeur: «La direction de l’université ne m'a même pas écouté avant de décider de me sanctionner, me raconte-t-il. Ils ont lu les rapports d’enquête, mais ils ne m'ont jamais convoqué ni téléphoné, ce qui m’aurait permis de donner ma version des faits. Et ils m'ont dit ouvertement que j'étais sanctionné sur la base d'allégations et que ce n'est pas parce qu'ils n'avaient pas trouvé de preuves que cela n'avait pas eu lieu.» Le recours à des procédures secrètes, qui n’empruntent pas les canaux habituels de la justice et laissent les accusés isolés et sans défense, est un outil de contrôle bien connu des régimes autoritaires, de la junte argentine à l’Espagne franquiste. Staline a créé les «troïkas», des commissions extrajudiciaires ad hoc qui traitaient des dizaines de cas par jour. Pendant la Révolution culturelle, Mao a donné aux étudiants le pouvoir de constituer des comités révolutionnaires pouvant attaquer et faire renvoyer rapidement les enseignants. Dans les deux cas, les gens utilisaient ces formes non réglementées de «justice» pour assouvir des rancœurs personnelles ou obtenir des avantages professionnels. Dans The Whisperers. Private Life in Stalin's Russia (Les Chuchoteurs. Vivre et survivre sous Staline, Gallimard, 2014), son livre sur la culture stalinienne, l'historien Orlando Figes cite de nombreux cas similaires, parmi lesquels ceux de Nikolai Sakharov, qui s'est retrouvé en prison parce que l’on convoitait sa femme, d’Ivan Malygin, dénoncé par une personne jalouse de son succès, et de Lipa Kaplan, envoyée dix ans dans un camp de travail pour avoir refusé les avances de son patron. Le sociologue Andrew Walder a par ailleurs démontré qu’à Pékin la Révolution culturelle avait été façonnée par des luttes de pouvoir entre leaders étudiants. Ce schéma se répète en ce moment même aux Etats-Unis. Nombre de mes interlocuteurs m'ont fait part d'histoires tortueuses sur des gens qui ont lancé des procédures anonymes contre eux parce qu’ils les détestaient, se sentaient en rivalité ou leur en voulaient pour des raisons personnelles et professionnelles. L'un d'entre eux m’a décrit une rivalité intellectuelle avec un administrateur d'université – lequel a contribué à son renvoi – qui remontait à leurs années de licence. Un autre attribue ses problèmes à un ancien étudiant, devenu son collègue, qui le considérait depuis longtemps comme un rival. Un troisième pense que l'un de ses collègues n'appréciait pas de devoir travailler avec lui alors qu’il aspirait à un autre poste. Un quatrième a pris conscience qu'il avait sous-estimé les frustrations professionnelles accumulées par les plus jeunes membres de son entreprise, qui se sentaient étouffés par leur hiérarchie. Les motivations peuvent être plus mesquines encore. En juin 2021, l'écrivaine Chimamanda Ngozi Adichie a décrit comment deux jeunes écrivaines avec lesquelles elle s'était liée d'amitié l'ont attaquée sur les réseaux sociaux, en partie, écrit-elle, parce qu'elles «cherchaient à attirer l'attention et à se faire de la publicité». Attaquer la réputation de quelqu'un permet au détracteur de gagner en notoriété et de se faire mousser. Les Etats-Unis sont encore loin de la Chine de Mao ou de la Russie de Staline. Nos commissions d’enquête universitaires et les hordes de cyberharceleurs ne sont pas soutenues par un régime despotique. Malgré la rhétorique de l’extrême droite qui prétend le contraire, ces procédures ne sont pas menées par une «coalition de gauche» (il n'y a pas de «coalition de gauche») ou par un quelconque mouvement unifié, encore moins par l’Etat. Il est vrai que certaines affaires de harcèlement sexuel dans les universités s’appuient sur le Titre IX de la Loi fédérale sur l’éducation de 1972, un texte flou qui laisse la porte ouverte aux interprétations les plus extrêmes. Les cadres de l'administration qui mènent ces enquêtes et procédures disciplinaires, qu'ils travaillent à l’université ou aux ressources humaines de magazines, ne le font pas parce qu'ils ont peur du goulag. Mais parce qu’ils pensent qu’ils améliorent leur institution, favorisent un environnement de travail plus sain, promeuvent l'égalité raciale ou sexuelle et garantissent la sécurité des étudiants. Certains veulent protéger la réputation de leur institution. Invariablement, d’autres veulent protéger la leur. Au moins deux de mes interlocuteurs sont convaincus d’avoir été sanctionnés parce qu'un patron blanc avait besoin de sacrifier publiquement un autre homme blanc pour sécuriser sa propre position. Mais comment peut-on penser que de telles mesures sont nécessaires? Ou que le fait d'assurer la sécurité des élèves justifie de violer les procédures établies? Il ne s’agit pas de justice ni à proprement parler de politique. Certains ont bien tenté de mettre ces changements sociaux sur le dos du président Joe Biden ou de la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi. Quiconque essaierait d’interpréter ces récits à la lumière du clivage politique gauche/droite va cependant devoir expliquer pourquoi si peu de victimes de cette évolution peuvent être étiquetées de «droite» ou conservatrices. D’après un sondage publié en juillet 2020, 62% des Américains, dont une majorité se décrit comme modérée et libérale, disent avoir peur d’exprimer leurs opinions politiques. Tous mes interlocuteurs sont centristes ou de centre gauche. Certains d’entre eux ont une position politique atypique, d'autres n'ont pas d'opinions tranchées.

Rien dans les textes académiques relevant de la théorie critique de la race ne commande de tels comportements. Les théoriciens qui ont traité en premier de ces questions réclamaient que l’on change de prisme pour interpréter le passé et le présent. Si on peut s’interroger sur la pertinence de ce changement de prisme, on ne peut assurément pas en vouloir à ces théoriciens si la Faculté de droit de Yale, par exemple, a pris la décision absurde d’ouvrir une enquête pour déterminer si oui ou non Amy Chua a organisé un dîner chez elle pendant la pandémie; ni si toute une série de présidents d'universités a refusé de soutenir leurs propres professeurs quand ils se sont fait prendre à partie par des étudiants. La censure, l'exclusion, les excuses ritualisées et les sacrifices publics sont autant d’attributs des sociétés illibérales aux codes culturels rigides, imposés par une forte pression sociale. C’est l’histoire d’une panique morale, d'institutions culturelles qui font la police et se purifient pour répondre aux admonestations de la foule. Il ne s’agit plus de foules au sens littéral comme à Salem, mais d’une foule en ligne qui s’organise sur Twitter, Facebook et parfois sur les forums de discussion internes des entreprises. Après la nomination d'Alexi McCammond au poste de rédactrice en chef de Teen Vogue, des gens ont déterré et fait circuler sur Instagram d’anciens tweets anti-asiatiques et homophobes qu'elle avait écrits dix ans plus tôt, quand elle était encore adolescente. McCammond s'est bien sûr excusée, mais cela n'a pas suffi, et elle a été contrainte de démissionner avant même d'avoir commencé. L’atterrissage a été moins rude pour elle que pour d'autres, puisqu’elle a pu reprendre son travail de journaliste politique pour le site d’informations Axios. Mais cet incident montre bien que personne n'est à l'abri. McCammond était une jeune femme noire de 27 ans qui avait été désignée comme le «meilleur espoir de l’année» par l'Association nationale des journalistes noirs et, pourtant, son adolescence est revenue la hanter. On aurait pu penser que les jeunes lecteurs de Teen Vogue auraient gagné à apprendre l’indulgence et la clémence, mais, pour les nouveaux puritains, les délais de prescription n’existent pas.

Cette censure n’est pas seulement liée à des changements récents, et souvent positifs, dans la manière de penser le genre et la race ainsi que dans le langage utilisé pour en parler. D'autres évolutions sont à l’oeuvre, plus rarement reconnues. Si ceux qui perdent leur emploi ne sont pas «coupables» au sens légal du terme, ils n’ont pas été mis à l'écart par hasard. De même qu’autrefois les vieilles femmes un peu bizarres étaient accusées de sorcellerie, les victimes de la justice populaire moderne ont aussi un profil type. Les protagonistes de la plupart de ces histoires ont généralement connu le succès. Sans être milliardaires ou capitaines d'industrie, ils ont réussi à devenir rédacteurs en chef, professeurs, auteurs en vogue, ou même simplement étudiants dans une université ultracompétitive. Certains d’entre eux sont particulièrement sociables, voire un peu trop: ce sont des enseignants qui aiment bien discuter ou boire un verre avec leurs étudiants, des patrons qui déjeunent avec leurs employés, des personnes qui brouillent les frontières entre la vie sociale et la vie professionnelle. «Si vous demandez à quelqu'un de dresser une liste des meilleurs professeurs, des citoyens les plus irréprochables, des personnes les plus responsables, je figurerai sur chacune de ces listes», soupire un professeur déchu. Amy Chua siégeait dans de nombreux comités importants à la Faculté de droit de Yale, dont celui qui aide les étudiants à se préparer pour leur stage, car, selon elle, elle réussissait à obtenir d’intéressantes places de stage pour ses étudiants, en particulier pour ceux issus de minorités. «Je fais des heures supplémentaires, j'apprends à les connaître, et je rédige de bonnes lettres de recommandation», m'a-t-elle précisé. Les personnes très sociables qui brillent dans ce genre de comités sont parfois aussi un peu cancanières et racontent des histoires sur leurs collègues. D’autres, hommes ou femmes, sont des charmeurs, aimant les jeux de mots et les plaisanteries qui flirtent avec la limite de ce qui est considéré comme acceptable. Et c'est précisément ce qui finit par leur causer du tort, la définition de l'acceptable ayant radicalement changé ces dernières années. Il fut un temps où il était non seulement tolérable, mais même admirable que Chua et Rubenfeld reçoivent chez eux des étudiants en droit. Ce temps est révolu. Tout comme celui où un étudiant pouvait parler de ses problèmes personnels avec son professeur ou un employé rapporter des ragots à son patron. Les discussions entre personnes de statut différent – employeur / employé, professeur / étudiant – doivent rester cantonnées à la sphère professionnelle ou porter sur des sujets neutres. Tout ce qui a trait au sexe, même dans un contexte académique – une conversation sur la législation en matière de viol, par exemple – s’avère risqué. «Mes étudiants semblent plus inquiets à l'idée d’échanger en classe, notamment quand il s’agit d'aborder les lois sur les violences sexuelles, qu'il y a huit ans quand j’ai commencé à enseigner», écrivait en 2014 déjà Jeannie Suk Gersen, professeur de droit à Harvard. Akhil Reed Amar, qui enseigne à Yale, explique qu'il ne fait plus référence à un incident historique qu'il exploitait auparavant dans son cours, car cela impliquerait que ses étudiants lisent une étude de cas portant sur une injure raciale. Les règles sociales ont également changé. Un professeur pouvait jadis sortir avec une étudiante, voire l’épouser. On buvait un verre entre collègues après le travail et parfois on rentrait ensemble. De nos jours, cela peut être dangereux. Un ami enseignant observe que dans son université les étudiants en fin de doctorat se méfient de ceux qui commencent leurs études, car des règles implicites imposent désormais de ne pas fréquenter ses collègues, surtout s'il existe une asymétrie de pouvoir (réelle ou imaginaire) entre partenaires. Ce changement culturel est sain à bien des égards: les jeunes sont mieux protégés contre les chefs prédateurs. Mais ce n’est pas sans conséquences. Quand les plaisanteries et le flirt sont totalement bannis de la vie de bureau, celle-ci perd sa spontanéité.

Il n’y a pas que les extravertis et les dragueurs qui sont tombés sous le coup du nouveau puritanisme. Des personnalités qui sont, disons, difficiles en font aussi les frais: ceux qui sont hautains, impatients, agressifs ou distants avec ceux qu’ils jugent moins talentueux; ceux qui sont particulièrement doués et imposent le même degré d’exigence à leurs collègues ou étudiants, et qui ne se gênent pas de dire quand ils sont déçus; ceux qui aiment tester les limites, y compris celles de leur pensée, ou remettre en cause les points de vue consensuels, et se font un plaisir de porter la contradiction à ceux qui manifestent leur désaccord. Ce genre de comportement, naguère accepté ou du moins toléré, se voit également proscrit: un environnement de travail considéré autrefois comme exigeant est désormais qualifié de toxique; adresser une critique à quelqu’un, chose jadis courante dans les salles de rédaction et les séminaires universitaires, est devenu aussi inacceptable que de mâcher la bouche ouverte; un caractère morose ou une attitude distante peuvent aussi être la cause de sanctions et d'ostracisme. «C’est un vieux grincheux», a lancé un lycéen à l’encontre de Donald McNeil qui participait à ce fameux voyage au Pérou. Ce que la plupart de ces fortes têtes, pipelettes et extravertis ont en commun, c'est qu'ils mettent les autres mal à l'aise. On voit ici se creuser un profond fossé générationnel. «Je crois que la tolérance à l'inconfort, au désaccord, aux paroles qui ne correspondent pas à celles qu’on a envie d’entendre est devenue proche de zéro, analyse l’un de mes interlocuteurs. Créer l'inconfort était une vertu pédagogique. Prenez Socrate, c’était le plus dérangeant de tous.» Il n'y a certes aucun mal à vouloir un environnement de travail plus confortable avec moins de collègues ronchons. La difficulté vient de ce que le sentiment d'inconfort est subjectif: un compliment enjoué peut être perçu comme une micro-agression; une critique interprétée comme raciste ou sexiste; les blagues, les jeux de mots et tout ce qui peut avoir un double sens, par essence, sujet à interprétation. Et bien que l'inconfort soit subjectif, il est désormais compris comme un tort que l’on peut redresser. Toute personne ayant été mise mal à l'aise dispose de multiples moyens d’exiger réparation. Cela a donné naissance à de nouvelles institutions au sein des universités, des ONG et des entreprises: comités, départements de ressources humaines et spécialistes du Titre IX ont été institués pour recevoir ce genre de plaintes. Quiconque éprouve de l’inconfort a désormais une instance auprès de laquelle s’adresser, une personne à qui parler.

Certaines de ces mesures sont, je le répète, positives: les employés et étudiants qui estiment avoir été victimes d’injustices ne se retrouvent plus sans défense. Mais cela a un prix. Parce qu’elle dérange – par ses méthodes pédagogiques, ses écrits, ses opinions ou sa personnalité –, une personne peut soudain se retrouver dans la ligne de mire non seulement d'un étudiant ou d'un collègue, mais de toute une bureaucratie chargée d'éliminer les poils à gratter. Ces bureaucraties sont illibérales, et leurs enquêtes ne sont pas nécessairement fondées sur la collecte des faits, les arguments rationnels et le respect des procédures. Au lieu de cela, les organes administratifs formels et informels qui décident du destin de ceux qui ont enfreint les codes sociaux prennent part au débat public contemporain, houleux et sensible, gouverné non par les règles de la justice, de la logique ou des Lumières, mais par les algorithmes des réseaux sociaux qui font appel à l’émotion et par l'économie des likes et du partage qui incite les gens à s’indigner. L'interaction entre la foule en colère et la bureaucratie illibérale engendre une soif de vengeance, de sacrifices à offrir aux dieux impitoyables de la susceptibilité. Une attitude que nous retrouvons à d'autres époques de l'histoire, de l'Inquisition à un passé plus récent. Twitter, déclare le président d'une importante institution culturelle, «est la nouvelle place publique». Pourtant, Twitter est aussi impitoyable qu’implacable, il ne vérifie pas les faits ni ne fournit de contexte. Pire, à l'instar des anciens de la colonie de la baie du Massachusetts qui refusèrent de gracier Hester Prynne, internet garde la trace des actes passés, de sorte que nul égarement, nulle phrase mal formulée ou métaphore maladroite ne disparaît jamais. «Ce n'est pas le quart d’heure de célébrité, pointe Tamar Gendler, doyenne de la Faculté des arts et des sciences de Yale. Ce sont quinze secondes d’infamie.» Et si vous avez la malchance de voir les pires quinze secondes de votre vie partagées avec le monde entier, rien ne garantit que ce que vous avez fait au cours de votre carrière fera le poids face à ce petit commentaire déplacé. «On a perdu le sens des nuances, affirme un responsable d'université. Par conséquent, toutes sortes de gens aux idées préconçues débarquent et disent que tel incident prouve on ne sait quoi.» Et tout peut aller très vite. En mars 2021, Sandra Sellers, professeure adjointe au Centre de droit de l’Université de Georgetown, a été filmée en train de parler à un collègue des mauvais résultats de certains étudiants noirs de sa classe. A elle seule, la vidéo ne permet pas de savoir si ses commentaires traduisent des préjugés racistes ou une réelle préoccupation pour ses étudiants. Georgetown n’a cependant eu aucun scrupule à la renvoyer dans les jours qui ont suivi sa diffusion. On ne pouvait pas non plus dire avec certitude ce qu’en pensait David Batson, le collègue avec lequel elle parlait quand on l’a filmée. Il a malgré tout été mis en congé forcé parce qu'il a vaguement semblé lui accorder un soutien poli. Il a démissionné sans attendre. Si cette conversation a été enregistrée par hasard, ce n’est pas toujours le cas. Au printemps 2021, Braden Ellis, étudiant du Cypress College en Californie, a partagé un enregistrement Zoom des réactions de sa professeure lorsqu’il a qualifié les policiers de héros. Ellis dit avoir diffusé la séquence pour mettre en évidence l’existence, au sein du campus, d’un prétendu biais contre les opinions conservatrices. Bien que l'enregistrement en lui-même ne prouve pas grand-chose, la professeure – une femme musulmane qui déclare ne pas faire confiance à la police – a fait l'objet d'un reportage sur Fox News, d'une campagne de cyberharcèlement et de menaces de mort. Il en a été de même pour d'autres professeurs et membres de l’administration de cette institution. L'enseignante a été suspendue pendant la durée de l’enquête. Dans ce cas précis, la tempête est venue de la droite, comme on peut s’y attendre à l'avenir, les outils des campagnes de dénigrement sur les réseaux sociaux étant à la portée de partisans de toutes sortes. En mai 2021, une jeune reporter, Emily Wilder, a été licenciée de son nouvel emploi à l'Associated Press en Arizona après que plusieurs personnalités politiques conservatrices ont rendu public des posts Facebook critiques à l'égard d'Israël qu'elle avait écrits lorsqu'elle était à l'université. Comme tant d'autres avant elle, on ne lui a pas dit clairement pourquoi elle était renvoyée ni quelles règles ses anciennes publications avaient enfreintes. Certains se sont emparés du cas de Wilder pour montrer que la critique conservatrice de la cancel culture a toujours été hypocrite. Mais la seule leçon politiquement neutre à tirer de cet exemple est que personne, quel que soit son âge ou sa profession, n'est à l'abri. A l'ère de Zoom, des smartphones, des enregistreurs miniatures et d'autres technologies de surveillance bon marché, tout le monde peut voir ses propos sortis de leur contexte. Chaque histoire est susceptible de galvaniser les foules sur Twitter, qu’elles soient de gauche ou de droite. Nous pouvons tous être victimes d'une bureaucratie terrifiée par un soudain déferlement de colère. Et, lorsqu’une personne perd son droit à un procès équitable, tout le monde le perd. Pas uniquement les professeurs, mais les étudiants; pas seulement les rédacteurs en chef des journaux de premier plan, mais le citoyen lambda. Prenez Project Veritas: cette organisation d’extrême droite bien nantie, spécialisée dans les coups montés, pousse les gens à dire des choses compromettantes, les filme à leur insu et les livre en pâture aux réseaux sociaux ou à l’institution dont ils dépendent.

N'importe qui peut recourir à cette forme de justice populaire à des fins personnelles ou politiques. Pourtant, les institutions qui ont le plus contribué à cette évolution sont bien souvent celles-là mêmes qui se considéraient jadis comme les gardiennes des idéaux libéraux et démocratiques. Robert George, professeur à Princeton et philosophe conservateur chevronné qui a naguère critiqué ses collègues de gauche pour leur relativisme béat, leur conviction que toutes les idées valent d'être écoutées avec la même attention, n'avait pas anticipé, me dit-il, que les gens de gauche auraient un jour l’air «plus archaïques que les conservateurs», que l'idée de créer un espace où différents points de vue peuvent coexister en arriverait à paraître démodée, que l'esprit de tolérance et de curiosité serait remplacé par une vision du monde «étriquée, qui ne croit pas aux bienfaits de l’altérité ni à celui d’être exposé à des opinions divergentes». Ce genre de système de pensée n'est certes pas nouveau aux Etats-Unis. Au XIXe siècle, le roman de Nathaniel Hawthorne appelait à remplacer le rigorisme ambiant (qui rappelle celui de notre siècle) par une vision du monde qui valoriserait l'ambiguïté, la nuance, la tolérance de la différence et qui pardonnerait les errements d’Hester Prynne. Le philosophe libéral John Stuart Mill, contemporain de Hawthorne à quelques années près, avançait des arguments similaires: son livre le plus célèbre, On Liberty (De la liberté, Gallimard, 1990), ne fait pas la part belle aux restrictions de la liberté imposées par l’Etat, mais aux dangers du conformisme social, de «l'exigence que les autres nous ressemblent». Alexis de Tocqueville a également abordé ce sujet, le conformisme social représentant un sérieux défi pour la société américaine du XIXe siècle. Tout comme il l'est au XXIe siècle.

Etudiants et professeurs, journalistes et rédacteurs en chef, tous ont conscience de la société dans laquelle ils évoluent. C'est pour cette raison qu'ils s'autocensurent, qu'ils évitent certains sujets et de discuter de choses trop sensibles de peur d'être lynchés, ostracisés ou licenciés sans autre forme de procès. Mais ce genre d’attitude nous rapproche étrangement d'Istanbul, où l'on ne peut parler d'histoire et de politique qu'avec la plus grande précaution. Beaucoup aimeraient changer ce climat, mais ne savent pas comment faire. Certains espèrent passer au travers et attendent que l’hystérie collective prenne fin, voire qu'une génération encore plus jeune se rebelle. D'autres craignent de s’engager. Un homme ayant fait l'objet d'une campagne de cyberharcèlement m'a dit refuser que ce genre d'événement domine sa vie et sa carrière. Il connaît des gens tellement obsédés par l’idée de combattre le «wokisme» ou la cancel culture qu'ils ne font plus rien d'autre de leurs journées. Quelques-uns ont décidé de faire entendre leur voix comme Stephen Elliott qui a longtemps hésité à raconter ce que l'on ressent lorsqu'on est accusé à tort d'un viol. Il avait bien commencé à coucher son histoire sur le papier, mais il avait laissé tomber, car «j'ai pensé que je n’aurais pas la force de supporter le retour de bâton.» Il s’est finalement décidé à consigner son expérience dans un article. Amy Chua a préféré ignorer ceux qui lui conseillaient de se taire et s’est exprimée autant que possible. Robert George a créé l'Academic Freedom Alliance, une association qui offre un soutien moral et juridique aux professeurs sous le feu de la critique et prend même en charge leurs frais d’avocat si nécessaire. George s’est inspiré, m'a-t-il expliqué, d’un documentaire animalier décrivant comment les troupeaux d'éléphants défendent chacun de leurs membres contre les lions qui rôdent, là où les zèbres fuient et laissent les plus faibles se faire dévorer. «Le problème des universitaires, c'est que nous sommes un troupeau de zèbres, regrette-t-il. Nous devons devenir des éléphants.» John McWhorter, un professeur de linguistique à Columbia qui a des opinions tranchées et souvent peu consensuelles sur les questions raciales, estime que si vous êtes accusé à tort de quelque chose, vous devez vous défendre quoi qu’il arrive, fermement mais poliment: «Dites juste: "Non, je ne suis pas raciste. Et je ne suis pas d'accord avec vous" » Si davantage de dirigeants – présidents d'université, éditeurs de magazines et de journaux, chefs d’entreprise, présidents de fondations, directeurs de sociétés musicales – adoptaient cette position, peut-être serait-il plus facile pour leurs pairs de tenir tête à leurs étudiants, à leurs collègues ou à un tribunal populaire en ligne.

L'alternative, pour nos institutions culturelles et pour le débat démocratique, fait frémir. Les fondations vérifieront en secret les antécédents de leurs lauréats potentiels afin de s'assurer qu'ils n'ont pas commis de crimes-qui-n'en-sont-pas susceptibles de s’avérer gênants à l’avenir. Des dénonciations anonymes et les meutes déchaînées sur Twitter décideront du destin des individus. Ecrivains et journalistes redouteront de se faire publier. La vocation des universités ne sera plus de produire et transmettre des connaissances, mais de garantir le confort des étudiants et d’éviter les scandales sur les réseaux sociaux. Pire encore, si nous chassons toutes les personnalités difficiles, exigeantes et excentriques des métiers créatifs où elles s'épanouissaient jadis, notre société deviendra morne, terne et inintéressante. Les manuscrits resteront dans les tiroirs par peur des jugements arbitraires. Les arts, les lettres et les médias deviendront guindés, prévisibles et médiocres. Nous verrons flétrir les principes démocratiques que sont l'Etat de droit, le droit de se défendre, le droit à un procès équitable – et même le droit d’être pardonné. Il ne nous restera plus qu’à attendre que les Hawthorne de demain nous démasquent...

Cet article a été publié par The Atlantic le 31 août 2021. Traduction sept.info.