Ronan Guillou, ou l’Amérique versant fragile

© Ronan Guillou / courtesy NextLevel Galerie
R.I.P, Texas, 2012.

Le photographe français Ronan Guillou signe Country Limit, une série qui fait la part belle à la vulnérabilité des êtres comme de leur environnement. Emotions tendres garanties.

Les photos de Ronan Guillou sont bien plus que de simples images. Au-delà de leur beauté immédiate, ces photographies donnent à entendre une histoire, un récit aux multiples voix et pourtant rarement raconté. Cette histoire est celle de cette autre Amérique, laissée en rade, à l’écart, comme figée dans une époque lointaine: un temps sans temps.

Loin de la fureur des villes et de leur modernité éclatante, Country Limit explore ces territoires oubliés des Etats-Unis. Aux abords des grandes agglomérations ou au cœur des plus vastes étendues, le photographe s’en est allé à la rencontre de ces autres réalités, là où les visages fatigués se mêlent aux paysages abîmés par les hommes ou le soleil. Là où subsiste encore la force vive de l’enfance ou le souvenir, encore vibrant sous les décombres, de ce grand rêve américain.

Les clichés de Ronan Guillou ne sont d’ailleurs pas sans rappeler l’esthétique d’un certain Wim Wenders. Et pour cause: le film Paris-Texas, au début des années 90, fera l’effet d’une révélation pour le jeune Français, qui découvre à ce moment-là l’art photographique.

«J’étais fasciné par Travis Henderson, ce personnage solitaire marchant avec une détermination mystérieuse sous le soleil brûlant du désert texan, raconte-t-il. Puis la sublime apparition de Nastassja Kinski plus tard dans le film démontrait encore la force du plan fixe et le pouvoir de la couleur.»

«L’Amérique filmée de Wim Wenders fait alors écho aux aspirations aventurières de Ronan», relate Isabelle Mesnil, directrice de la Next Level Galerie à Paris, qui exposera le jeune artiste dès sa première série intitulée Angel en 2010. «Ronan Guillou s’emparait alors de son vaste sujet en s’intéressant d’abord à l’élégance graphique et lumineuse des paysages urbains, ainsi qu’à la place de l’humain dans ces grands ensembles.» Magie de l’histoire: ce sera Wim Wenders lui-même qui signera la préface du livre éponyme…

La série Country Limit se démarque par sa puissance iconographique couplée de ces élans de tendresse ineffables à l’égard de ses sujets. Ici, ces touffes d’herbes qui débordent, avec insolence, sur le bitume; là, ce jeune Américain emmitouflé dans son sweat, si mal à l’aise dans sa cour misérable. Ou plus loin encore ce cow-boy à l’étroit dans ce qui ressemble à une salle d’attente.

Country Limit veut redire la vulnérabilité sociale de certains personnages dans les espaces lointains, autant qu’elle cherche à laisser voir ce que l’homme impose à son territoire, explique le photographe. La manière dont nature et civilisation coexistent, s’opposent, s’harmonisent, se résistent…»

Et la galeriste de poursuivre: «Ronan Guillou nous  parle ainsi de la fragilité de l’existence, mais aussi de la fragilité de la nature face aux exigences de la société contemporaine qui la mettent inlassablement à l’épreuve. Country Limit révèle un pays patiné dont l’équilibre paraît menacé par ses propres excès, et laisse voir une nation touchante et vulnérable, en prise avec les doutes et les conditions qu’impose le monde changeant.»

Mais pourquoi l’Amérique, peut-on légitimement s’interroger. La France, et l’Europe tout entières ne connaissent-elles pas aussi de pareilles zones d’abandon et leurs propres laissés-pour-compte? Le Français nous répond alors sans hésitation: «Les Etats-Unis sont un pays fascinant. Fascinant parce qu’il regorge de saisissants paradoxes, et que son impact culturel, politique et économique sur le monde depuis la fin de l’ère coloniale rend forcément curieux. Il est, entre autres nombreuses choses, l’évocation du soft power dans toute sa grandeur. Finalement, nous faisons tous un peu partie de cette Amérique.»

Le photographe est cependant conscient de la difficulté à aborder «ce vaste pays dont la photogénie est aussi remarquable que reconnue, ce qui la rend piégeuse du fait des poncifs et innombrables références qu’il faut aborder avec délicatesse». Mais pour Ronan Guillou, justement, la photographie ne saurait n’être que pure description: «La volonté esthétique ne peut suffire si elle ne véhicule pas d’émotions ou si, dans un travail vu dans son ensemble, elle se retrouve dépourvue de force narrative. L’idée est de réunir un tout cohérent, sensible si possible et évocateur, pas seulement décoratif.»

A la Next Level Galerie, on associe d’ailleurs volontiers le travail de cet artiste, toujours «entre odyssée autobiographique et œuvre documentaire», au concept littéraire de creative nonfiction.

La non-fiction romancée regroupe, en effet, toutes les œuvres qui traitent de faits réels avec une vraie approche esthétique, tels certains essais, mémoires ou carnets de voyage. A l’instar de la docufiction au cinéma, les photos de Ronan Guillou témoignent de ces réalités américaines tout en affichant un style singulier, alliant goût prononcé pour la composition et affection inaltérable pour la couleur.

Aujourd’hui, l’homme poursuit son «étude américaine» dans l’Etat de l’Alaska. Inlassablement. «Observer un territoire et ceux qui le peuplent ne permet pas de le comprendre si l’on s’en tient à sa surface. C’est pourquoi j’aspire à creuser toujours, tout en interrogeant simultanément le médium photographique. Jusque-là, je parviens encore à trouver de la légitimité à mon entêtement américain.» Un travail qui n’est d’ailleurs pas sans laisser des traces sur l’artiste, qui conclut en nous confiant ces derniers mots: «L’Amérique me raconte son histoire et, dans le même temps, compose ma propre existence, à travers chaque voyage – la photographie éveille ma conscience au monde.»

Dans sa préface à Angel, Wim Wenders remerciait ainsi Ronan Guillou, de nous offrir ses propres éveils: «Ce qui m’enchante dans les photographies du livre de Ronan Guillou, c’est que toutes ces images sont trouvées. Toutes sont réalisées dans l’impulsion du moment. Elles ne sont ni manipulées ni "travaillées". Elles rayonnent de réalité. Quel soulagement! Je ne peux renoncer à l’idée que trouver est devenu plus créatif qu’inventer. (Je sais que cette thèse est en opposition avec la philosophie actuelle du métier) Cependant, on ne trouve pas comme ça, d’un seul trait, sous le coup de la chance. D’abord il faut chercher. Et il faut savoir où chercher. Savoir quand voir ce que l’on cherchait. Alors, si la chance vous sourit (et que vous avez suivi le signe de l’ange) vous réalisez des images que nous pourrions interpréter comme des "offrandes", elles sont apparues à vous, vous ont été offertes, et à votre tour vous pouvez les transmettre. Ainsi celui qui observe l’image prend-il part à la grâce de ces moments, sans avoir à s’extasier de votre créativité. Vous l’invitez à partager avec vous ce moment où l’ange passe. (…)  Je remercie l’ange d’être passé. Et je remercie Ronan de l’avoir aperçu, et dans un murmure, de nous l’avoir annoncé…»