Sur les traces du Capa suisse

© Paul Senn, PFF, MBA Berne, Dép. GKS
Parachute ascensionnel, plage de Coney Island, New York, 1946

Paul Senn a été l'un des premiers photographes suisses à se rendre avant-guerre aux Etats-Unis où il a documenté la ségrégation raciale. Il y retournera après-guerre pour en rapporter des milliers de photos couleur aux teintes étonnantes avec toujours le même souci de témoigner de la société qui passait devant son objectif.

J’ai écrit un livre intitulé Robert Capa, traces d’une légende, avec mon complice, le journaliste chineur et fouineur Bernard Lebrun. Notre technique avait consisté à exhumer et rassembler tous les documents que l’on pouvait trouver sur le célèbre photographe tué en 1954 durant la guerre d’Indochine. Au-delà des clichés. Curieusement, nous avons découvert beaucoup d’éléments originaux. Capa était un photographe et un mythe dont les zones d’ombre comme l’immense talent éclairent une vie courte et lumineuse. Le personnage est séduisant, un peu voyou. Il est toujours là au bon moment certes, mais surtout il est à l’origine de ce qu’on a appelé le photojournalisme moderne. J’utilise cette expression parce qu’il n’est évidemment pas à l’origine du photojournalisme, mais d’une nouvelle étape qui va être décisive et débute au milieu des années 1930.

La presse illustrée à cette époque est très puissante, dans tous les pays d’Europe, aux Etats-Unis ou encore au Japon. Quotidiens, hebdomadaires, mensuels publient beaucoup de photos, de récits photographiques, de photomontages et rivalisent d’audaces graphiques. La France n’est pas en reste, la Suisse non plus, même si elle demeure plus timide. C’est la presse contemporaine qui s’invente, mais aussi la grammaire du langage visuel de la publicité politique ou commerciale. Il y a alors trois tendances qui influencent les chasseurs d’images: une photographie dite «nouvelle», constructiviste ou ouvriériste, venant d’Union soviétique, «la nouvelle vision», plus artistique à base d’expérimentations, et un photojournalisme toujours plus agressif pour témoigner au plus près de l’événement. La presse illustrée allemande est la plus inventive et c’est à Berlin que Capa va se former, puis à Paris à partir de 1933, qui devient, grâce aux nombreux émigrés, le centre mondial de l’invention photographique avec Germaine Krull, André Kertesz ou Brassai... Dès le début de la guerre d’Espagne, Endre Friedmann, c’est son vrai nom, va ainsi passer, en un an, de photographe réfugié inconnu crevant de faim à meilleur «photojournaliste de guerre» du monde. Avec ce nom, Robert Capa, qu’ils ont inventé avec sa compagne et consœur Gerda Taro, autre patronyme fabriqué, mais surtout grâce à l’originalité de son regard, il a institué une nouvelle relation avec les journaux avec lesquels il travaille, surtout le magazine Regards. Ses photos du siège de Madrid, tenu par les républicains, par les troupes rebelles et nationalistes du général Franco, sont tellement bonnes que la direction du journal leur accorde dix ou douze pages et la couverture. En une, on signale «un reportage sensationnel de Robert Capa»; à l’intérieur, les photos sont accompagnées de longues légendes rédigées par lui, les photos formant en elles-mêmes un récit. C’est ça le photojournalisme moderne, avec un élément supplémentaire: Capa veut garder ses négatifs, contrôler leur usage et les légendes qui les accompagnent ainsi que créditer ses images. Ce que le Hongrois invente là est révolutionnaire, et il a déjà en 1938 – plusieurs courriers l’attestent – l’idée de regrouper les photographes dans une coopérative basée sur ces principes. Il y parvient en 1947 en créant à New York l’agence Magnum avec ses amis Henri Cartier-Bresson, David Seymour-Chim, George Rodger et William Vandivert. Werner Bischof devient, en 1949, le premier membre suisse de la bande.

La première fois que j’ai vu les images de Paul Senn, son travail m’a fait irrésistiblement penser à Capa. Bien sûr, cet élégant Bernois n’est pas aussi célèbre que le Hongrois, mais Senn (1901-1953) était considéré de son vivant avec Gotthard Schuh et Hans Staub, comme l’une des trois stars du photojournalisme suisse des années 1930-1950. Ceux qu’on appelait les trois «S». Je voulais en savoir plus et pour mieux comprendre qui était celui que j’ai fini par appeler le Capa suisse, il me fallait retourner aux sources de son talent: Berne. Là où il a vécu, il a travaillé, où il est décédé. Il m’a fallu quelques pérégrinations ferroviaires pour atteindre la capitale helvétique. Mais agréables. C’était en hiver. En Suisse, le train est une affaire sérieuse, beaucoup moins aseptisée qu’en France, où je vis. C’est quand même étonnant de se faire servir un plat dans une assiette en porcelaine accompagnée d’un verre de vin blanc dans un vrai verre à pied par une serveuse qui apporte tout ça à votre place dans le wagon. Après deux changements, je débarquais dans la cité fondée en 1191 par les Zähringen. Gare magnifique avec deux entrées. Mon rendez-vous au Kunstmuseum qui administre le fonds Senn était fixé le lendemain matin. J’avais le temps d’explorer la ville coincée dans un coude de l’Aar, rivière paisible et ronronnante. J’ai flâné sous les arcades, chez les antiquaires, regardé les menus des restaurants, je me suis arrêté pour boire un café chez Einstein. Le restaurant, pas le musée. Quand j’ai vu une librairie de livres anciens, je suis entré et j’ai demandé s’ils avaient un ouvrage sur Paul Senn. Le libraire très au fait de cet art, c’est un spécialiste de la photographie japonaise du XIXe siècle, m’a amené dans l’arrière-boutique. Il avait là à peu près toutes les collections de livres suisses de photographie. Au pays du consensus, on sait faire des recueils de photographie, et depuis longtemps. Et forcément, il avait un bouquin sur Paul Senn, Bauer und Arbeiter publié en 1943. Le libraire connaissait ces images, mais il a été surpris quand je lui ai raconté que Senn avait couvert la guerre d’Espagne et qu’il avait aussi parcouru l’Amérique de long en large pour réaliser de magnifiques photos en couleurs. Je suis rentré à l’hôtel content de mon acquisition. Bien imprimé, l’ouvrage rend avantageusement compte de son talent. Les cadrages des paysans aux champs ou à l’étable et des ouvriers à l’usine sont impeccables, les noirs profonds. Je n’ai pas pu déchiffrer le texte. Il était écrit en allemand, langue que je ne lis pas. Mais ce n’est pas cet aspect de l’œuvre de Paul Senn que j’étais venu chercher. Je suis ressorti pour dîner et sentir encore un peu la ville. Face au Parlement fédéral, belle bâtisse bien solide, majestueuse et assez austère pour accueillir les délibérations des édiles du pays, j’ai évidemment sacrifié au rite de l’Entrecôte Fédérale, c’est le nom d'un incontournable restaurant qui sert ce plat fameux. On imagine que là se tiennent des conciliabules politiques arrosés de vin blanc.

Il faut bien l’avouer, avant d’écrire sur le camp de Rivesaltes ouvert près de Perpignan au début de 1941 par le régime de Vichy pour détenir des républicains espagnols, des Tsiganes et des juifs, je n’avais jamais entendu parler de Paul Senn. Ce fut pour moi une découverte. J’avais été sur place pour rencontrer les responsables du Mémorial du camp et préparer l’article sur son inauguration pour Le Monde, mon journal. Nous sommes en 2015. Quand nous avons préparé les maquettes des pages consacrées à l’inauguration de ce lieu de mémoire, l’iconographe de mon quotidien m’a appelé pour me montrer ce qu’elle avait trouvé. Sur l’écran, elle a fait défiler au moins une trentaine de photos de détenus du camp, surtout des femmes et des enfants, se protégeant comme ils pouvaient du froid et de la tramontane avec de pauvres couvertures, errant entre les baraques, mangeant la soupe distribuée par ce qui ressemblait à des infirmières dans une cassine surmontée d’un drapeau suisse. Ces photos avaient toutes été prises par Paul Senn. Elles étaient magnifiques, émouvantes et respectueuses. Nous en avons publié une ou deux, mais j’ai voulu en savoir davantage. J’ai alors pris contact avec Markus Schürpf, archiviste du fonds Paul Senn. Il m’a raconté que Senn, au cours d’une carrière qui n’avait duré que vingt-trois ans, avait réalisé plus de 1’500 reportages publiés dans plus de quarante magazines différents, étrangers pour certains, et souvent sans signature. Il était intarissable sur son style qui relevait pour lui à la fois d’une écriture esthétique et d’un souci de l’engagement et du témoignage, faisant de lui un précurseur des «photographes engagés». Il ne comprenait pas pourquoi Senn n’avait pas la reconnaissance internationale et même nationale qu’il mérite. Ce langage m’avait plu, ce d’autant plus que le qualificatif de «photographe engagé» me faisait immédiatement penser à Capa. Et Markus Schürpf savait de quoi il parlait, lui qui avait répertorié des milliers de photographes suisses sur son site fr.foto-ch.ch, scanné, légendé et organisé le travail de beaucoup d’autres et organisé de multiples expositions depuis vingt ans.

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Usine, Détroit, 1946 © Paul Senn, PFF, MBA Berne, Dép. GKS

Le lendemain matin, après un solide petit déjeuner, je me suis rendu au Kunstmuseum, pas très loin du Parlement et de la gare. Markus m’y attendait. On a pris un café, on s’est assis et il a commencé à m’expliquer l’affaire avec un débit de mitrailleuse dans un français à fort accent germanique. Il avait une liasse de planches contacts des différents reportages de Senn qu’il faisait défiler sous mes yeux avec force éclats de rire, heureux de me montrer la qualité de ce qu’il avait contribué à exhumer. Pour que je prenne la mesure de l’importance du travail de Senn, Markus m’a ensuite emmené voir les archives dans les entrailles de l’institution. Comme il se doit en Suisse où les trésors sont profondément enfouis, il a fallu descendre en ascenseur, franchir deux portes dignes de Fort Knox, pour accéder au Graal. Là, devant les boîtes de négatifs parfaitement alignées, j’ai compris la complexité du travail effectué par les premiers archivistes qui se sont occupés du fonds, puis par l’équipe de Markus. Paul Senn est mort le 25 avril 1953 à l’hôpital Ziegler de Berne. Sa compagne, Ida Marti, a fait don de son œuvre photographique au musée d’art de la ville. Malheureusement, le fonds était constitué de plus de 100’000 négatifs mal répertoriés. Il n’y avait qu’une solution pour reconstituer le travail du photographe: repérer ses photos publiées dans la presse et les comparer aux négatifs. Exactement le genre de travail de Sisyphe dans lequel excelle l’équipe de Markus. En sus de cet océan de négatifs, il y a aussi quelques tirages d’époque et, le joyau de la collection, l’un des Rolleiflex de Senn. Nous sommes sortis prendre l’air et déjeuner. Markus m’a alors raconté l’histoire de Senn. Naissance en 1901 à Rothrist dans le canton d’Argovie, puis scolarité à Berne où il apprend le métier de dessinateur et retoucheur publicitaire. A seize ans, il quitte ses parents et commence ses pérégrinations. Il travaille d’abord à Lyon, puis à Bâle, séjourne à plusieurs reprises en Italie et en Espagne. Il possède un appareil photo et a la bougeotte. A la fin des années 1920, il se fixe en Suisse, à Berne, ouvre un studio de publicité et devient photographe professionnel. Ses photos de fenaison ou de sports d’hiver plaisent. Lui s’intéresse plus aux chômeurs ou aux militants fascistes. Il photographie la manifestation ouvrière de novembre 1932 à Genève qui a été réprimée par l’armée. Bilan: 13 morts et 65 blessés. Ses reportages sur les enfants abandonnés, placés dans des foyers ou chez des paysans et qui vivaient dans des conditions indignes, ont fait scandale. Il a été l’un des premiers photographes suisses à se rendre avant-guerre aux Etats-Unis où il a documenté la ségrégation raciale. Il y retournera après-guerre pour de longs séjours, explorant l’Amérique du Mexique au Canada et les Etats-Unis d’est en ouest pour en rapporter des milliers de photos couleur aux teintes étonnantes avec toujours le même souci de témoigner de la société qui passait devant son objectif. Il était évidemment un «concerned photographer», expression inventée par Cornell Capa pour rendre hommage à l’œuvre de son frère. Sur le travail de Senn, Markus est intarissable. Sur sa vie, il ne connaît en revanche pas grand-chose. Malgré mes questions, il ne peut pas m’en dire beaucoup plus; Senn a laissé peu de documents et peu de détails sur les dates ou les événements, et ceux qu’il a donnés sont imprécis, voire erronés. Seule certitude, les publications de ses photos, au début des années 1930, dans le Zürcher Illustrierte, le Berner Illustrierte et l’Aufstieg.

Après le déjeuner, nous nous rendons dans les locaux où travaille l’équipe de Markus. Devant un grand écran d’ordinateur, le maître des lieux a affiché le site consacré à Paul Senn. Les reportages sont classés par pays, et je demande à voir d’abord ceux concernant l’Espagne et la guerre. Il y a pour chaque reportage les photos existantes et les publications. A partir des sorties d’imprimantes, j’ai commencé à consulter les journaux et à lire les articles. Il n’y a pas d’articles en fait, les pages sont constituées de récits photos et de longues légendes, par chance en allemand et en français. Markus m’explique que les légendes étaient rédigées par Senn pour que le lecteur suive et comprenne le récit photographique. Exactement la même technique que celle utilisée par Robert Capa dans le magazine Regards: tous deux inventent le photojournalisme moderne, tout simplement. Dans ce numéro de 1937 du Zürcher Illustrierte, 14 pages de photos et de légendes sont consacrées à l’action de l’Ayuda suiza (l’Aide suisse) qui a envoyé Senn en Espagne. Dans un petit texte, la rédaction explique le rôle de l’association et termine en donnant un numéro de compte de chèque postal pour la soutenir. Cette démarche que l’on peut qualifier de photographie humanitaire est nouvelle. Pendant la guerre d’Espagne, Henri Cartier-Bresson, Robert Capa ou David Seymour-Chim travaillaient déjà directement ou fournissaient leurs images aux organisations de soutien à la République espagnole. Pour comprendre l’engagement de Senn, il faut savoir qu’à l’époque, les autorités helvétiques, bien que neutres, appuient la rébellion du général Franco. Le gouvernement suisse va, pour se donner bonne conscience, autoriser l’action en Espagne de l’Ayuda suiza, un regroupement d’associations humanitaires de gauche.

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Scène de rue, Chinatown, San Francisco, le plus ancien quartier chinois d'Amérique du Nord, 1946 © Paul Senn, PFF, MBA Berne, Dép. GKS

Paul Senn retourne en Espagne de décembre 1938 à fin janvier 1939, pendant ces deux mois terribles où se joue le sort de la République espagnole. Il réalise plusieurs reportages sur les brigadistes suisses regroupés près de Barcelone, puis sur leur évacuation en train à Cerbère. Il couvre, comme Capa et Chim, la retraite de près de 500’000 Espagnols fuyant l’avance franquiste pour se réfugier en France. Ce reportage, durant lequel il accompagne dès l’aube du 28 janvier 1939 les civils franchissant la frontière française au Perthus, est le plus émouvant réalisé ce jour-là selon moi. Il rappelle également que son pays a fourni un contingent de 800 brigadistes pendant cette guerre. Des Suisses qui ne sont pas absents d’ailleurs de mon premier livre, Brigades internationales, images retrouvées réalisé avec l’historien Rémi Skoutelsky. Pour ce faire, nous avons parcouru l’Europe à la recherche de sources nouvelles, de témoignages inédits. On nous avait signalé un vétéran suisse dont nous avions obtenu le numéro de téléphone, Marcel Borloz. Un ouvrier fraiseur qui avait passé dix-huit mois en Espagne. Nous avons pris un avion pour Genève tôt le matin pour le rencontrer, un taxi nous a amenés au pied de la résidence de retraités où il résidait. Sa femme Ivy nous a ouvert. Il nous attendait sur le balcon, nous étions en juin, il faisait déjà chaud. Marcel nous a raconté sa guerre d’Espagne, avec un sourire, les camions qu’il réparait, les virées à moto jusqu’au front, la mine sur laquelle il a roulé à Alcalá de Henares. A ce stade du récit, il a ouvert sa chemise, nous a montré son torse couturé de cicatrices et offert un verre de vin blanc, la bouteille était déjà devant lui. Il a fallu se résoudre à boire et à grignoter du Gruyère. A un moment, il a été chercher son album photo, il y avait là des dizaines d’images de lui et de ses camarades suisses à Albacete, la ville où étaient formées et entraînées les Brigades. Il nous les a confiées et nous les avons publiées. Un an après, nous sommes revenus les lui rendre. Malheureusement, Marcel était mort, il avait 94 ans. Dans l’hommage qui lui a été rendu, la responsable de l’association des brigadistes helvétiques rappelait qu’il avait «comme la plupart des Suisses qui partirent combattre le fascisme aux côtés des républicains, été condamné par l’article 94 du Code pénal militaire qui punit tout citoyen suisse engagé dans une armée étrangère». En regardant le reportage de Senn sur les brigadistes suisses, je pensais à Marcel. Et surtout, je l’ai cherché sur ses photos. J’aurais tant aimé le trouver. Cela aurait été un beau clin d’œil.

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Centre-ville de San Francisco depuis la Coit Tower, une tour art déco inaugurée en 1933. En haut à droite, on aperçoit la Colombus Tower, 1946 © Paul Senn, PFF, MBA Berne, Dép. GKS