En janvier 1994, les éditions Random House publiaient Midnight in the garden of good and evil, a Savannah story (Minuit dans le jardin du bien et du mal. Savannah Géorgie, chronique d’une ville), de John Berendt. Le livre était présenté comme une chronique. Son auteur, rédacteur pour Esquire et directeur du New York Magazine, était inconnu du grand public. Pourtant, Minuit allait squatter pendant 216 semaines la liste des bestsellers du New York Times, se vendre à plus de trois millions d’exemplaires et être traduit en 23 langues. Trois ans après sa parution, la chronique de John Berendt était portée à l’écran par Clint Eastwood, avec Kevin Spacey et John Cusack. A l’époque, éditeur aux éditions du Rocher, je m’étais porté acquéreur des droits français du livre, lesquels étaient en définitive échus aux éditions Belfond. Je l’avais regretté, car il m’aurait plu d’accompagner la commercialisation de cette chronique d’une ville qui m’était alors inconnue, mais qui avait su me séduire à travers le portrait coloré qu’en donnait Berendt. Je l’avoue, je comptais aussi sur le film d’Eastwood pour booster les ventes du livre en France. En revanche, je n’imaginais pas passer à côté d’un futur phénomène éditorial. John Berendt lui-même avoue n’avoir espéré qu’un «modeste succès commercial». S’il existait une recette pour fabriquer un bestseller, les éditeurs la suivraient sans vergogne. Et si quelqu’un devait jamais la découvrir, je doute qu’elle prévoie au nombre des ingrédients indispensables: un auteur inconnu et la chronique d’une ville du sud des Etats-Unis. Pourtant… Un quart de siècle après sa parution, Minuit dans le jardin du bien et du mal reste un phénomène d’exception. Par le nombre d’exemplaires vendus dans le monde, mais plus encore par son influence sur le développement touristique d’une ville jalouse de son isolement. En 2021, Minuit continue de charmer, d’envoûter. Pour découvrir les raisons de cette fascination, j’ai décidé de pénétrer dans le décor du livre de John Berendt. D’aller à la rencontre de Savannah.
Dans l’avion qui me mène de Paris à New York, je regarde une nouvelle fois le film de Clint Eastwood. Je réalise que dès la lecture du livre et plus encore après le visionnage de son adaptation cinématographique, ma rencontre avec Savannah était devenue inéluctable. Plus encore que la chronique, ce sont la ville et ses habitants qui m’ont envoûté. J’ai beaucoup bourlingué aux Etats-Unis, depuis mes vingt ans. Or, je n’ai jamais rendu visite à «la belle hôtesse du Sud», l’un des surnoms de Savannah en Géorgie. J’ai subitement hâte d’arriver à destination pour constater par moi-même si l’endroit est bien tel que je me le suis représenté, une sorte de décor pour pièce de Tennessee Williams. Mais avant de poursuivre le périple, je profite de l’escale à New York pour rencontrer un couple d’amis de longue date. Merrick est dramaturge, scénariste, dialoguiste; Donna a fait carrière dans le marketing de cinéma. Nous nous retrouvons dans un restaurant mexicain de l’East Village. Là, je leur expose la raison de mon voyage et leur demande s’il existait, selon eux, un ingrédient subtil qui aurait permis d’anticiper la déferlante Minuit. Ma question leur paraît presque incongrue. Contrairement à moi, ils n’ont pas été surpris outre mesure que les Américains se passionnent pour la chronique d’une ville que lady Astor – née en Virginie, elle fut la première femme à siéger au Parlement britannique, en 1919 – qualifiait, en 1946, de «jolie femme au visage de souillon». «Non, vraiment pas. C’était même prévisible, m’assure Merrick. Les sudistes sont fiers de nature et tout livre qui parle de leur région les intéresse par principe; quant aux nordistes, ils sont littéralement fascinés par le sud profond depuis leur victoire dans la guerre de Sécession.» Donna me confie s’être rendue à Savannah, avec son mari, bien avant la parution du livre de John Berendt; ils étaient tous deux curieux de découvrir la «ville comme il faut, au bord de la mer» évoquée par Margaret Mitchell dans Autant en emporte le vent.
Que Minuit dans le jardin du bien et du mal soit devenu un bestseller aux Etats-Unis, je peux l’entendre. Mais que ce succès se soit répercuté dans une vingtaine de pays est une tout autre affaire. Là, l’explication de mes amis new-yorkais ne tient définitivement plus la route. Tous les bestsellers américains ne reçoivent pas un même accueil à l’étranger. En regagnant mon hôtel, je n’ai plus de doute. C’est à Savannah et nulle part ailleurs que je trouverai les réponses à mes questions. Leur voyage avait beau être antérieur à la publication du livre de Berendt, les étoiles dans les yeux de Donna et de Merrick indiquaient clairement qu’ils restaient sous le charme de la ville aux vingt-deux squares. Dans l’avion qui me mène de New York à Savannah, mon exemplaire de Minuit est posé sur la tablette devant moi. Tandis que je contemple la couverture de ce livre dont je cherche à percer le mystère, je me surprends à sourire au visage mélancolique de la fillette qui orne la couverture sur fond de chênes dégoulinant de cheveux d’ange, cette mousse espagnole commune dans le sud des Etats-Unis. C’est vrai qu’elle est émouvante la statue de cette enfant au chemisier fermé de cinq gros boutons et à la jupe plissée qui lui tombe jusqu’aux pieds. Les coudes collés au corps, elle offre aux oiseaux assoiffés deux soucoupes posées bien à plat sur les paumes de ses mains. A ce moment-là, je ne sais encore rien de cette sculpture – pas plus que de sa créatrice – sinon que la fillette à la tête penchée vers son épaule gauche et au regard tourné vers l’intérieur possède une douceur, mais aussi une force quasi hypnotique. Je note de m’y intéresser.