La nuit tombée, le sable brûlant est devenu froid. Dans la pénombre, les feux de camp des marchands rougeoient comme autant de points de repère. De la pâte à chapati (galette de blé) gonfle sous la cendre. En contrebas des dunes, la ville de Pushkar scintille faiblement. Les touristes ont disparu dans les hôtels et les guesthouses disséminés dans les ruelles; depuis quelques années, on en compte plus de deux cents de par la ville. Les plus aisés, en quête de l'expérience la plus authentique possible, passent la nuit dans l'un des campements haut de gamme cachés aux regards derrière les dunes. Comme le camp Bliss (béatitude), ouvert en 2005: une quinzaine de tentes plantées dans un verger de groseillers, avec eau chaude et toilettes individuelles. Pour quelque 20'000 roupies (environ 300 francs) la nuit, ses occupants, bercés matin et soir de musique et danse rajasthani traditionnelles, mangent végétarien, ville sainte oblige. Les plus avides d'entre eux, amateurs d'images pittoresques, reviendront avant l'aube. Car c'est à l'orée du jour, et aux derniers rayons de soleil, que le marché de Pushkar, Pushkar ka mela, se révèle dans toutes sa splendeur: à perte de vue, la terre couleur sale porte des dromadaires, un tableau émaillé de couleurs vives des saris des femmes et des turbans des hommes, tissus de vif rose, orange ou jaune, autant de coups de pinceaux qui viennent égayer cette zone désertique du Thar, surnommé le «Pays de la Mort», à quelque 150 kilomètres de la capitale de l'Etat, Jaipur.
Fut un temps où Pushkar était une halte pour les caravanes des marchands. Les caravanes ont disparu, mais chaque année, à la pleine lune de novembre, les dromadaires reviennent par milliers pour être proposés à la vente. Eleveurs et bêtes ont parfois marché deux à trois semaines pour arriver. La période, qui suit la mousson et ses récoltes, est propice à une pause pour leurs propriétaires qui peuvent s'absenter quelques jours de leur lopin de terre, laissant généralement femmes et enfants les plus jeunes à la maison. Et puis, les bêtes auront eu de quoi se nourrir et s'abreuver en suffisance. Pour la plupart, les dromadaires servent au transport de bois, ciment ou légumes. Leur laine et leur viande sont aussi appréciées. Des bêtes robustes qui vivent longtemps et ne sont pas très exigeantes. Et qui «coûtent cent fois moins cher qu'une voiture», assure un marchand. Les plus cotés se vendent pour plusieurs lakhs (plusieurs milliers de francs)! Tout dépend de leur race et de l'usage qui en sera fait; un grand spécimen apte à la course peut atteindre 100'000 roupies (près de 1'500 francs). «Dans cinq ans, il n’y aura plus de foire à Pushkar. Il n’y a pas assez d’acheteurs. Tous ces gens seront dans les rues à mendier.» C’est ce que nous confiait, lorsque nous nous y étions rendus en 2012, un paysan venu vendre quelques dromadaires. Difficile pour nous de le croire: devant nos yeux ébahis, des milliers et des milliers de dromadaires étaient rassemblés sur les dunes qui bordent cette petite ville du Rajasthan, dans le nord de l’Inde.
Comme tant d’autres Occidentaux au fil des années, nous avions embarqué en voiture depuis Ajmer pour rallier, au bout d’une quinzaine de kilomètres cahotants, la ville sainte aux portes du désert du désert du Thar. C'est à Pushkar que Brahma, le premier Dieu de la trinité hindoue, tua un démon qui terrorisait la région. Avec des pétales de lotus comme seule arme, il réussit non seulement à débarrasser les hommes du démon, mais il créa aussi le lac dans lequel se mire Pushkar la blanche. Aux alentours du temple dédié à Brahma, musiques et danses sont quotidiennes pendant les 5 jours que dure la fête rituelle. L'occasion aussi d'assister à l'un des plus grands événements du Rajastan, au fabuleux spectacle que représente l'immense rassemblement de dromadaires dans la plaine de sable à l'entrée de la ville. Et pourtant. «J’ai des doutes quant à sa longévité, en tout cas en tant que foire de dromadaires», soupire Ilse Köhler-Rollefson, auteur de Camel Karma. Twenty years among India’s camel nomads, un ouvrage sur sa vie aux côtés de ces derniers éleveurs, contactée peu avant l’ouverture de l’événement. Cela fait vingt-cinq ans que cette Allemande, vétérinaire de formation, défend les communautés pastorales du Rajasthan au sein de l’ONG League for Pastoral Peoples and Endogenous Livestock Development. «Le nombre de dromadaires amenés à Pushkar a diminué de plus de moitié ces dernières années. L’année dernière, très peu ont trouvé acquéreur». Les chiffres avancés oscillent entre 8'000 et 15’000 bêtes parées de colliers de perles autour du cou, fleurs dans les naseaux, taches de couleur noire sur la tête et le cou, découpe artistique du poil, tonte partielle, tapis de selle brodés; une chose est sûre, leur nombre est en baisse constante. Les éleveurs parlent même de boycotter la foire, signe de leur désespoir et de leur colère. C’est qu’ils doivent non seulement faire face au déclin de popularité de leurs bêtes, mais aussi à une loi promulguée cet été qui pourrait paradoxalement leur nuire.