Savannah, Géorgie, une si jolie scène de crime (2/2)

© DR
S'étendant sur plus de 12 hectares, Forsyth Park est le plus grand et le plus ancien parc public de Savannah, la «Belle aux jardins dormants».  

Le bestseller de John Berendt, Minuit dans le jardin du bien et du mal traduit en 23 langues et porté à l'écran par Clint Eastwood, est-il une chronique fidèle de la «belle hôtesse du Sud»?

«Bien que ce ne soit pas une œuvre d’imagination, j’ai pris certaines libertés dans la narration de l’histoire, notamment quant à l’enchaînement des faits. Quand le récit est romancé, mon intention a été de rester fidèle aux personnages et au cours essentiel des événements tels qu’ils se sont réellement produits.» Voici en quels termes John Berendt clôt Midnight in the garden of good and evil, a Savannah story (Minuit dans le jardin du bien et du mal. Savannah Géorgie, chronique d’une ville)Fidèle aux personnages… Nancy Hillis, décédée le 9 août 2016, n’est malheureusement plus là pour faire entendre son point de vue sur la fidélité de John Berendt à ses personnages. Toutefois, elle a laissé divers témoignages à l'occasion d’interviews dont certaines restent disponibles en ligne, mais surtout elle a publié son autobiographie qui ne manque pas de piquant, car la dame n’a pas sa langue en poche. Et la cible de ses piques n’est autre que John Berendt. Entre l’auteur de Minuit et Nancy Hillis, l’antipathie était vive et réciproque. A vrai dire, Nancy ne voulait pas apparaître dans le Livre et elle l’avait clairement fait savoir à John Berendt. Celui-ci l’avait alors invitée à déjeuner chez Clary’s, le restaurant où Luther Driggers promène ses mouches dans le film d’Eastwood. A cette occasion, il lui avait assuré qu’elle tiendrait un rôle mineur dans le Livre; il se contenterait de mentionner une anecdote qu’elle-même lui avait racontée et qui lui paraissait savoureuse. 

A l’époque où il avait fait sa connaissance, Nancy Hillis vivait à St-Simons (et non à Waycross, comme il l’écrit dans le Livre). Elle avait, alors, un emploi du temps chargé – enfants, ménage, un petit boulot dans une agence immobilière et un autre dans une boutique. En outre, six fois par semaine, elle prenait la route pour se produire à Savannah. Nancy Hillis était une chanteuse de Dixieland appréciée dans la région; son morceau fétiche s’intitulait Hard hearted Hannah, the vamp of Savannah; ses fans l’avaient dès lors surnommée «la vamp de Savannah»: «Si pour vous, une vamp est une femme forte et bien dans sa peau, alors je suis une Vamp avec un V majuscule», écrit-elle dans son autobiographie. Entre St-Simons et Savannah, il y avait une heure trente de route. Berendt avait suggéré que cette navette devait être lassante à la longue. Nancy lui avait assuré qu’il n’en était rien; ce temps lui permettait, au contraire, de se faire les ongles. Devant la stupeur de l’auteur, elle avait déclaré qu’il n’y avait rien de difficile à cela. Juste un coup à attraper et… conduire avec les genoux. D’ailleurs, avant de se faire les ongles, elle se maquillait et se coiffait, or son maquillage comme sa coiffure étaient de savantes compositions. Berendt n’était pas le seul que la conduite de Nancy avait interloqué. Un camionneur avait abordé la dame alors qu’elle s’était arrêtée à une station d’essence pour faire le plein. Depuis trois quarts d’heure, il la suivait et avait eu tout loisir de la voir jongler avec ses pinceaux, ses brosses et son vernis. Mais ce qui l’avait stupéfié plus encore avait été de constater la présence d’une télévision allumée sur le siège passager. L’histoire avait plu à John Berendt et il voulait l’inclure dans son livre. Chez Clary’s, il avait assuré Nancy que sa présence dans le Livre se limiterait à cette seule anecdote. Au terme de leur déjeuner, celle-ci avait capitulé à condition qu’il ne mentionne pas son nom mais l’appelle… «Mandy Nichols» (Mandy, en référence à la chanson de Barry Manilow, qu’elle adorait, et Nichols en hommage à son père qui se prénommait Nick). Fort de l’autorisation qu’il était venu chercher, Berendt avait demandé à Nancy de signer un document par lequel elle s’engageait à ne pas lui intenter de procès – une précaution imposée par son avocat, mais qui ne portait pas à conséquence, précisa-t-il. Nancy avait signé. Malheureusement, John Berendt n’allait pas respecter sa parole. Mandy Nichols serait un personnage omniprésent dans le Livre et plus encore dans le film d’Eastwood. Berendt eut beau lui expliquer que les lecteurs aimaient Mandy, Nancy acceptait mal le rôle qu’il lui faisait jouer. Malheureusement, elle avait les pieds et les poings liés par le papier qu’elle avait eu la naïveté de signer.

Savannah Berendt Savannah Berendt
Nancy Hillis (assise sur le piano) et Joe Odom (au piano) avaient l'habitude de se produire dans le club Sweet Georgia Brown, années 90.  © DR

Certaines des libertés évoquées par Berendt en fin de volume étaient sans grande importance, mais elles n’en sont pas moins révélatrices de sa fidélité aux personnages. Dans le roman, Mandy/Nancy rencontre l’auteur peu de temps après l’arrivée de celui-ci à Savannah et bien avant le meurtre de Danny Hansford par Jim Williams. Or Nancy raconte une tout autre histoire. Dans son autobiographie, elle écrit avoir fait la connaissance de Jim au cours d’un dîner au 45 South, un restaurant en vogue de Savannah; elle y avait été invitée en compagnie de Joe Odom, l’avocat pianiste et squatteur, par un ancien juge des mineurs recyclé dans les antiquités. Jim Williams était lui aussi au nombre des invités du juge, sans doute en sa qualité d’antiquaire. Nancy l’avait trouvé séduisant, mais ses yeux perçants indéchiffrables l’avaient mise mal à l’aise. Après le dîner, les convives étaient convenus de se retrouver au Sweet Georgia Brown, le club de Nancy et Joe, où ceux-ci devaient se produire. Jim Williams avait décliné l’invitation. Nancy s’en était étonnée, mais Joe lui avait expliqué que Jim n’aurait même pas dû les rejoindre au restaurant. «Quoi, il a été condamné pour conduite en état d’ivresse?» s’était enquise Nancy. La réponse de Joe avait été brutale: «Non, pour avoir tué un homme.» L’échange qui s’en était suivi est savoureux:
- Il l’a tué intentionnellement?
- Je n’en sais rien. Je n’étais pas présent. Au fait, il te plaît?
- Joe! il a tué un homme…
- Sans doute, mais c’est l’un des êtres les plus captivants que je connaisse; qu’importe le reste.

Joe avait ajouté que Jim Williams était à la veille de son quatrième procès qui devait se tenir à Atlanta; Frank W. «Sonny» Seiler était son avocat et John Berendt dirigeait la défense (sic!) «Et nous allons tous à Atlanta pour le soutenir; cette fois, il va s’en sortir.» Pourquoi, me direz-vous, ajouter foi aux propos de Nancy Hillis plutôt qu’à ceux de John Berendt? La réponse à cette question est fournie par Dep Kirkland. Procureur général adjoint, Kirkland fut le premier magistrat à arriver à Mercer House alors que le corps de Danny Hansford était encore chaud. C’est lui qui décida d’arrêter Jim Williams pour le meurtre de Danny Hansford et qui dirigea l’accusation durant le premier procès Etat de Géorgie contre Jim Williams. Or Kirkland confirme que John Berendt était arrivé à Savannah bien après les faits – même s’il situe son arrivée après le deuxième procès et non à la veille du quatrième. En outre, Kirkland confirme que Berendt travaillait main dans la main avec les avocats de Jim Williams, ce qui ressort clairement du Livre comme du film. Le procureur va plus loin et assure que l’auteur avait signé un contrat avec Williams. «Vous vous imaginez le regretté Vincent Bugliosi, auteur de Helter skelter (La tuerie d’Hollywood), signant un contrat avec Charles Manson?» s’indigna Dep Kirkland.

Clint Eastwood n’avait pas encore acheté les droits du Livre quand Nancy avait été invitée à parler de Minuit dans le jardin du bien et du mal dans l’émission télévisée d’Oprah Winfrey. A son arrivée, la vamp avait eu la surprise de constater que The lady Chablis et John Berendt étaient également de la partie. La surprise avait été plus grande encore pour John Berendt et il était évident que la présence de Nancy le rendait nerveux. Avant d’entrer sur le plateau, il avait pris la vamp à l’écart pour la chapitrer. Si Oprah l’avait invitée, c’était grâce à lui. Aussi, si on lui demandait si elle avait été mariée ou fiancée à Joe, elle ne devait pas nier. Elle ne devait en aucun cas dévier de la ligne directrice du Livre! Il y avait beaucoup d’argent à se faire! The lady Chablis avait signé un contrat avec Random House (en réalité Simon & Schuster) qui voulait sa biographie et des producteurs parlaient d’acheter les droits de Minuit pour en tirer un film. Furieuse, Nancy avait rétorqué que nul ne lui dicterait ce qu’elle pouvait ou ne pouvait pas dire. Elle s’en tiendrait à la stricte vérité. Elle avait un nom avant la parution de Minuit et n’avait aucun besoin du Livre pour exister. Par bonheur, The lady Chablis aimait être le centre de l’attention. Nancy avait à peine répondu à deux questions anodines que la lady avait monopolisé la parole pour le reste du show au grand soulagement de Nancy qui s’épargnait, ainsi, un affrontement en direct. Dans les coulisses, l’échange entre elle et Berendt avait été très tendu. L’auteur tenait absolument à ce que Nancy joue le jeu, qu’elle admette devant les caméras qu’elle avait eu une relation avec Joe Odom. Nancy ne le niait pas! Elle avait eu une relation avec Joe, mais purement amicale et professionnelle; en aucun cas, ils n’avaient été amants et encore moins fiancés. Nancy Hillis avait une bonne raison pour refuser de jouer le jeu de Berendt. A l’époque où celui-ci la prétendait fiancée à Joe, la vamp était divorcée et avait la garde de ses deux enfants. Berendt avait eu une autre exigence. Si quelqu’un lui demandait la cause de la mort de Joe, Nancy devait déclarer qu’il avait été emporté par une leucémie. «Tout le monde sait que Joe est mort du sida», avait-elle répondu, ajoutant qu’elle ne travestirait pas la vérité. La nervosité de Berendt était montée d’un cran. «Tu ne peux pas en être sûre!» Sauf que Nancy avait de bonnes raisons d’en être sûre. Elle avait eu entre les mains le certificat de décès de Joe Odom, qui avait été adressé à la dernière adresse du pianiste, la maison Hamilton-Turner que Nancy avait rachetée en 1991 (trois ans avant la parution du Livre). Nancy Hillis raconte que John était devenu si nerveux qu’il en avait presque bégayé. «Tu sais, Nancy, je n’ai jamais dit à ma mère ni à mon père de quoi Joe était mort; s’ils venaient à découvrir qu’il était gay…» Subitement, l’insistance de John Berendt était devenue limpide pour Nancy. Elle avait compris pourquoi la relation amoureuse entre Mandy et Joe était si importante aux yeux de l’écrivain. Le Livre parlait du meurtre d’une petite frappe bisexuelle par un antiquaire homosexuel. L’un des personnages marquants du Livre, et plus encore du film, était une drag queen. Si, en plus, Joe Odom était lui aussi bisexuel, cela aurait fait trop pour un éditeur. Sans la romance entre Mandy et Joe, Minuit dans le jardin du bien et du mal aurait risqué de passer pour un livre gay et de se trouver, en conséquence, catalogué dans un genre au lectorat potentiel considérablement restreint. Berendt a beau balayer cette explication d’une chiquenaude, elle n’en est pas moins valable. Clint Eastwood lui-même avait dû en être conscient puisque, dans son film, il alla jusqu’à introduire une histoire d’amour entre Mandy et… John Kelso/Berendt. Le film se clôt d’ailleurs sur l’installation de John Kelso/Berendt à Savannah; tandis que celui-ci prend possession de son appartement, il reçoit la visite de Mandy et tous deux s’en vont main dans la main à travers les rues de Savannah, deux tourtereaux à la rencontre d’un avenir radieux – le comble! Dans sa biographie, Nancy Hillis pose la question de l’homosexualité de l’auteur en s’appuyant sur divers éléments qui, s’ils paraissent recevables, sont hors de propos ici. Il n’en reste pas moins que la négativité de Nancy Hillis à l’encontre de John Berendt est compréhensible. Inventer, à des fins purement mercantiles, une liaison entre une mère célibataire et un homme décédé du sida est du plus parfait mauvais goût et ne peut être considéré comme une marque de fidélité aux personnages. Si Nancy Hillis ne cache pas sa profonde antipathie à l’encontre de John Berendt, elle a l’honnêteté de reconnaître que Minuit est un très bon livre; à aucun moment, elle ne remet en cause sa qualité littéraire. Il en va de même pour Dep Kirkland, le procureur général adjoint en charge du premier procès de Jim Williams qui lui aussi reconnaît le talent de l’auteur, mais déplore que «le Livre n’est qu’un cousin éloigné de la vérité».

Bande-annonce du film Midnight in the garden of good and evil réalisé par Clint Eastwood et sorti en 1997.

Le meurtre de Danny Hansford par Jim Williams monopolisant la seconde partie du Livre et l’essentiel du film de Clint Eastwood, il est temps de nous y intéresser. Pour commencer, voyons quel genre d’individu était Jim Williams. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le titre du livre de John Berendt s’applique parfaitement à cet homme dont la vie fut une vraie bal(l)ade dans le jardin du bien et du mal. James Arthur Williams n’était pas originaire de Savannah. Sans doute est-ce là l’une des raisons pour lesquelles l’aristocratie locale ne le considéra jamais pleinement comme l’un des siens. Jim vit le jour le 11 décembre 1930, à Gordon, une petite ville minière proche de Macon, en Géorgie. Son père était barbier et sa mère, secrétaire dans une société minière locale. Les Williams ne roulaient pas sur l’or, mais ils n’étaient pas pauvres pour autant. Jim se vantait volontiers des origines anglaises de ses ancêtres; il se plaisait à rappeler qu’après avoir quitté le Continent, ceux-ci avaient prospéré à Boston avant de descendre vers le Sud et de devenir des fermiers prospères en Géorgie. Dans un écrit daté de 1983, Jim Williams se souvint d’avoir grandi au sein d’une famille unie; même après le divorce de ses parents, le père resta très proche de ses enfants – Jim et Dorothy. De bonne heure, le garçon développa un esprit d’entreprise qui impressionnait ses enseignants autant que ses parents. Il aimait restaurer de vieux meubles pour les revendre. Désireux de l’encourager, son père lui construisit un atelier où Jim pouvait travailler le bois à sa guise. Le garçon avait un autre intérêt: l’histoire. Combinez ces deux passions et il semble écrit que, tôt ou tard, il s’intéresserait à la restauration urbaine. Pour lui permettre de vivre un jour de ses marottes, sa mère l’envoya étudier la décoration d’intérieur au Ringling College of Art and Design, à Sarasota, en Floride.

Après son service dans l’Air Force, Jim Williams s’installa à Savannah, en 1952. Il tomba aussitôt sous le charme de «la belle hôtesse du Sud» - l’un des surnoms de Savannah - mais s’attrista de voir le quartier historique abandonné aux mains des démolisseurs. Combien de maisons autrefois splendides n’étaient-elles pas rasées pour faire place à des parkings? Le cercle vicieux propre à ce type de déchéance urbaine était enclenché: les prostituées prenaient possession des rues, la criminalité prospérait, les familles avec enfants partaient en quête de cieux plus cléments… Dans les années 50 et 60, les briques de ces ruines valaient plus que les bâtisses elles-mêmes. Proies de vandales, ces dernières se détérioraient irrémédiablement; or les banques rechignaient à prêter l’argent nécessaire à leur restauration. Sans perspectives d’avenir, des maisons, pourtant vastes et splendides, se vendaient pour moins de 5’000 dollars. Une aubaine pour Jim Williams. Afin de subvenir à ses besoins, le jeune homme prit un emploi dans une boutique d’ameublement, mais son rêve était d’acheter et de restaurer les principales résidences historiques de Savannah; il entendait marquer de son empreinte la réhabilitation du centre-ville. Son ambition trouva bientôt un écho chez certains membres de la haute bourgeoisie de Savannah; en 1955, quelques esprits avisés créèrent la Historic Savannah Foundation dont l’objectif était la revalorisation des habitations les plus prestigieuses du centre-ville. A partir de 1955, Jim Williams investit ses économies et tout ce qu’il parvenait à glaner de-ci de-là dans l’achat, la restauration, la location puis la revente de bâtisses anciennes. Il acquit ainsi pour une bouchée de pain un ensemble de trois maisons sur East Congress Street; en définitive, il en vint à posséder tout le pâté de maisons. Pour réduire les frais de restauration, il confiait les travaux aux jeunes qui traînaient du côté de Washington Square; il les payait quand il le pouvait, mais ça ne les dérangeait pas car ils adoraient travailler pour lui. A la même époque, il se lia d’amitié avec Henry Dunn, directeur de la Georgia State Savings Association, lequel accepta de financer plusieurs de ses projets. Il se retrouva ainsi à la tête d’un vrai parc immobilier. Ce négoce produisant de faibles bénéfices, il continuait à acheter des antiquités pour les restaurer et les revendre; son expertise en ce domaine lui acquit une certaine renommée. Enfin, la chance lui sourit… contre toute logique.

L'histoire de la préservation de Savannah (en anglais) © Cosmos mariner productions, 2012

En 1966, Jim Williams investit 5’000 dollars dans l’achat d’un terrain, Cabbage Island, où il aimait emmener ses amis pêcher et faire la fête. Une telle dépense paraissait insensée, car la majeure partie de l’île disparaissait sous deux mètres d’eau à marée haute et n’était pas constructible. Sauf qu’on découvrit des dépôts de phosphate sur cette étendue de littoral. La société Kerr-McGee proposa, alors, de racheter l’île pour plus d’un demi-million de dollars. Jim accepta. Ceux qui s’étaient gaussés de son achat, raillèrent son empressement à revendre. Que n’avait-il patienté jusqu’à ce que les prix flambent? Les prix ne flambèrent jamais; pire, ils s’effondrèrent. Sous la pression de l’opinion publique, l’Etat de Géorgie interdit tout forage le long du littoral. Malgré leurs gisements de phosphate, les terres perdirent toute valeur. A 36 ans, Jim Williams venait de poser le socle de sa fortune. Il avait les moyens de jouer dans la cour des grands. Il entreprit, dès lors, la restauration somptueuse de demeures prestigieuses ainsi que d’antiquités de grande valeur. Il commença aussi à se rendre plusieurs fois par an en Europe. Il avait appris que les grosses fortunes y étaient lourdement taxées et qu’en conséquence, plusieurs familles – non des moindres – rencontraient des difficultés pour payer leurs impôts. Plutôt que de perdre la face, elles préféraient céder, discrètement et à prix cassés, leurs plus belles pièces à cet Américain si élégant, si cultivé et si raffiné. De retour au pays, Jim revendait ses acquisitions et en retirait un solide profit. Parallèlement, son parc immobilier ne cessait de prendre de l’ampleur. En 1967, il acheta la magnifique Armstrong House qui ne nécessitait pas de gros travaux pour retrouver son lustre d’antan; en 1970, il la revendait à un cabinet d’avocats. Douze ans après, un associé senior de ce cabinet, Frank W. «Sonny» Seiler, assurerait sa défense dans un procès pour meurtre. En 1969, Jim Williams acquit la Mercer House, située au 429 Bull Street, à un jet de pierre de Forsyth Park, le Central Park de Savannah. La maison était une commande du général Hugh W. Mercer (arrière-grand-père de Johnny Mercer, compositeur de That old black magicJeepers creepersMoon riverSatin doll et tant d’autres standards…) La construction, débutée en 1860, avait été interrompue par la guerre de Sécession et n'avait pu être achevée qu’en 1868 par son nouveau propriétaire John R. Wilder. En conséquence, en dépit de son nom, aucun Mercer – pas plus Hugh que Johnny – n’y vécut jamais. Très fier de son acquisition, Jim y fit installer l’énorme orgue à tuyaux acheté quelques années plus tôt au Temple maçonnique ainsi que sa fabuleuse collection Fabergé. Il aménagea, à l’arrière de la maison, un atelier de restauration. Son commerce d’antiquités prospérait grâce à d’illustres clients comme les Du Pont de Nemours, les Rockefeller ou les Kemper. Au fil des ans, Jim s’était assuré une clientèle si prestigieuse qu’il n’ouvrait plus que pour elle sa maison et sa boutique.

Parti de presque rien, Jim s’était bâti une fortune considérable et était, désormais, un notable reconnu dans sa ville d’adoption. Pourtant, il avait beau faire, il n’était toujours pas considéré comme un membre à part entière de la haute bourgeoisie locale. Certaines portes lui demeuraient hermétiquement closes, notamment celles du très sélect Oglethorpe Club. A New York, si vous voulez vivre sur la Cinquième Avenue avec des fenêtres donnant sur le Metropolitan Museum, il vous faut être riche. Très riche. Mais l’argent ne suffit pas pour décrocher le Saint Graal. Certaines stars du cinéma ou de la chanson l’ont appris à leurs dépens. Pour acheter un appartement sur cette partie de la plus belle avenue du monde, encore faut-il être une vieille fortune. Les nouveaux riches ont beau faire miroiter le poids de leurs comptes en banque, leurs biens immobiliers ou encore leur renommée, jamais ils n’ouvriront leurs fenêtres sur le Metropolitan ni n’auront le Guggenheim pour voisin. La règle est sensiblement la même à Savannah. Jim Williams avait bâti sa fortune à la sueur de son front, au prix de son savoir et de son talent, cela avait fait de lui un homme riche, mais un nouveau riche. Sans doute faut-il voir là une autre raison pour laquelle l’aristocratie de la ville gardait certaines distances avec lui. Pourtant… Tous les ans, l’antiquaire de Mercer House donnait une réception à l’occasion de Noël – en fait, deux réceptions: la première accueillait notables et amis; la seconde, le cercle plus restreint de ses amis célibataires. Les membres de l’Oglethorpe Club avaient beau lui refuser leur fameux sésame, ils n’en attendaient pas moins avec effervescence leur carton d’invitation à ces réceptions qui sortaient toujours de l’ordinaire. Figurer sur la liste des invités était un véritable privilège et chacun était anxieux de savoir si, cette année encore, il compterait au nombre des élus. En effet, nul n’ignorait que Jim Williams avait établi une fiche de renseignements au nom de chacun de ses invités potentiels. Au moment d’envoyer les invitations, il étudiait celles-ci avec soin, une à une; la fiche de ceux qui l’avaient contrarié au cours de l’année allait rejoindre la pile des exclus. Or, ne pas célébrer Noël à la Mercer House était vécu comme une disgrâce. Presque une déchéance. Fort heureusement, rien n’était définitivement perdu, il suffisait de se racheter pour recevoir son carton l’année suivante… ou celle d’après. L’aristocratie de Savannah faisait un tel cas des réceptions de Noël de Jim Williams qu’on peut se demander si la jeunesse de sa fortune et ses origines étrangères à la ville suffisent à expliquer que certaines portes ne s’ouvrirent jamais à lui? Peut-être. Mais… pas que! Il existait une raison plus honteuse à cet ostracisme, car le bel antiquaire n’était pas le personnage lisse que d’aucuns supposaient ou faisaient mine de croire. D’ailleurs, il n’était pas le seul en ville à avoir une part d’ombre. Un secret infamant liait Jim Williams à certains notables de la ville qui n’avaient aucune envie d’introduire cet arriviste dans leurs cénacles les plus fermés… une indiscrétion est si vite commise.

Quand Jim Williams était arrivé à Savannah au début des années cinquante, ses moyens financiers étaient en totale inadéquation avec ses ambitions. Homme brillant, un rien mégalomane, déterminé à se faire une place au sein de la haute bourgeoisie locale, il entendait devenir un élément majeur de la restauration du centre historique. La création, en 1955, de la Historic Savannah Foundation dut le réjouir, mais les membres de l’association n’avaient ni son énergie ni son opiniâtreté. Or, Jim était un homme pressé. Malgré une apparence virile et affirmée, Jim Williams était homosexuel. En ce début des années cinquante, l’Amérique avait les tripes nouées par la peur rouge du délire maccarthyste. Pendant cette Terreur qui fit de nombreuses victimes dans tous les milieux, les homosexuels étaient aussi mal vus que les communistes. Jim restait donc discret sur ses préférences en matière de sexualité – si discret que lorsque celles-ci furent exposées à l’occasion de son procès, ce fut une révélation pour beaucoup, sa mère en particulier. Homme intelligent et persuasif, Jim était jugé fiable par ceux avec qui il faisait affaire. Pourtant, le sens de l’éthique n’était pas sa qualité première. Le jeune homme fraîchement arrivé à Savannah avait autant besoin d’argent que de relations et il ne comptait pas s’embarrasser de scrupules pour arriver à ses fins. Peu de temps après son installation, il avait découvert que certains hommes riches et influents de Savannah n’étaient mariés que pour sauver les apparences et se glisser dans le moule étriqué que leur imposait une société puritaine. En réalité, ils étaient homos ou bisexuels. Malheureusement, ils ne pouvaient pas se permettre d’assouvir leurs pulsions en allant, par exemple, à la rencontre des jeunes prostitués de Bull Street; les risques étaient trop grands – racket, chantage, indiscrétions… Parmi ces hommes, certains occupaient des postes décisionnaires dans des institutions financières et détenaient, ainsi, le pouvoir de statuer si, oui ou non, le centre historique de Savannah ferait l’objet de restaurations. Précisément le genre de personnages dont Jim entendait s’assurer les bonnes grâces. Or, homme cultivé, charismatique, expert en antiquités et en décoration d’intérieur, Jim était tout à fait fréquentable. Le jeune arriviste possédait une clé susceptible de lui ouvrir les portes de la haute bourgeoisie et il n’hésita pas à s’en servir. Ses charmes lui procurèrent ce qu’il désirait de ces messieurs, tandis que son charme convainquit leurs épouses de lui confier la décoration de leur intérieur. Jim était conscient qu’il ne serait pas en mesure de satisfaire seul tous ces hommes qui avançaient masqués au cœur de la bonne société. Qui plus est, certains lui avaient confié préférer des partenaires beaucoup plus jeunes que lui. Il se mit dès lors en charge de pourvoir aux besoins de ses nouveaux amis. Régulièrement, il allait se poster à proximité de la station de bus Greyhound; là, il examinait les adolescents arrivant de province. Il avait l’œil pour reconnaître les fugueurs. Il approchait les plus mignons et les invitait chez lui. Jim lui-même aimait avoir des relations sexuelles avec des garçons plus jeunes. S’il apprenait que le fugueur avait fui sa campagne à cause de son homosexualité et qu’il avait besoin d’argent, Jim prenait le temps de l’étudier; quand il avait acquis la conviction que le garçon était inoffensif, il lui proposait de se faire de l’argent en passant du temps avec ses riches amis. Par la suite, quand il fut rôdé à ce type d’activité, qu’il sut distinguer ceux qui étaient fiables de ceux qui ne l’étaient pas, il cessa de se rendre à la station de bus. Il alla plutôt se balader dans les squares de Bull Street où il trouvait des éphèbes qu’il ramenait chez lui.

Marilyn J. Bardsley, auteur de After midnight in the garden of good and evil précise qu’il ne lui fut pas facile de retrouver des «victimes» de Jim. Dans la communauté gay, tout le monde connaissait les activités du respectable antiquaire, mais la plupart des garçons qu’il avait exploités étaient morts – sida, drogue, violence urbaine… Après bien des recherches, elle en dénicha deux qui acceptèrent de répondre à ses questions. «Jim les invitait à prendre un verre dans la magnifique Mercer House. Ils avaient 15, 16 ans, ils étaient pauvres et impressionnés par l’opulence de la demeure…» Pour ce qu’on en sait, si Jim procurait de jeunes amants à ses riches clients, il ne se faisait pas payer pour ce service, en tout cas pas en espèces sonnantes et trébuchantes. Ce qu’il voulait, c’était forcer les portes de la bonne société. Il y parvint d’une manière aussi peu élégante qu’illégale. «Savannah tolère assez bien le péché… tant que celui-ci ne devient pas un sujet de conversation au sélect Oglethorpe Club», le fameux cercle qui n’a jamais ouvert ses portes à Jim Williams. Qui sait si cet ostracisme n’avait pas une autre motivation que la seule tradition? Le travail de Marilyn J. Bardsley est très intéressant, en particulier parce qu’il fait apparaître que Jim Williams continua à jouer les rabatteurs pour ses amis bien après avoir assis sa fortune et s’être installé dans la Mercer House. L’ironie de la situation est que Jim, si prudent dans le choix des étalons chargés de satisfaire ses amis, l’était beaucoup moins envers ses propres partenaires. Ainsi, le jour où il jeta son dévolu sur Danny Hansford, il introduisit le loup dans la bergerie et mit en danger tout ce qu’il s’était donné tant de mal à construire: fortune et réputation.

Dans son livre sur l’après-Minuit, paru aux Editions Rosetta Books, en 2013, Marilyn J. Bardsley dévoila une autre part d’ombre de Jim Williams. Après avoir rencontré ses amis et associés – qui décrivirent Jim comme un homme honnête et fiable, dont la parole était d’or –, elle vit ce portrait idyllique se lézarder après avoir interrogé Mike Hawk, gérant de la Catherine Ward House Inn, dans le district victorien de Savannah. Aujourd’hui décédé, Mike lui parla de pratiques professionnelles de Jim aussi immorales qu’illégales. Il lui donna les noms de personnes capables de lui en apprendre plus que lui sur le sujet. Bardsley rencontra ces personnes et au fil des témoignages qu’elle recueillait, elle vit se dessiner un portrait qui n’était plus du tout celui d’un homme au-dessus de tout soupçon. Jim employait dans son atelier des artisans de grand talent, parmi lesquels Barry Thomas, un ébéniste capable de réaliser des copies parfaites de meubles anciens; il ne tarda pas à voir le parti qu’il pouvait tirer de l’expertise d’un ouvrier qui avait toute sa confiance. Grâce à ses relations privilégiées avec les notables de Savannah, Jim avait eu tout loisir d’étudier leurs intérieurs et de repérer les pièces susceptibles de se vendre à bon prix. Il savait aussi lesquels parmi ces amis répondaient à deux critères essentiels: ne posséder aucune connaissance en matière d’antiquités, et posséder une fortune suffisante pour ne pas être amenés à devoir vendre ces pièces de leur vivant. Il faisait alors remarquer que telle table ou telle commode était griffée ou tachée, ce qui, disait-il, lui retirait de sa superbe; il ajoutait qu’un passage dans son atelier permettrait de lui rendre tout son lustre, et ce pour une somme modique. Soudain, ses hôtes, qui n’avaient jamais prêté attention aux défauts du meuble en question, ne voyaient plus qu’eux et étaient trop contents de confier cette belle pièce à Jim dont l’expertise était reconnue de tous. Et puis… n’était-il pas un homme honnête et fiable? Quand le meuble arrivait dans son atelier, Jim le faisait restaurer et, par la même occasion, il en faisait réaliser une copie si parfaite qu’aucun néophyte n’aurait pu la différencier de l’original. Il rendait, ensuite, la copie aux propriétaires trop heureux de récupérer «leur» meuble parfaitement restauré; ensuite, il vendait l’original à un acheteur étranger. Son meilleur et plus ancien ami, Joe Goodman, raconta qu’un jour, il avait accompagné Jim en camion dans une grande maison proche de Garnett, dans le comté de Hampton, en Caroline du Sud. Depuis quelque temps, Jim s’y était lié d’amitié avec deux vieilles filles richissimes. Après avoir gagné leur confiance et les avoir charmées, il s’était intéressé à leur vieille table en acajou et à leurs 14 chaises Chippendale autrefois fabriquées pour quelque duc anglais. Les sièges étaient très abimés et Jim avait proposé de les racheter; les dames avaient refusé. Il leur avait, alors, suggéré de les faire restaurer, car cela l’attristait de voir de si belles pièces en aussi piteux état. Les dames avaient accepté. Jim était donc revenu avec Joe pour embarquer les sièges dans le camion. Il les avait confiés à un ébéniste de Philadelphie avec mission pour lui de restaurer les 14 Chippendale et d’en faire 14 copies parfaites. Une fois le travail terminé, nul ne pouvait faire la différence entre originaux et copies; ces dernières avaient été ramenées aux deux femmes qui n’y avaient vu que du feu et avaient été enchantées de la gentillesse de leur cher ami. Il semble que Jim se soit longtemps adonné à ce genre de fraude. Il est impossible de savoir si les artisans qui travaillaient dans son atelier étaient au courant de ses pratiques. Tous étaient morts quand Marilyn J. Bardsley mena son enquête; tous, sauf un qui refusa de lui parler. Joe raconta encore qu’il arrivait que quelqu’un se présente à la porte de service de la Mercer House. Jim le recevait en toute discrétion et lui achetait une pièce de valeur qu’il réglait en liquide, raison pour laquelle il avait toujours beaucoup d’espèces à la maison. Ces pièces étaient dans certains cas le produit d’un vol; dans d’autres, une vente réalisée par un notable qui ne souhaitait pas que ses amis aient connaissance de ses difficultés financières. Pour Jim, cela ne faisait aucune différence. Ce qui comptait c’était la bonne affaire.

Quand vous refermez le livre de John Berendt, c’est avec le sentiment de quitter un vieil ami. On regrette presque que Jim, décédé moins d’un an après son dernier procès, n’ait pas eu le temps de profiter plus longtemps de sa liberté retrouvée, maintenant qu’il était débarrassé des tracas légaux de ses huit dernières années. Malheureusement, quand on gratte un peu le vernis, on s’aperçoit que Jim Williams était un personnage plus que douteux. Il avait bâti sa fortune en fournissant des minets à des notables incapables d’assumer leur homosexualité en période de maccarthysme; puis, une fois qu’il avait établi sa réputation d’homme intègre et loyal, il n’avait eu aucun scrupule à escroquer ses amis les plus chers. Beaucoup découvrirent sa part d’ombre à l’occasion de ses quatre procès; certains étaient tellement acquis à sa cause qu’ils refusèrent d’y croire. La seconde partie du livre de Berendt et l’essentiel du film de Clint Eastwood se concentrent sur le meurtre de Danny Hansford par Jim Williams. Pourtant, en refermant Minuit, on a le sentiment que la justice s’est acharnée vicieusement sur ce pauvre antiquaire qui, somme toute, n’avait fait que se protéger en tirant sur un déséquilibré bourré de drogue qui avait ouvert le feu en premier. Jim Williams n’avait-il pas accueilli les policiers assis sur les marches de sa maison? N’avait-il pas eu l’honnêteté de leur annoncer d’emblée qu’il avait tué Danny? Certes, il n’avait pas tout de suite appelé la police; il avait d’abord passé un coup de fil à Joe Goodman, un ancien employé devenu son ami le plus proche. Mais ne peut-on pas imaginer qu’un homme qui vient de se faire tirer dessus – un notable qui n’a jamais eu de démêlées avec la justice, qui, de l’avis unanime, n’a pas une once de violence en lui – puisse, en pareille situation, être désemparé et éprouver le besoin du réconfort d’un ami avant de s’en remettre à une justice parfois bien aléatoire? N’est-il pas compréhensible que la raison chavire en circonstance aussi exceptionnelle? Pourtant, l’avis de Dep Kirkland, procureur général adjoint, premier magistrat arrivé sur la scène du crime quelques dizaines de minutes seulement après les faits, est tout à fait différent. Il pourrait se résumer en quatre mots. Les quatre mots qui ouvrent son livre Lawyer games, after midnight in the garden of good and evil – ces mêmes quatre mots sur lesquels se clôt l'ouvrage: «Il l’a fait!» En d’autres termes, Jim Williams a tué Danny Hansford de sang-froid! Des mots qui font écho à la conclusion du Dr Larry B. Howard, directeur des Services de médecine légale du bureau d’enquêtes de Géorgie. Expert réputé en matière de médecine légale, le Dr Howard avait à son actif l’étude de plusieurs milliers de scènes de crime et plus de six mille autopsies à l’époque des faits. Après avoir examiné les photos de la scène de crime soumises par Kirkland, qui avait précisé que Williams prétendait avoir agi en état de légitime défense, il s’était écrié: «Le fils de pute ment.» Refaire les quatre procès Etat de Géorgie contre Jim Williams n’entre pas dans mon propos. Il n’en demeure pas moins qu’à la lecture du livre de Dep Kirkland, la légitime défense est beaucoup moins évidente que ne le suggère John Berendt. N’oublions pas que lors du premier procès de Jim Williams, les douze jurés l’avaient déclaré coupable. Il en avait été de même lors du procès en appel. A l’issue du troisième, les jurés avaient été incapables de prononcer un jugement, une femme refusant de déclarer Williams coupable (aux Etats-Unis, pour arriver à un verdict, il faut l’unanimité des jurés). Dep Kirkland a depuis découvert que ladite jurée n’aurait jamais dû être sélectionnée, car elle était la compagne d’un cambrioleur au casier judiciaire chargé. En définitive, la défense avait obtenu que le quatrième procès fût déplacé à Atlanta. Cette délocalisation ne fut pas sans influence sur l’ultime verdict. En effet, pourquoi changer de juridiction sinon parce que la Cour de Savannah manquait d’impartialité? Ajoutez à cela huit années de procédures et la défense eût beau jeu de plaider le harcèlement. Comme le déclare Dep Kirkland, l’acquittement de Jim Williams en révèle plus sur les failles du système judiciaire américain que sur l’innocence de Jim Williams. Une scène du film de Clint Eastwood – absente du livre de Berendt – donne à penser que le réalisateur comme l’auteur savaient pertinemment que Jim Williams avait menti à la justice. Il n’aurait pas tué Danny en état de légitime défense. Dans l’adaptation cinématographique du Livre, le narrateur John Kelso/Berendt rend visite à Jim Williams, en prison. Celui-ci lui raconte une histoire bien différente de ce qu’il a déclaré à la police. Oui, Danny a voulu lui tirer dessus, mais le cran de sûreté du Luger était mis et le coup n’était pas parti; Jim avait, alors, profité de son avantage pour ouvrir le feu à plusieurs reprises. Il avait ensuite pris le revolver de Danny et avait tiré plusieurs coups pour accréditer sa version des faits. Kelso/Berendt est choqué d’entendre Williams avouer qu’il a menti sous serment. Sur ces entrefaites, l’avocat de Jim entre dans la pièce, Jim veut répéter sa confession, mais Sonny Seiler lui coupe la parole et lui apprend qu’un élément nouveau est apparu qui invalide les arguments de la défense. Désormais, le procès est gagné! Radieux, il demande à Jim: 
- Vous vouliez me dire quelque chose, Jim?
- Oh! rien d’important, répond celui-ci.

Kelso/Berendt se lève et quitte la pièce, désabusé. A la fin du film, il demande à Williams de lui dire la vérité. Réponse de Jim:
- La vérité, comme l’art, est dans le regard du spectateur.

Peut-on encore croire Berendt quand il prétend être resté fidèle aux événements «tels qu’ils se sont réellement produits»? Lors d’une interview accordée à Daniel Wattenberg du Washington Examiner, Berendt admet n’avoir rencontré Jim Williams qu’en 1982, après qu'il a été condamné pour meurtre et libéré sur parole en attendant l’appel; il ne s’était installé à Savannah qu’après la deuxième condamnation de Williams, en 1985. Daniel Wattenberg se montre très critique au sujet du traitement infligé par Berendt à Nancy Hillis; d’autant qu’il a établi que pour punir Nancy de n’être pas entrée dans son jeu, Berendt avait répandu des ragots désobligeants sur la vamp auprès de journalistes et d’amis communs. Faut-il croire John Berendt quand il affirme que Nancy/Mandy est le seul personnage avec lequel il a pris autant de liberté? Difficile, compte tenu de son traitement du personnage de Jim Williams, dont il escamote presque entièrement la part d’ombre. Quoi qu’il en soit, les libertés prises avec Nancy suffisent à elles seules à jeter un voile de suspicion sur l’ensemble du récit. Elles posent surtout un problème éthique, car Nancy a dû vivre en portant le poids du personnage inventé par John Berendt. Pourtant, tout le monde – Nancy Hillis, Dep Kirkland, Daniel Wattenberg… moi-même – s’accorde à dire que Minuit dans le jardin du bien et du mal est un très bon livre. Ce serait même un excellent livre si son auteur avait eu la bonne idée de le présenter comme un roman inspiré de faits réels. Vouloir en faire un livre de «non-fiction», comme disent les Américains, est, en revanche, une forme d’escroquerie. «Je ne suis pas attaché à une interprétation littérale des faits, mais en tant que journaliste, je ne peux pas considérer ce livre comme une œuvre de non-fiction», a déclaré John Carroll, éditeur du Baltimore Sun et membre du comité de sélection du Prix Pulitzer. En 1998, David Streitfeld, alors journaliste au Washington Post, posait une question particulièrement pertinente: John Berendt réussira-t-il à écrire un autre livre? Il rappelait aussi que Harper Lee est vénérée, en partie, parce qu’elle n’a jamais rien publié après To kill a mockingbird (Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur). Gay Talese, considéré aux Etats-Unis, comme le père du nouveau journalisme – le journalisme littéraire – a donné ce conseil à John Berendt: «N’écris plus. Le succès de ce livre est si inexplicable, si illogique, si mystifiant qu’il ne fournit pas un socle sur lequel bâtir autre chose.» Seulement, Minuit a rapporté beaucoup d’argent à son auteur. Berendt savait qu’il pouvait compter sur un contrat encore plus juteux de la part de Random House pour son prochain livre. Mais il était également conscient que la barre était placée très haut et qu’il lui faudrait trouver un sujet particulièrement exceptionnel. En 1998, John Berendt se rendit à Venise. Il tenait son prochain sujet: deux ans auparavant, la Fenice avait été détruite par le feu. En 2005, paraissait chez Penguin Press, The city of falling angels (La cité des anges déchus), le nouveau – et, à ce jour, dernier livre – de John Berendt. «John Berendt accumule les détails qui font sens, écrit alors Sébastien Le Fol dans le Figaro Magazine. La prochaine fois que vous partirez à Venise, un conseil: glissez ce livre dans votre valise.» «Voici Venise telle que vous ne l’avez jamais lue, renchérit Pierre Assouline de La République des livres. Loin des procédés de la fiction, mais au plus près de son âme d’écrivain, John Berendt a su capter la respiration secrète de cette ville.» A sa parution, le livre est classé numéro 1 sur la liste des best-sellers du New York Times. Toutefois, il n’y est pas resté bien longtemps. Tout le monde n’était pas aussi enthousiaste que Le Fol et Assouline. «Bien que Berendt soit un bon écrivain, doté du talent de reproduire de longues conversations, ce n’est pas un romancier de génie comme Henry James, et il n’a pas le charme d’un chroniqueur comme William Dean Howells», regrette le critique Matthew Hoffman de The IndependantDans The GuardianPeter Conrad est plus brutal encore: «Berendt n’a pas l’art d’analyser la fictionnalité trompeuse du lieu». Adam Goodheart du New York Times pose, lui aussi, une question pertinente: «Il est peu probable que La cité des anges déchus connaisse le même succès que Minuit [...] Il est permis de se demander si Minuit rencontrerait le même succès s’il était publié aujourd’hui.» En tout cas, le nouveau livre de John Berendt n’a pas suscité un engouement comparable à celui de Minuit, tant s’en faut. Venise n’a pas vécu la même explosion touristique que Savannah, mais la Sérénissime en avait-elle vraiment besoin?

J’étais venu à Savannah avec une série de questions. J’en repartais avec une série de réponses. Le livre de Berendt est une chronique relativement fidèle de la ville, mais pas de tous les personnages mis en scène. Oui, Savannah est bien le décor vivant d’une pièce sans cesse réinventée de Tennessee Williams et elle mérite amplement d’être découverte. Plus d’un quart de siècle après sa publication, les vrais Savannahiens - les vieilles familles - ne sont pas enchantés par la lumière que l’ouvrage a jetée sur les travers de la ville et de ses habitants; en revanche, tous ceux qui ont bénéficié de ses retombées – y compris Nancy Hillis – se sont frotté les mains, car ils en ont retiré de substantiels avantages. Je confirme que l’atmosphère aristocratique de la belle hôtesse du Sud est toujours présente dans les rues de Savannah, jusque dans la gentillesse et la bienveillance de ses habitants. Reste LA question: Jim Williams a-t-il agi en état de légitime défense? Lors de ses échanges avec Daniel Wattenberg, Berendt a reconnu qu’il croyait personnellement en la culpabilité de l’antiquaire, mais qu’il avait préféré laisser planer le doute dans son livre – est-ce très éthique? Sans doute dans le cadre d’une fiction. Sûrement pas si on prétend écrire une chronique. Les fantômes hantent-ils toujours le cimetière de Bonaventure? Bien sûr, et pas seulement le cimetière, ils hantent pas mal de lieux de la ville – mon seul regret est de n’en avoir rencontré aucun. Mais peut-être est-ce mieux ainsi, on ne sait jamais sur qui on risque de tomber. Il me reste à évoquer la situation des Noirs dans le Sud des Etats-Unis; un thème curieusement absent du livre de John Berendt, qui n’évoque cette communauté qu’à travers le bal des débutantes, une scène rendue cocasse par l’intervention de The lady Chablis. Alors? La vie des Noirs s’est-elle vraiment améliorée depuis la fin des années soixante où un écrivain blanc, John Howard Griffin, se mettait Dans la peau d’un Noir (Black like me)? Pour répondre à cette question, la conversation que j’ai eue dans le taxi qui me ramenait à l’aéroport avec un chauffeur noir résume assez bien le sentiment que j’ai retiré de mon séjour et d’autres échanges. Je lui ai demandé si la situation de ses semblables s’était réellement améliorée. Pudiquement, il m’a répondu: «Oui.» J’ai un peu insisté: «Elle s’est modifiée, mais j’ai le sentiment qu’il reste encore un bon bout de chemin à parcourir, non?» Il a souri et s’est risqué à ajouter: «Mon Dieu, la situation a évolué en surface, mais les esprits eux, ils sont toujours les mêmes.» Pourtant, un président noir avait occupé la Maison-Blanche pendant 8 ans…

En conclusion, il serait désolant de ne voir dans Savannah qu’une jolie scène de crime. La ville possède un charme, une magie que John Berendt a merveilleusement réussi à retranscrire. Peu de temps après la sortie du film de Clint Eastwood, Patrick Sabatier consacrait un article à Minuit. Il y qualifiait Savannah de «Belle aux jardins dormants» et il présentait John Berendt comme «le prince charmant qui l’a réveillée». Il rappelait que «la ville jardin, couronnée plus belle ville d’Amérique du Nord dans les années 70, est la vision d’un architecte-urbaniste, fondateur de la colonie de Géorgie, James Oglethorpe.» C’est, en effet, en 1733 que celui-ci conçut «le damier d’avenues et de rues bordées d’arbres organisé autour de 22 squares ombragés». John Duncan, professeur d’histoire à la retraite, disait Savannah imperméable au monde extérieur. Cette «ville refermée sur elle-même et qui se moque de ce qui se passe à l’extérieur» doit, aujourd’hui, sa renommée et l’explosion de son économie au meurtre d’un homme par son amant. Triste, pour une ville si discrète et si jalouse de son isolement. Des questions que j’avais emportées à Savannah, il en est une qui demeure sans réponse. Comment expliquer l’accueil réservé dans le monde entier au Livre? A mon sens, Gay Talese a parfaitement résumé le problème: «Le succès de ce livre est inexplicable, illogique et mystifiant.» Toutefois, on ne m’ôtera pas de l’idée que le charme discret et le sourire énigmatique de La petite fille aux oiseaux ne sont pas étrangers à ce phénomène de l’édition.