La première fois qu’elle a entendu parler de voleurs d’organes, l’anthropologue Nancy Scheper-Hughes travaillait sur le terrain dans le nord-est du Brésil. C’était en 1987 et une rumeur circulait dans le bidonville d’Alto do Cruzeiro, qui surplombe la ville de Timbaúba dans la région de Pernambuco, réputée pour sa culture de la canne à sucre. On parlait à mi-voix d’étrangers parcourant les chemins de terre dans des camionnettes jaunes, à la recherche d’enfants sans surveillance qu’ils kidnappaient et tuaient pour dérober leurs organes transplantables. On retrouvait plus tard les corps des enfants dans un fossé au bord de la route, ou dans les containers à poubelles d’un hôpital.
Scheper-Hughes était alors une enseignante prometteuse à l’Université de Californie à Berkeley et elle avait de bonnes raisons d’être sceptique. Dans le cadre de son étude sur la pauvreté et la maternité dans le bidonville, elle avait interrogé les fabricants de cercueils de la région, ainsi que les fonctionnaires en charge des registres de décès. Le taux de mortalité infantile était effroyable, mais on ne trouvait aucune trace de corps éviscérés de façon chirurgicale. «Bah, ce sont des histoires inventées par les pauvres et les illettrés», lui dit le directeur du cimetière municipal. Pourtant, même si elle se doutait que ces rumeurs n’étaient pas totalement fondées, Scheper-Hughes refusait de les ignorer catégoriquement, car elle appartenait à une école de pensée rejetant les notions de vérité absolue ou objective. Mais malgré son désir de se montrer solidaire des croyances de ses interlocuteurs, elle éprouvait de grandes difficultés à trouver la bonne façon de les présenter dans son livre, Death Without Weeping: The Violence of Everyday Life in Brazil, paru en 1992.