Danser huit secondes avec le diable

© Romain de l'Ecotais
Le but du bareback riding est de rester 8 secondes sur un cheval sans selle.

Yvan Jayne a traversé l’Atlantique afin de poursuivre son rêve: devenir cowboy de rodéo professionnel. Depuis, le gamin fluet et réservé, élevé par une mère seule au milieu des collines du sud de la France, est devenu l’un des meilleurs au monde.

La nuit a été courte pour Yvan et Tray, son frère d'armes texan. Hier, le pick-up a montré de sérieux signes de fatigue au niveau de Denver, et Castle Rock n’a été atteint qu’au lever du jour. Traînant ses éperons sur le circuit professionnel depuis 2009, le véhicule de Tray a eu le temps de s’abîmer. Il se repose depuis quelques heures chez Vogel Garage, dans la moiteur de l’été. En plus des drôles d’autocollants qui le décorent, l'engin possède un style particulier, avec sa cellule aménagée pour dormir et se laver. Le générateur brinquebalant, posé sur une grille rouillée à l’arrière, menace de tomber à tout moment. Mais «c’est le parfait outil de travail», affirme l'Américain avec fierté. Le garagiste, lui, a l’air un peu embarrassé. Il s’affaire, une casquette vintage pleine de cambouis posée sur son crâne ruisselant. Yvan en profite pour se laver les dents à l’arrière, puis charge des affaires dans sa Dodge noire.

Le verdict tombe: une semaine d’arrêt et 4'000 dollars pour réparer la courroie, entre autres. Les deux compères ne savent pas quand ils reviendront dans le coin pour récupérer le véhicule. «Les gens ne comprennent pas qu’on fait parfois trois villes, et donc trois rodéos et trois chevaux dans la même journée, précise Tray. Ma femme me demande constamment où je serai dans les jours qui viennent. Mais j’en sais rien moi!» Plus que ce souci d’ordre géographique, c’est le devis qui l'inquiète: «Il va falloir gagner demain à Greeley (Colorado) si on veut continuer à rouler.» Les éventuelles récompenses empochées lors de ce rodéo, dont le prize money pour le gagnant s'élève à 8’000 dollars, serviront plutôt à… rejoindre le suivant. Le jeune cowboy accuse un peu le coup. Il ne se mettra pas la pression. Selon lui, «c’est le meilleur moyen de se planter».

Dans la petite crêperie bretonne qu’a dégotée Yvan ce matin, les portions sont américaines. Cela n’empêche pas le Marseillais d’avaler deux immenses frenchs toasts briochés et une crêpe accompagnée de crème anglaise. Entre deux bouchées, il prend connaissance des chevaux qu’il montera prochainement. «Il y a de tout, du bon comme du mauvais», concède-t-il. En général, les cavaliers découvrent le nom des montures deux ou trois jours avant un rodéo. Ils analysent les statistiques du cheval, les notes qu’il a obtenues et quel cowboy l’a monté dernièrement. Mais aujourd’hui, pas besoin d’appeler qui que ce soit. Il connaît son cheval du soir. Il a monté Showbiz un mois auparavant, à Vernon dans le Texas, a obtenu un joli 80 sur 100. Le type de note encourageante qui peut rapporter gros. Showbiz appartient à Benny Butler, le plus grand éleveur des Etats-Unis. Tray aussi a pioché un bon numéro, mais les nombreux whiskys ingurgités hier soir et le Bloody Mary du jour ne vont pas l’aider. Ce fougueux Texan au sourire aussi blanc que ravageur paraît détaché et joueur. Un peu le cliché qu’on se fait du jeune cowboy: «branleur au cœur tendre», charmeur et bagarreur. Yvan le conseille comme il peut.

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Yvan Jayne est le premier Européen à se qualifier pour les finales nationales de rodéo à Las Vegas, dans la catégorie bareback riding. © Romain de l'Ecotais

Les deux amis arrivent sur place deux heures avant le show. Un peu de stretching, d’étirement, de rafistolage aussi. Dans le Sport Medicine Truck, la kinésithérapeute pose une poche de glace sur la main douloureuse d’Yvan. Une blessure qu’il traîne depuis quelques jours. En bareback riding, la monte de chevaux à cru, les tensions sont immenses sur la main, le coude, l’épaule ou encore le dos. La saison bat son plein et il n’y a pas que les pick-up qui ont besoin de réparations. Tray, lui, est allongé sur le ventre. Son sourire habituel a disparu, laissant place à une forme d'appréhension dans le regard. Son coccyx le fait beaucoup souffrir.

Derrière les barrières qui séparent les cowboys de l’arène, se trouvent les «chutes». Les compétiteurs s’y préparent, assis sur des bancs posés à même la terre. C’est leur vestiaire. Ils se «strappent» de manière parfois très alambiquée le coude, l’épaule, les doigts... Concentré, Yvan simule une monte, tendant ses jambes frénétiquement vers l’avant dans une sorte de chorégraphie. Les chevaux ruent nerveusement, tapant de leurs lourds sabots les barrières métalliques autour d’eux. Dans le stade, la tension monte. Le public reprend en chœur l’hymne national, la compétition s'engage.

Tray passe en troisième position. Il pose un genou à terre, prie un instant les yeux fermés, et s’installe sur la bête nerveuse. La grille s’ouvre brusquement et son cheval bondit de toutes ses forces. Les chocs violents l’éjectent au bout de trois secondes. Le jeune homme reste un moment à terre, puis s’en va en boitant sous les applaudissements polis de la foule. C’est au tour d’Yvan. Le run part bien. Il avouera plus tard: «Après quelques secondes, j’étais bien. Je me suis dit: je vais prendre la première place.» La monte se termine et le speaker annonce 85 points! C’est la meilleure note. Yvan exulte, crie et harangue la foule. On entend La Marseillaise retentir dans les haut-parleurs. «We take the lead baby!» hurle le Français. L’histoire commence bien, il se qualifie pour la finale de Greeley qui aura lieu dans quelques jours.

L’ambiance reste cependant mitigée, car Tray a beaucoup souffert, laissant quelques larmes s’échapper au passage. La bière qu’il boit lui laisse un goût amer. Après deux jours de repos, le Texan devra serrer les dents sur les prochains rodéos: «Je n’ai pas vraiment le choix. C’est notre façon de gagner notre vie. Je dois rester concentré sur la prochaine date.» Le remboursement des frais de réparation du pick-up semble bien loin ce soir. De son côté, Yvan répond aux questions d’un journaliste et se fait photographier par des fans. Benny Butler, l’éleveur ventripotent, vient aussi le féliciter. Dans les étroits corrals, des mastodontes prennent place. Le bull riding, la monte de taureaux, va bientôt commencer. Le moment préféré des spectateurs. Le plus dangereux aussi. C’est l’heure pour les deux amis de partir. La soirée se termine calmement dans un fast-food. Il faut se coucher tôt et demain, rejoindre Oakley (Utah) à sept heures de route. Il y a un chèque de 5’000 dollars à la clé.

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Tray a pris l’habitude de prier avant de monter.  © Romain de l'Ecotais

La nuit a été réparatrice pour Tray qui ne clopine plus. Yvan, malgré son statut de vétéran sur le circuit - il a 34 ans -, s’éveille frais comme la rosée des Rocheuses. «Si tu demandes à un cowboy quel est le trajet le plus chiant de sa tournée, c’est celui qu’on va faire. La traversée du Wyoming ne finit jamais», lance-t-il. Pour ne rien arranger, la pluie vient ajouter une note lugubre à la morosité des plates collines qui jalonnent les huit cents kilomètres longilignes de l’autoroute. Heureusement, le wi-fi fonctionne à pleines ondes dans la spacieuse Dodge. Yvan en profite pour passer un coup de fil à un collègue, Caleb Bennett, afin d’obtenir des renseignements sur ses prochains chevaux Joker et 8Ball. Caleb est l’un des meilleurs cowboys de rodéo au monde. Selon lui, Joker est ce que l’on nomme dans leur jargon «un gros tas de merde. Mais 8Ball est une vraie bonne jument qui a participé aux finales de Las Vegas plusieurs fois. Elle devient un peu vieille, mais elle a toujours un bon potentiel. Par contre, il faut que tu la pousses à t’en donner plus.» Le championnat professionnel regroupe plus d’une centaine de compétiteurs; l’entraide y est omniprésente. Plus qu’une philosophie de vie, c’est un réflexe. «Même si c’est un gars avec qui tu te bats pour une bonne place, tu lui donnes des conseils sur le type de cheval, ses capacités, ses qualités et ses défauts, précise Yvan. Nous sommes tous frères. Il n’y a pas de jalousie ici.»

Dans les profondeurs de l’Utah, Oakley paraît inaccessible, cachée loin derrière des collines d’un vert profond qui plongent dans un lac bleuté d’une beauté irréelle. «C’est un rodéo qui se mérite, mais c’est un endroit que j’adore», reconnaît le cowboy. L’arène de 6'000 places peut accueillir quatre fois la population de la ville. Ce soir encore, elle sera pleine. Car pour les gens du coin, le rodéo représente bien plus qu’un spectacle. On y célèbre une certaine idée de l’Amérique, insouciante et ancienne, où les gentils cowboys domptaient des chevaux violents. L’homme libre versus la bête sauvage. L’Amérique de tous les possibles.

Le lieu se remplit très vite. Une brise fraîche rappelle qu’Oakley est située à presque 2'000 mètres d’altitude. Une prière au nom de «Jésus notre Sauveur qui s’est sacrifié pour nous» et un hymne chanté façon pow-wow plus tard, les bareback riders s’affairent. Le présentateur indique qu’Yvan vient de la ville de «Marcelle», accent oblige. La grille s’ouvre. Le cheval est brutal, les chocs rudes. Yvan s’accroche jusqu’au bout des huit secondes, sous les frémissements des mormons. Le speaker hurle à nouveau pour annoncer le score: 86! Yvan lève le poing vers le ciel et remercie l’assistance en sortant de l’arène. Il obtient une fois de plus la meilleure note de la soirée. Ce soir, la victoire du Frenchie dans le berceau du mormonisme semble un peu surréaliste.

Le lendemain, la Dodge fonce plein nord pour rejoindre le Wyoming, Etat le moins peuplé des Etats-Unis avec seulement 600'000 habitants pour un territoire vaste comme la Grande-Bretagne. On se croirait sur la planète Mars, en moins rouge. Direction la ville de Cody, qui tire son nom du célèbre Buffalo Bill (William F. Cody), pour une éventuelle troisième belle performance de suite. Le Lonely Planet affirme que le tronçon reliant Cody au Parc national était considéré comme les plus beaux 80 kilomètres de route du monde par Theodore Roosevelt lui-même. Des petits points noirs apparaissent au loin. Ce sont de larges bisons qui se prélassent à flanc de colline. Quelques biches et antilopes gambadent en petits troupeaux. Le ciel se drape de nuages qui arrosent au loin la terre âpre. Devant nous, les lignes droites de l’autoroute n’en finissent plus de s’allonger. Vingt minutes avant d’arriver, il n’y a strictement plus rien alentour. Seules les aspérités de l’asphalte sous les pneus surchauffés de la voiture brisent le silence. Finalement, au beau milieu de nulle part, Cody.

Sur le mur de l’arène, le spectateur peut lire «Cody Wyoming, rodeo capital of the world». Il faut dire que la prime au vainqueur y est de plus de 10'000 dollars. Deux grosses tribunes se font face et les drapeaux américains fleurissent par dizaines à chaque coin. Les Miss rodéo de toute la région s’exercent à poser, assises sur un truck rutilant, le sourire figé sur leur large mâchoire. Leurs voix aigües tranchent avec la tonalité des lieux et des personnages. L’arène paraît comme posée à l’entrée d’une vallée rocailleuse, une porte sur le désert. Les gradins saturés commencent à vibrer. La barrière s’ouvre et, comme à son habitude, le Marseillais fait le spectacle pendant et après le run, criant sa joie aux spectateurs présents. «You know what? Yvan’s taking the lead with 82», crie le présentateur. Sa bonne étoile brille dans le ciel de l’Ouest. Hélas, mauvaise surprise de dernière minute, l’expérimenté Jack Vold l’éteint avec un 83,5 quelques instants plus tard. Pour la première fois, Yvan paraît un peu déçu. Il termine deuxième. Selon lui, son cheval était pourtant bien plus combattif. Il part se restaurer au Cowboy Hospitality, la cantine des hommes au chapeau. Il file ensuite dans son véhicule et téléphone à sa femme Kristin et sa mère Corinne. Cette dernière ponctue ses phrases de «chaton», alors que le haut-parleur est branché. Yvan raccroche rapidement.

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Depuis 1955, une Miss Rodeo America est officiellement élue. Au début de chaque compétition, une poignée d’entre elles viennent parader à cheval, portant le drapeau ou chantant l’hymne national la mainsur le cœur. © Romain de l'Ecotais

Trente-cinq degrés s’abattent sur les mythiques cactus de l’Arizona. Comme si le sol brûlait les pieds, la journée s’annonce sous le signe de l’empressement permanent. Courir tout le temps. Courir pour ne pas rater la compétition. Manger mal et vite, conduire vite, se préparer vite et ne rien oublier avant de rejoindre les vestiaires. Voilà à quoi ressemble la vie des cowboys en 2016. Toutes ces précieuses minutes glanées pour dompter sa monture pendant… huit secondes. Cela semble absurde parfois. Qu’est-ce qui fait courir ces hommes? Accéder aux mythiques finales nationales de Las Vegas? L’appât du gain? S’offrir le ranch de ses rêves? La liberté d’un train de vie où eux seuls choisissent leur voie? Sans doute tout ça à la fois. Mais aujourd’hui, pas de place pour ces questions. La douleur taraude Tray dans le bas du dos. «Ce rodéo va être un tournant pour lui. Je ne sais pas trop où il en est», concède Yvan, inquiet pour son compagnon de route. Un souci bien plus grave que les factures impayées assombrit l’avenir proche du Texan: le doute. Et il n’y a rien de pire pour un cowboy. Comment valser avec le diable sans mener la danse? Voilà pourquoi, pour affronter ce démon, la préparation des cowboys reste un vrai cérémonial. Ils protègent leurs bobos avec tout un tas de bandages et de crèmes étranges. Ils ingurgitent des boissons énergisantes aux flacons colorés et plongent doucement dans leur bulle ouatée. Tous ces hommes se retrouvent ensemble pour essayer de se retrouver seuls. Seuls avec eux-mêmes. Seuls face au cheval déchaîné et au public excité. Seuls au monde.

Le rodéo de Prescott se targue d’être le plus vieux du monde (1888). Une fois de plus, la foule envahit les tribunes. Avec son petit côté vieillot et populaire, ses travées au toit blanc et ses rangs serrés, il flotte dans l’air une ambiance de XIXe siècle. Les racines du rodéo sont bien ancrées ici. Les «amen» fusent de toutes parts pendant la prière d’avant show, ainsi que les réactions patriotiques une fois l’hymne terminé. Les grands-parents de Tray sont venus le soutenir. C’est un couple attachant, des sexagénaires à la peau tannée contrastant avec le blanc éclatant de leur chevelure. Cela ajoute un peu de pression au kid. Il négocie de passer en premier, car il y a une autre compétition à cinq heures de voiture plus au nord. Yvan, qui ne participe pas à cet événement, joue pleinement son rôle de grand frère. Quelques secondes avant le départ, il continue de lui parler: «Concentre-toi sur tes genoux. Pense à les monter. Faut que tu restes en contact avec le cheval!» La monture de Tray ne le ménage pas. Dès le début, elle galope droit devant et rue avec fougue. La foule s’emballe. Les spectateurs aiment bien les petits Texans ici, en particulier s’ils ont du cran. Le jeune homme est raide, mais il tient bon. Surtout ne pas tomber, surtout ne pas tomber. Alors que la sonnerie de fin de run retentit, le kid est désarçonné par une ultime charge. Le public chavire. Hélas, les juges intraitables lui octroient un faible 73. Sa sortie de l’arène se fait une fois de plus clopin-clopant. Yvan veut le réconforter, mais il ne trouve pas les mots. Tray n’a pas envie d’entendre grand-chose. Il marche frénétiquement vers la sortie. «Tu veux de la glace pour ton dos?» demande maladroitement le Français. Aucune réponse. Tray bout à l’intérieur. Ses grands-parents viennent le serrer dans leurs bras avec pudeur, un peu plus fort que d’habitude. Ils sentent sa déception et lui parlent avec douceur, un petit air désolé au coin des lèvres. Puis, l’embrassent à nouveau pour lui dire au revoir. Une fois posé dans la voiture, il hurle un immense «fuuuuck!» Quelques heures plus tard, il demande à Yvan, la voix encore tremblante: «Les juges auraient pu me donner une meilleure note. Ça méritait au moins 79, non?»

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Un ami de Tray est venu lui rendre visite pour lui remonter le moral après ses résultats décevants.  © Romain de l'Ecotais

«Mais avance! Oh, les gars, c’est pas vrai!» En bon Marseillais, Yvan peste contre les autres conducteurs. Il faut exactement 4 h 20 pour quitter Prescott et rejoindre Window Rock. «Mais ils sortent d’où ces bouchons? Normalement, y a personne ici!» Ce rodéo, perdu au centre d’une réserve indienne, n’attire habituellement ni les foules ni les champions. Venue de nulle part, une pluie intense cingle le pare-brise sans relâche et brouille la vue. «Et allez, il manquait plus que ça!» Le moteur de la Dodge gronde sous les coups d’accélérateur. Le soleil revient enfin, rasant les reliefs ocre typiques de l’Arizona. Sur place, du gardien de parking au responsable des tickets, tous les autochtones ont des traits caricaturaux. Un petit voyage dans le temps. Leurs tatouages dans le cou, leur regard sombre, leur dentition éparse ou leur crâne rasé et balafré tranchent avec leurs douces manières. Les rôles ont été distribués. D’un côté, les Indiens parsèment des tribunes trop grandes. De l’autre, les Blancs s’agitent dans l’arène. Drôle de western. Drôle de spectacle aussi, car Yvan est en fait le seul concurrent à avoir vaincu les bouchons. Il monte en vitesse Richard Teeth, obtient 82 et remporte 1’727 dollars. Braquage marseillais en terre navajo.

Encore une nuit de route. Dans le poste de radio, la paisible country laisse place à de l’électro plus pêchue. Red Bull et café. Sandwich et Oreo. Yvan construit un lit de fortune à l’arrière du véhicule pour étendre ses jambes et reposer son corps meurtri. Qualifié pour la finale de Greeley demain, il peut remporter un gros chèque.

Avec ses morceaux de boue et d’herbe sur le sol détrempé, les douches de l’arène de Greeley sont rudimentaires. Elles possèdent de faux airs d’écurie. Malgré le manque de sommeil, le Marseillais semble comme un poisson dans l’eau et suit sa routine «à la cowboy»: breakfast rapide, remise en forme, stretching, vérification de sa poignée. Le stade est plein comme un œuf. C’est un beau dimanche ensoleillé, veille de fête nationale. Les huit meilleurs bareback riders de la semaine sont venus en découdre. Les meilleurs chevaux aussi. Les premiers compétiteurs se font éjecter de leur imposante monture comme du pop-corn dans une poêle à frire. La violence du spectacle tranche avec l’atmosphère familiale. Un frisson envahit la foule dès qu’un cheval se met à ruer. Certains adversaires tiennent le coup et les notes au-dessus de 80 commencent à flamber. Meilleur score du premier tour, Yvan passe en dernier. «Tous les cowboys te le diront: avant de monter sur un cheval, un champion de rodéo déteste voir des frères tomber sur le champ de bataille», confiera-t-il plus tard. L’ambiance devient irrespirable. On annonce Yvan. Dès la sortie du box, Movie Madness effectue un immense saut sur la gauche, le forçant à effectuer une manœuvre délicate. Mais les sept secondes suivantes ne seront que totale maîtrise. Score: 88. Il n’avait pas obtenu une note pareille depuis de longs mois et remporte la compétition. Gagnant de la première manche, vainqueur de la seconde, meilleure moyenne des deux. Bref, un sans-faute et un copieux chèque de 9'000 dollars dans la poche. Les journalistes l’interrogent sur cette victoire et ses prochaines dates. Au risque de les décevoir, il explique que ce soir, il se couchera à vingt heures sans faire de folies, qu’il a dormi dans la voiture deux nuits de suite et qu’il repart demain matin dans l’Oregon pour monter trois fois le jour de la fête nationale. Pas de pitié pour les cowboys.

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Les médecins disent qu’un cowboy de rodéo prend plus de coups en 8 secondes qu’un joueur professionnel durant un match de football américain.  © Romain de l'Ecotais

Deux jours ont passé depuis le tumulte d’Independance Day, le 4 juillet. Yvan en profite pour recharger ses batteries dans les gorges discrètes de Cascadia State Park, Oregon. De l’eau cristalline et froide, idéale pour soigner les douleurs musculaires et éclaircir les idées. L’endroit est parfait: calme, ressourçant, presque magique. Une piscine naturelle verte s’est créée entre deux parois, laissant entrevoir de luisantes truites arc-en-ciel au fond de l’eau. La rivière semble alanguie, juste animée par de petits rapides qui frémissent plus bas. La pierre lisse et chaude réconforte l’intrépide nageur qui plonge dans ses quinze degrés. C’est l’heure du contrôle technique pour notre gladiateur, son surnom lié à un tatouage sur sa cuisse droite, qui laisse entrevoir une jupe romaine dorée. «La cheville tire un peu. Ma main me fait mal, mais ça passe. Mon épaule résiste. Le médecin m’a prévenu qu’elle devra un jour être totalement reconstruite. C’est elle qui décidera du jour de ma fin de carrière, avoue le Marseillais qui comptabilise 18 fractures. Quand on est cowboy, on sait qu’on va se blesser. On ne sait juste pas quand.» Au niveau des résultats, il est huitième dans la course aux finales de Las Vegas et doit terminer dans les quinze premiers pour y participer. Le gladiateur tient le coup.

Avec ses dinosaures à chaque coin de rue, Vernal ne manque pas d’originalité. Un gros diplodocus rose souriant trône à l’entrée de la ville. Un petit tricératops menaçant et un tyrannosaure déguisé en cowboy complètent le casting. Vernal est en effet réputée en tant qu'ancienne place to be des dinosaures, il y a quelques millions d’années. Dans une belle lumière de fin de journée, Yvan effectue une monte correcte avec une note de 78 et termine sixième de la manche. Un score suffisant pour obtenir une récompense. Tray lui, ne tient que deux secondes sur un très bon cheval. Ça ne lui était jamais arrivé de chuter deux fois de suite. Il a l'air au bout du rouleau, la colère a laissé place au désenchantement.

Le jeune Texan est très différent d’Yvan. Il adore les femmes, la bière et la sensation de liberté que lui offre son «art». Etre un jour en Californie, l’autre dans le Nevada, rencontrer de nouvelles têtes, découvrir de nouveaux horizons, voilà ce qu’il aime. «Je me sens plus proche de l’ancienne génération qui était très sex, drugs and rock n’roll. Aujourd’hui, la plupart des cowboys sont devenus des businessmen comme Yvan. Je le comprends très bien, il a une famille à nourrir. Mais moi, je suis incapable de réfléchir comme ça.» Marié depuis peu à une «sainte», comme il dit, Tray a arrêté la plupart de ses bêtises. Néanmoins ses échecs récents le tourmentent. Un tsunami dans une tête de mule. Son plus gros cas de conscience: son rapport à l’alcool. «Avant, je buvais toujours quelques bières avant de monter. Yvan m’a déconseillé de garder cette mauvaise habitude. Le problème, c’est que depuis, j’enchaîne les mauvais résultats!» Il y a peut-être d’autres alternatives, mais le kid voit les choses de manière dichotomique pour le moment. Il écoute les conseils d’Yvan avec intérêt, pourtant il se retrouve un peu perdu. Il ressent de la déception teintée d’une nuance de honte. Sa première bière va lui faire beaucoup du bien. Bonne nouvelle pour lui, le frigo du pick-up en regorge.

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Les chevaux de rodéo, choisis pour leur tendance naturelle à ruer, sont des broncos élevés en liberté ou semi-liberté. © Romain de l'Ecotais

Le Stampede de Calgary se vante d'être le plus grand spectacle en extérieur du monde. Parmi toutes les disciplines présentes, les vingt meilleurs bareback riders de la planète s’affrontent pendant une semaine au Canada. Pour Yvan, «il y a juste de l’argent à se faire. Aucune pression à avoir, car cette succession de rodéos ne compte pas pour le championnat.» Le vainqueur de la semaine peut néanmoins repartir d’Alberta avec 100’000 dollars. Son objectif? «Juste ne pas me blesser, car j’ai encore des points à aller chercher pour me qualifier pour Vegas. Mais ce n’est pas évident parce que, ici, il y a de la bête féroce sous toi.» Les meilleurs gladiateurs sur les meilleurs chevaux pour un prize money mirobolant. Avec son immense arène, Calgary représente une clinquante poule aux œufs d’or qu’il faudra charmer avec précaution. Le coq français va tenter sa chance.

Seize heures de route, étalées sur deux jours, sont nécessaires pour quitter l’Utah, traverser l’Idaho, le Montana et enfin rejoindre l’Alberta canadienne. Sur le chemin, des grands espaces à perte de vue et des chevaux sauvages qui galopent paisiblement dans les plaines entourées de ranchs massifs. L’Idaho offre en cadeau ses mythiques trois «Teton», montagnes raides dressées vers les cieux. Inquiétude et féerie. Depuis les méandres de macadam bordés de cônes épineux, on aperçoit une vallée verdoyante en contrebas. Plus haut, les roches grises et glacées toisent le passant. Une fois ces reliefs franchis, des champs de blé s'étendent des deux côtés de la voie. Encore des nuances de vert, de jaune qui se transforment selon le balancement des épis. Un tableau de Van Gogh avec un pinceau américain. Sur la gauche, deux jeunes cerfs gambadent. De cet océan céréalier ne dépassent que leur tête. Devant, les lignes ocre des routes ondulent comme si la chaleur les avait tordues.

Calgary n’a pas porté ses fruits: peu d’argent, peu de fun et beaucoup de pluie. A oublier. Seule la visite du parc national de Yellowstone et de son magnifique Prismatic Spring, un grand bassin d'eau à plus de 70°C, a coloré le retour aux Etats-Unis. Yvan n’arrête pas de râler contre son matériel. Pour le tester, le Marseillais en short et débardeur s’assoit sur un curieux meuble, mi-cheval d’arçon, mi-voiture en bois, avec un petit look de pupitre d’écolier. Les cowboys appellent ça un spur board. Entre deux compétitions, au bord de la route ou dans leur ranch, ils répètent leurs gammes dessus. Trop dangereux de s’exercer sur un animal sauvage. Avant de lancer le mouvement, Yvan hoche la tête comme en compétition, quand il avertit qu’il est prêt. Il se met presque totalement à l’horizontale, gainé et contracté. Les gestes sont brusques. Il tend les jambes et ramène les genoux vers lui d’un coup sec, tout en faisant frotter ses éperons sur l’avant du spur board. Il reproduit cette gestuelle plusieurs fois. Clac! Clac! Clac!

Mais le champion a la tête ailleurs ce matin. Il est venu ici, dans l’Idaho, pour récupérer des gants laissés par son ami Kash, propriétaire des lieux. Hélas, le matériel ne convient pas. Soit le gant sort trop facilement de la poignée, soit il reste coincé. Il doit donc, à l’aide d’une sorte de fraise de dentiste, raboter le bois de la prise. La poignée d’un bareback rider est l’unique objet qui le maintient en vie. Sur un cheval sauvage qui rue de toutes ses forces, il peut être éjecté ou au contraire rester coincé. Une mésaventure qui lui est déjà arrivée. «Si tu tombes du cheval, il faut partir sur la droite pour pouvoir te décrocher. C’est fait exprès. Par contre, si tu chutes de l’autre côté, t’es mal. Tu restes bloqué. Tu peux pas te décrocher et tu te fais traîner dans l’arène. Tu as ce genre de mésaventure en moyenne tous les trois ou quatre ans. Moi, c’était à North Platte, Nebraska, il y a un mois. Alors je suis tranquille pour les trois prochaines années!»

Le souvenir reste néanmoins bien frais. Ce jour-là, Yvan est tombé du mauvais bord. Il est resté debout à côté du cheval, sa main coincée sur le dos du canasson. Puis, il a sauté et essayé de passer le coude de l’autre côté de l’animal. Les secondes ont duré une éternité. «C’est la chose qui fait le plus peur au monde. Une quinzaine de secondes où tu vois défiler ta vie sous tes yeux, avoue-t-il. Avant d’ajouter simplement: il faut juste rester calme, sinon...» Heureusement, Yvan s’en est sorti avec seulement quelques bleus. Un ami de Tray, croisé à la fin du voyage, n'a pas connu la même fortune, fracture ouverte de l’avant-bras et fin de carrière.

Tray débarque pour le petit déjeuner, un café à la main. Ce matin, le jeune Américain a décidé lui aussi de s’entraîner. Dehors, près d’immenses bottes de foin, la musique de son téléphone poussée au maximum, il répète. Clac! Clac! Clac! Sa gestuelle paraît plus fluide et ses mouvements plus sûrs. Il a repris du poil de la bête. A côté de lui, derrière l’enclos, deux chevaux intrigués viennent l’observer. La scène est cocasse et Tray s’en amuse: «Ce sont de gentils animaux de ferme ceux-là. Ils ne ruent pas. Ils n’arrêtent pas de me regarder, mais ils ne comprennent rien.»

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Plus qu’un compagnon de route, Tray Chambliss est comme un frère pour Yvan. Ce jeune Texan de 27 ans, amateur de bières et épris de liberté, se sent proche de l’ancienne génération, plus sexe, drogue et rock’n roll. © Romain de l'Ecotais

Une scène qui amène le Texan à se confier: «J’ai été plutôt bon à Sheridan et Casper, mais je dois faire attention à bien finir mes montes, car je perds de l’argent.» Entre deux blagues, il raconte aussi qu’il a failli se briser le cou. «Mon cheval m’a marché sur la nuque. Heureusement, c’était sur ma protection qui est bien rembourrée. Si ça n’avait pas été le cas, je ne me tiendrais pas debout en ce moment. Le toubib est tout de suite venu pour voir si je sentais mes mains et mes jambes. Je devrais tenir le coup», dit-il en remuant la tête. Pas d’argent, un état physique instable, mauvais cocktail pour les cowboys de fin de classement. Sur le circuit professionnel, ceux qui manquent de ressources n’ont pas le choix: difficile pour eux de refuser des chevaux, même s'ils ont mauvaise réputation.

Tel est le dilemme de Tray. Pourtant ce soir, il a décidé de ne pas monter à Nampa, Idaho: «Ce cheval est connu: il a déjà blessé des amis à moi à San Antonio. Il peut te casser toi et ton équipement. Le chevaucher serait stupide.» Cette décision a un coût: une amende de 325 dollars pour non-participation. Tout cela parce qu’un stock contractor ne retire pas ce dangereux canasson de son lot. Il trouve cela absurde, mais les éleveurs ont beaucoup d’influence sur le circuit. Pour rafler quelques dollars, certains cowboys risquent donc leur vie. Est-ce que Tray a déjà risqué sa vie juste pour l’argent? «Oui. Tu as beau savoir que tu as affaire à une carne, tu espères juste qu’il est dans un bon jour. Tu peux être chanceux, parfois beaucoup moins. Voilà la loi du sport. C’est un pari.» A son prochain rodéo à Spanish Fork, dans l’Utah, Tray a tiré une monture que personne ne connaît, ce qui est rarement bon signe. La suite du voyage nous apprendra plus tard que ce n’était effectivement pas du tout le bon numéro.

Le duo prend la direction du Ford Idaho Center de Nampa. Cette arène fermée d’environ 12'000 places accueille le Snake River Rodeo, du nom du cours d’eau qui traverse la ville. A 17 heures, une foule dense fait déjà la queue pour participer à la fête. Sur le chemin, Tray, un peu énervé, explique qu’il est bien content de ne pas monter, car Yvan lui a lancé un mauvais sort. En effet, crime contre le destin, le Français aurait mis le chapeau de l’Américain sur son lit, chose bannie chez les cowboys. Tray a presque l’air vexé. Un long silence s’installe. Yvan doit se demander secrètement combien de fois il a touché ce chapeau, tant les résultats de Tray sont calamiteux depuis un mois. Quelques heures plus tard, dans une ambiance de boîte de nuit surchauffée, entre feux d’artifice et chevaux fluorescents, Yvan se qualifie pour la finale de Nampa qui aura lieu le 23 juillet. Une date dont se souviendront les deux hommes. Ou plutôt «une journée de merde», comme la qualifiera Yvan.

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Le bareback riding amorce toujours l'événement. «J’ai le cœur qui commence à battre fort quand on est tous là, debout, à écouter l’hymne à côté de nos chevaux. Quand la musique s’arrête, je sais que c’est à nous», confie Yvan.  © Romain de l'Ecotais

L’été des cowboys bat son plein. Yvan rejoint Nampa pour la finale. La veille, il a concouru à Salinas, Californie, près de San Francisco, et a conduit presque toute la nuit, dix heures de route. Dans le vestiaire, certains cowboys errent comme des ombres en peine. Les mouvements sont lents, les sourires moins francs. Attirés par les primes, ils parcourent plus de 50'000 kilomètres pendant la belle saison. Ils roulent parfois des jours entiers et traversent plusieurs fuseaux horaires pour rejoindre une compétition. Contre-performances et grosses blessures s'invitent en général à cette période.

Yvan tente de plonger dans sa bulle, malgré la promiscuité de l’imposant sound system. Tout au long de la prière, de l’hymne et des différents spectacles proposés à l’assistance, il ne cesse de remuer tel un boxeur. Remuer pour ne pas flancher. Sa fille lui manque. Sa femme, sa vie de famille, son ranch, son chien… Placés juste derrière lui, les projecteurs multicolores virevoltent. La foule applaudit d’une main, bien trop occupée à manger des tacos huileux. Le speaker beugle. Les chevaux tressaillent. Les taureaux s’agitent, et les cowboys attendent que la barrière s’ouvre pour, une fois de plus, danser avec le diable, en croisant les doigts pour que leur dos ne se brise pas.

La lumière s’éteint dans l’arène. Quand elle réapparaît, Yvan subit les assauts de la bête. Il ressemble à une petite poupée de chiffon sur le dos d'un dragon furibond. «J’ai préparé mon cheval dans le noir. Je ne voyais rien ou presque. Quand mon tour est venu et que j’ai vraiment vu ma poignée, elle était 10 cm sur la droite. Puis paf, c’est parti, je me suis retrouvé bloqué toute la monte. Je ne maîtrisais rien. 68 points, putain… C’est embarrassant!» KO tel un boxeur, Yvan musarde dans les travées de la Ford Arena. Il reste un long moment hagard, assis sur une marche. Le monde pourrait s’écrouler autour de lui. Beaucoup de questions traversent son esprit. Son envie de rentrer à la maison est de plus en plus forte. Elle s’impose définitivement lorsqu’il prend des nouvelles de Tray au téléphone, après son rodéo de Spanish Fork, Utah. Le Texan est tombé de son cheval à la fin du run, il s’est fait piétiner, puis assommer. De longues secondes sans bruit ni parole ponctuent la conversation. Il annonce qu’il ne peut plus lever son bras, qu’il ne souvient pas de tout et qu’il veut rentrer chez lui. Yvan est sous le choc. Habituellement fier et orgueilleux, il n’a jamais entendu son acolyte s’exprimer ainsi. Il ose à peine parler de sa mauvaise monte du soir et raccroche. Sur la route, la nuit se fera interminable, dans un silence assourdissant. Les deux frères d’armes se rejoindront le lendemain au grand rodéo de Cheyenne, Wyoming, et décideront de ne pas y participer. Après sa commotion cérébrale, l’Américain mettra un terme à sa saison et rejoindra sa femme dans son Texas natal, à Alpine. Le Français lui, arrivera juste à temps pour l’anniversaire de sa fille près de Dallas.

A la fin de l’année, après avoir parcouru plus de 100’000 km et remporté 83'000 dollars, Yvan se qualifiera pour une deuxième année consécutive aux finales nationales de Las Vegas. La fameuse Boucle d’Or sera hélas trop difficile à décrocher et le Français terminera avant-dernier. Mais loin d’avoir dit son dernier mot de cowboy, il continue de s’accrocher à ses rêves comme aux étalons sauvages pendant huit secondes. Enfin, huit secondes, et des poussières...