«Les Français ont un très gros problème avec leurs banlieues»

Pour Mark Rossini, ancien responsable du FBI chargé de la lutte antiterroriste, les attentats en Europe s’inscrivent dans la ligne droite du 11 septembre 2001 qu’il n’a pas pu ou n’a pas su arrêter.

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Ancien agent du FBI, Mark Rossini a révélé les relations souvent conflictuelles entre la CIA et le FBI.© Patrick Vallélian

Mark Rossini regrette. Et le mot est faible. Cet ancien du FBI regrette de ne pas avoir pu ou su empêcher les attentats du 11 septembre 2001. Alors en poste comme agent de liaison à la CIA, il avait sous la main l’information qui aurait permis de démanteler la cellule d’Al-Qaïda, responsable de l’attaque. Mais rien ne s’est passé comme prévu. Puis il y a eu la guerre en Irak, la traque sans foi ni loi de Ben Laden, l’attentat contre Charlie Hebdo… Et le monde n’est plus tout à fait le même, analyse l’expert américain qui s’inquiète de la montée en puissance de l’Etat islamique.

Les deux frères Kouachi se revendiquent d’Al-Qaïda (AQPA) au Yémen. Que vient faire le Yémen dans cette histoire?
Revenons sur ce que signifie le Yémen. Pour commencer, ce pays est une invention occidentale, coloniale. Ensuite, et pour simplifier, le Yémen, c’est l’Arabie saoudite. La famille Ben Laden vient par exemple de la province yéménite d’Hadramuth. Ben Laden était donc yéménite, pas saoudien. En outre, la connexion entre ce pays et le terrorisme islamiste est très importante. C’est un pays où le radicalisme est très fort, où l’islam y est très pur. L’islamisme radical vient de cette région. Ce n’est pas un hasard si Ben Laden a installé son standard téléphonique international dans une maison de la capitale, Saana. Et si le Gouvernement américain a envoyé des drones pour tuer des dizaines de djihadistes dans leurs sanctuaires.

L’un des responsables d’AQPA était un Américain, Anwar al-Awlaqi. Les frères Kouachi se revendiquent de lui.
Anwar al-Awlaqi était un Américain d’origine yéménite qui était profondément impliqué dans les attaques du 11 septembre 2001. Il inspire le colonel Nidal Hassan qui commet un massacre dans la base militaire américaine de Forth Wood. Il manipulait Hijazi un chauffeur de taxi de Boston qu’un de nos drones a tué au Yémen. Al-Awalqui a lui aussi été tué par un drone.

Les frères Kouachi faisaient-ils partie d’AQPA?
Je n’en sais rien. Reste que c’est au Yémen qu’ils ont trouvé un but et une autorité supérieure qui les cautionne.

Dans la dernière édition de la revue d’AQPA, il y a de curieuses illustrations. Un titre barre par exemple un dessin de la page 8 qui dit que «quand vous êtes prêts et que vous avez la sagesse vous pouvez passer à l’action». Derrière un montage photo avec un passeport français et un pot-à-crayons…
C’est clairement un signal. Al-Awalqi est mort en 2011. Depuis, AQPA attendait de passer à l’assaut. C’est comme quand le journaliste américain John Miller a interviewé Ben Laden en Afghanistan. Il était en tenue militaire, avec une kalachnikov et derrière lui une carte de l’Afrique de l’Ouest. Aujourd’hui on sait que c’était le signal pour les attaques des Ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie.

Près de 200 Français se battraient au Yémen, crédible?
C’est possible. Les Français ont un très gros problème avec leurs banlieues et leurs jeunes qui n’ont pas de débouché. Ils sont comme ces gosses du South Bronx qui rejoignent un gang. Ça leur donne un but dans la vie. C’est inquiétant. Nous n’en avons pas terminé avec ces terroristes.

Les attentats de Paris sont-ils des conséquences du 11 septembre 2001?
Le monde a changé le 11 septembre 2001. A l’époque, j’étais un agent du FBI détaché auprès de la CIA, à Langley. Je m’occupais notamment de la question du terrorisme islamiste après avoir enquêté sur les attentats de 1998 contre les Ambassades américaines de Nairobi, au Kenya, et de Dar es Salaam, en Tanzanie. Je me souviens très bien de l’ambiance irréelle et de la surprise.

Comment cela a commencé pour vous?
Par un coup de fil d’une connaissance qui se trouvait de la World Financial Center à deux pas du World Trade Center (WTC). Il m’appelle, paniqué, pour me dire qu’un avion s’était encastré dans l'une des tours. Que c’était gros. Enorme. A ce moment-là, j’étais dans ma voiture. Je conduisais. Je lui ai dit de quitter le bâtiment, de sortir. Je ne savais pas ce qui se passait. Puis, j’ai parqué ma voiture et c’est en traversant le bureau pour me rendre à ma place de travail que j’ai vu le second jet frapper la seconde tour. Nous nous sommes regardés avec les autres agents. Incrédules. Perdus presque. On ne comprenait pas. Je ne savais pas que le jour le plus long de ma vie commençait. Que j’allais passer les prochaines heures à tenter d’atteindre des gens, à trouver des réponses qui ne viendront jamais. Nous étions choqués. A genoux. C’était très dur.

Pourquoi ce choc?
Parce qu’on pensait être à l’abri sur le territoire américain. On savait bien qu’on n’avait pas que des amis, mais on ne pensait pas qu’ils pourraient nous toucher au cœur en visant l’économie avec l’attaque contre le World Trade Center, la sécurité avec l’avion contre le pentagone et la politique avec l’appareil abattu en Pennsylvanie. Il visait le Capitole, donc les élus du peuple. Le 11 septembre a volé notre innocence, notre naïveté.

Etonnant tout de même alors que l’USS Cole avait été victime d’une attaque le 12 octobre 2000 à Aden, au Yémen, que vos ambassades étaient visées…
Nous étions certains que des organisations comme le Hezbollah ou l’IRA ne tenteraient jamais rien aux Etats-Unis. Ils y gagnent de l’argent. C’est là qu’ils cachent leurs comptes bancaires. En revanche, Al-Qaïda, c’est autre chose. Nous n’avions jamais imaginé qu’ils allaient nous faire la guerre de cette manière. Nous n’avons pas compris son fonctionnement ni la dynamique du fondamentalisme qui mène une guerre d’usure contre l’Occident. Et qui a du temps. Ils ne pensent pas comme nous. Il n’y a pas de règle, mais un but: le califat.

Pourtant, vous prétendez que les attentats du 11 septembre auraient pu être évités. Et donc l’intervention en Irak dont nous payons la facture aujourd’hui avec ces attentats ou la montée en puissance de l’Etat islamique.
C’est le cas.

Vraiment?
Oui. En fait, c’est une histoire simple et terrible à la fois. Un responsable de la lutte contre Al-Qaïda avait interrogé un suspect après l’attaque de Nairobi. Il n’avait pas eu besoin de le torturer pour obtenir un contact au Yémen. Et c’est en écoutant ce numéro de téléphone que la NSA a su que deux Saoudiens se rendaient en Malaisie pour participer à une réunion d’Al-Qaïda. Nous étions au printemps 2000. Il s’agissait de Khalid al-Mihdhar et de Nawaf al-Hazmi dont nous avions reçu une copie de leur passeport après leur passage à Dubaï grâce aux autorités locales. Doug Miller, du FBI, était tombé sur cette information et m’avait envoyé un mémo à ce sujet, un Central intelligence report (CIR). L’information était capitale parce que ces deux gars avaient des visas américains. Cela voulait dire qu’ils allaient prochainement débarquer chez nous. Il fallait réagir, les suivre. Et si nous l’avions fait, nous aurions compris qu’il se tramait quelque chose. Tous les terroristes du 11 septembre étaient en contact les uns avec autres. Nous les aurions stoppés sans problème. Après l’avoir lu, j’ai approuvé l’envoi du mémo au FBI. Mais quelqu’un à la CIA l’a bloqué. A ma grande surprise.

C’était habituel?
Non. Généralement, une telle information aurait dû être envoyée sans autre. Et quand j’ai essayé de comprendre pourquoi, la responsable de l’unité m’a répondu que cela ne me regardait pas. Que la CIA dirigeait la lutte contre le terrorisme. Pas le FBI. Quand nous voudrons que le FBI soit au courant, nous le leur dirons, m’a-t-on dit. Je suis tombé des nues.

Que disait ce mémo?
Il était très simple. Il annonçait l’arrivée aux Etats-Unis de deux personnes suspectes. Rien de plus. Mais cela aurait lancé l’alerte.

Pourquoi ne pas avoir averti directement le FBI finalement? C’était votre employeur non?
Parce que j’aurais été condamné pour trahison. Et puis le seul moyen de transmettre officiellement une information, c’est d’envoyer un CIR. Sinon, cela n’a aucune valeur. Je me disais aussi qu’il y avait une bonne raison pour que cela ne soit pas transmis.

Et aujourd’hui?
Cela me tue chaque jour de ma vie. C’est dramatique. J’aurais dû bouger. J’aurais dû prendre le risque d’être condamné pour trahison et appeler le FBI de New York.

Comment analyser le silence de la CIA?
Tout d’abord, c’était le devoir de la CIA d’avertir le FBI et si elle ne l’a pas fait, c’est, je pense, à cause de ses relations avec les Saoudiens. Elle pensait probablement retourner l’un ou l’autre des terroristes pour l’utiliser comme un agent double. Mais avec Al-Qaïda, cela ne marche pas ainsi.

Pourquoi n’avez-vous pas été interrogé par la commission qui a écrit le rapport sur les attentats du 11 septembre?
Aucune idée. Demandez-leur. Tout ce que je sais, c’est que j’aurais parlé du mémo de Doug et que quelqu’un de haut niveau n’a pas voulu que je parle.

Qui?
Je suis loyal. Je ne vais pas trahir mon pays. Même si le rapport est de très bonne facture, il manque les 28 pages qui parlent des relations troubles entre les Etats-Unis et l’Arabie saoudite. Surtout il manque notre témoignage, à Doug et à moi. Nous le devions aux familles des victimes. Nous le devions à nos concitoyens.

Au monde aussi? C’est tout de même le 11 septembre qui provoque ensuite l’invasion de l’Afghanistan puis celle de l’Irak en 2003.
Aller en Afghanistan était nécessaire. Nous devions nous occuper des talibans qui protégeaient Ben Laden. L’Irak, en revanche, c’était une grave erreur. Nous n’avions rien à y faire. Cette guerre repose sur une série honteuse de mensonges. Et nous payons aujourd’hui la facture avec la montée en puissance de l’Etat islamique et le terrorisme en France.

Quels mensonges?
Nous avons passé des mois à expliquer à Georges W. Bush, Dick Cheney et George Tenet (le directeur de la CIA, nda) qu’il n’y avait aucune connexion entre l’Irak et Al-Qaïda. Mais nous avions compris qu’il y aurait une guerre. Le politique la voulait. Il fallait la justifier quitte à mentir. Quitte à torturer ou à fournir des rapports pourris.

La torture était donc connue de tous?
J’avais accès à tous les rapports et je savais ce qui se passait. Mais je n’avais jamais participé à un interrogatoire. Interdiction du patron du FBI. En revanche, tout le monde savait que cela ne servait à rien. Que cela ne nous amenait aucune information intéressante.

Alors pourquoi ne pas avoir dénoncé tout cela?
Bien sûr, j’aurais dû le crier très fort. Aller devant la presse, témoigner. Mais à quoi bon. J’aurais été détruit par le système. A l’époque, à la moindre critique du gouvernement, tu passais pour un traître. La pression était énorme et cela n’aurait rien changé. Entre nous, nous nous disions que cela n’allait pas. Que c’était de la folie. Mais ces gens avaient tous les pouvoirs. Nous n’avions aucune chance. C’était comme un culte.

Pourquoi?
Parce que nous voulions nous venger. Nous voulions faire payer au monde ce qui nous était arrivé. Le pire, c’est que nous n’avons rien gagné en Irak. Même pas du pétrole qui profite aux Chinois. Nous avons manipulé notre opinion publique, nos services de renseignements, nos forces armées… Pire, nous avons créé un chaos incroyable dans notre système de sécurité. Après le 11 septembre, il y a eu trop de cuisiniers dans trop de cuisines. Au lieu de créer une seule structure contre le terrorisme, cette lutte a été divisée entre de nombreuses organisations et agences. Nous avons perdu beaucoup de temps. Trop. Et nous le payons.

Rétrospectivement, auriez-vous pu éviter le 11 septembre?
Oui, si le mémo de Doug avait été envoyé comme cela aurait dû être le cas, il n’aurait pas eu lieu.