Sept.info | L'incendie de l’Opéra Comique

L'incendie de l’Opéra Comique

Caroline Rémy, dite Séverine (1855-1929), fut l'une des grandes figures de l’histoire des mouvements révolutionnaires. Disciple et amie de Jules Vallès, première femme à diriger un grand quotidien national en France, «Le Cri du peuple», elle a écrit plus de 6'000 articles de 1883 au début des années 1920 dont les plus flamboyants, comme celui que nous publions ici, ont été rassemblés dans «L'insurgée» (L'Echapée, 2022).

Severine Opéra Severine Opéra
Séverine, nom de plume de Caroline Rémy de Guebhard, photographiée par Nadar, 1889-1899.  © DR

Caroline Rémy est née le 27 avril 1855, à Paris. Son père la voulait institutrice, elle sera journaliste. Une rencontre avec Jules Vallès décide de son destin. Le proscrit perçoit d’emblée ce dont elle n’a pas encore conscience: cette graine d’aristo a l’âme d’une fleur de barricade. Vallès lui propose de devenir sa secrétaire; elle recopie, ainsi, ses manuscrits, corrige ses fautes, apprend les subtilités de l’écriture et découvre «l’art de mêler l’acide et l’encre». En 1871, Vallès lance un quotidien, Le Cri du peuple. Un journal où la Révolution a «la main plus ouverte et le cœur plus large». Caroline est de l’aventure et pas pour faire de la figuration. Le Cri a fière allure avec ses rubriques chapeautées de petits cabochons, une innovation dans la presse imaginée par celle que Vallès appelle «la belle apprentie». Le 23 novembre 1883, elle publie son premier article et, pour préserver le nom du père, le signe Séverin. Mais dès le 15 décembre, pour son troisième article, elle tombe le masque et féminise son pseudonyme. Incapable de faire les choses à moitié, Séverine vit pleinement la vie du journal. Très vite, elle s’affirme et gagne l’estime de ses pairs.

Quand la santé de Vallès décline, elle prend les rênes du journal. A sa mort, elle mène le cortège funèbre et lui rend un vibrant hommage dans les colonnes du Cri. Le patron disparu, les dissensions au sein du comité de rédaction, déjà vives du vivant du vieux communard, se font insupportables. «A quoi bon continuer à se battre pour un journal qui perd son âme? [...] j’avais fait un bien plus beau rêve… je voulais rendre au socialisme sa grandeur et sa puissance, par la réconciliation des diverses écoles… J’en ai été pour mon songe de fraternité [...] Je commence à croire que je suis trop libertaire pour écrire jamais dans un journal d’école socialiste.» Au moment de quitter Le Cri, Séverine sent que «jamais le socialisme n’a été en pareil danger». Elle voit «les intérêts économiques d’un peuple» sacrifiés «aux intérêts électoraux de tels ou tels candidats. Entre leurs mains, le socialisme n’est plus un but, il est un instrument.» Désormais, elle loue sa plume à qui veut d’elle. Les journaux sont nombreux à la solliciter, car son nom fait recette. Pour autant, elle ne sera jamais une mercenaire du journalisme. Fidèle à l’esprit de Jules Vallès, elle aura pour devise: «Avec les pauvres toujours, malgré leurs erreurs, malgré leurs fautes, malgré leurs crimes.» Paul Couturiau

3 juin 1887. Me voici devant l'Opéra Comique, assise dans un coin, sur un tas de poutres. On a fait au désastre une ceinture de planches, qui commence à la pâtisserie Julien, longe la rue Favart, encadre la place Boïeldieu, et revient par la rue de Marivaux, jusqu'au café Anglais. Sur le boulevard, la circulation est libre. Mais, au contour extérieur de ce fer à cheval, on n'a laissé qu'un étroit passage, pour le service des maisons, entre les boutiques et la palissade. Et, sur cette bande de trottoir, la foule s'entasse, se bouscule, s'exclame, s'apitoie – et essaie de voir. Là où je suis en ce moment, on est entouré d'un cercle de rumeurs confuses, comme sur un îlot que battrait l’océan, et, de quelque côté que l'on se tourne, on a ce malaise cauchemardesque de voir des centaines d'yeux reluire entre les planches et d'y sentir filtrer les avides regards...

Il y a à regarder, en effet. A l'angle gauche de la place, en faisant face au théâtre, est la guérite des entrepreneurs. Autour, une équipe de déblayeurs attend son tour. Ils ont l'air harassés de fatigue, et l'aspect triste des travailleurs dont le métier est de remuer la boue. Personne n'a parlé de ceux-là, personne ne leur a rendu justice. C'est qu'ils viennent quand le brasier est éteint; quand l'éblouissant décor de l’incendie ne sert plus d'apothéose aux fiers actes d'héroïsme; quand la flamme n'éclaire plus ni le visage ni le nom des vaillants. Ils font leur devoir aussi, pourtant, humblement, obscurément, parmi la chute brusque des pierres géantes, la dislocation imprévue des escaliers, l'écroulement subit des plafonds. Ils sont couverts de fange, encroûtés de suie; ils ont la nuque et les reins trempés par l'eau glaciale qui égoutte des frises, ils ont la plante des pieds roussie par les décombres fumants où le feu vaincu s'est réfugié pour mourir. Salut, ô pauvres gens! A l'angle droit, du côté de la rue Favart, une échelle de sauvetage, couleur de braise, tend ses montants vers le ciel. Au bas est groupée une escouade de pompiers. Ils sont assis un peu partout, à la diable, et jasent de si bon cœur! Ils ont l'œil naïf et le geste franc de ceux qui ne font jamais acte mauvais, ces soldats qui ignorent le fratricide; qui combattent les fléaux, et non les hommes; qui apportent la vie, et non la mort. C'est le bataillon sacré qu'adore le peuple de Paris, la phalange sainte devant laquelle tous les drapeaux – même le nôtre – devraient s'incliner. Contre la palissade de fond, juste dans l'axe de la porte principale, une voiture stationne, attelée de deux chevaux noirs qui s'impatientent et grattent le sol du bout de leur sabot. C'est un fourgon plat, peint en vert sombre; des ouvertures comme des bouches de boîtes à lettres bâillent aux quatre angles. Un homme très correct, tout de deuil vêtu, circule lentement autour du caisson, va, vient, se promène, parle à ses bêtes, et efface gravement les tigrures de boue qui altèrent l'émail de ses bottes. Tout cela, cocher, chevaux et voiture appartient aux Pompes funèbres. C'est l'effroyable corbillard qui, tant de fois, a fait le trajet entre le brasier et la mairie Drouot, emportant à chaque voyage sa fournée de charbon humain. C'est l'abominable véhicule derrière lequel la foule hurlait et se tordait les mains. Il aura encore de la besogne.

Sur la droite du péristyle béant, que traverse le courant de jour livide allant de la place au cirque nu de ce qui fut un théâtre, quatre points blancs tremblent dans le clair-obscur. Ce sont les plaques d'argent des croque-morts. Ils sont debout, tout blêmes, ces gens qui d'habitude, pourtant, tutoient la Camarde et trinquent à sa santé. C'est que «l'ouvrage» ici est horrible! A leurs pieds sont des couvertures de laine, dont la toison garde encore des parcelles d'homme! Quand, tout à l'heure, on leur fera signe, c'est dans ce pan de molleton qu'ils empaquetteront le petit tas d'os, comme un jeu de jonchets. A droite encore, mais en dehors, dans l'angle rentrant que forme la colonnade, après l'espèce de loggia qui, de chaque côté, servait de bureau, non de location, mais de vente immédiate, à droite, dis-je, vers la rue Favart, la justice se tient. Les magistrats «informent», en plein air, sur une table mal équarrie, dont les béquilles inégales boitent sur les dalles usées. La porte devant laquelle ils campent ainsi était l'entrée des petites places. Et, au-dessus de leur tête, brille, dans le crépuscule, la marquise vitrée qui garantissait de la pluie la file du public. Elle a été crevée l'autre soir, à coups de genou, de poing, ou de crâne, par les malheureux sautant du balcon de pierre qui surplombe à l'étage au-dessus. Et quelqu'un qui l'a vu m'a dit qu'après les chutes, sept ou huit feuilles de cet éventail transparent étaient soudainement devenues pourpres comme des vitraux d'église. Derrière les enquêteurs est un amoncellement de pardessus et de manteaux, un véritable arsenal de parapluies et de cannes, après lesquels pendent encore les petits numéros blancs. C’est le vestiaire du premier, qui, par l’une de ces ironies déconcertantes, comme en a le feu, est resté intact dans le sinistre. On empile tout cela, au fur et mesure, dans une charrette à bras; et quand elle s'éloigne, par la brèche de la palissade qui ouvre en face de la rue Saint-Marc, on voit des visages anxieux qui s'avancent et examinent. Le secret de bien des disparitions est dans la poche de ces frusques-là! Donc, la justice «informe» en plein air. Et si l'horreur de ce drame ne paralysait le sourire, il y aurait une raillerie discrète à faire sur ces fonctionnaires si gourmés qui, avec leur table en tréteau, leur temple de Thémis ouvert à tous les vents, semblent presque, sauf respect, jouer une scène du répertoire. De ce groupe, toutes les cinq minutes, se détache, en courant, un petit homme à l'air rageur, au geste bref qui, maladroitement, mais résolument, se cramponne aux échelles, grimpe, dégringole, enjambe les échafaudages, saute par-dessus les débris, attrape une torgnole par-ci, un «gnon» par-là, et revient chaque fois, vers ses collègues, plus trempé et plus crotté. Ses bottines ont pris des allures de galoches, son pantalon relevé égoutte l'eau, son veston court est mi-parti: plâtre d'un côté, suie de l'autre; et sur ce front de magistrat célèbre s'incline le plus étonnant accordéon qui jamais ait fait la joie d'un cénacle de bohèmes.

Nous nous connaissons bien, tous les deux! J'ai vu de près cette mâchoire tenace, et ces yeux clairs où la pensée prudente ne se risque jamais, comme en ces étangs trop limpides où le poisson n'ose rôder et reste tapi au fond. Nous nous sommes trouvés face à face, dans une circonstance tragique, il y a plus de deux ans, et en adversaires... Dans son cabinet du boulevard du Palais, M. Guillot, juge d'instruction, s'efforçait à me faire prononcer un nom que je ne voulais pas dire. Il savait que je mentais en lui disant l'ignorer, comme je supposais, moi, qu'il mentait en me disant ne pas le connaître. Lui avait des ordres – moi un mot d'ordre... le résultat était le même, hélas! C'est à ce passé que je songe, en voyant aujourd'hui ce même fonctionnaire faire son devoir avec tant d'activité et d'entrain. La triste espèce que la nôtre; et combien les besognes de la politique sont inférieures, en égard des besognes d'humanité! Si, tout à coup, dans ces décombres, un cri d'appel retentissait, si un être préservé par miracle se trouvait de nouveau en danger de mort, le magistrat serait capable de s'élancer, de risquer sa vie, de ramener la victime au jour, avec des cris de joie, des larmes d'allégresse – puis reconnaissant un anarchiste «dangereux», d'envoyer son sauvé épouser la Veuve ou pourrir à la Nouvelle! Toujours l'histoire que Vallès racontait en riant: l'homme qui tombe à l'eau, le bon sergot qui se précipite, pique une tête, empoigne l'accidenté, le ramène sur la berge, l'embrasse... et, reconnaissant un «subversif», le replonge. Mais me voici loin de ce lugubre décor, qui, cependant, est fait pour retenir l'attention. En ce moment, justement, la police fouille la colline de débris qui s'élève au milieu de la place. Il y a de tout, là-dedans. Voici l’une des lanternes indiennes de Lakmé; un pâté de carton pansu et grotesque; une veste d'homme dont les manches sont arrachées, dont le col est cerclé de taches brunes, qui ne sont faites ni par l'eau ni par le feu, et qui déteignent en rose sur le pavé... Puis, un chapeau de femme aplati, tordu, dont la paille est éventrée, dont les ailes noires se hérissent comme celles d'un corbeau mort. Un peu plus loin, dans la vase, voilà les tickets du contrôle, les jetons de sortie qui, hélas, n'ont pu servir! Et, en masse, des feuillets de partitions. Il se passe, à propos de ces feuillets, de vilaines choses. Les deux premiers jours, on les a entassés pêle-mêle, avec les autres détritus, dans les chariots qui vont se dégorger hors barrière. Sur le parcours, les pages maculées tombaient sur la chaussée; des gamins glanaient, et les cédaient aux badauds pour quelques sous. Les ouvriers ont vu cela, et ont fait de même. Quel mal y avait-il à ce que des laborieux augmentassent d'une pièce blanche leur maigre journée? Cela a déplu, paraît-il; et c'est à qui guettera les déblayeurs, pour les empêcher de glisser dans leurs poches des lambeaux de papier à musique, inutiles puisqu'ils sont à demi-brûlés et qu'on les jette à la voirie, sous les yeux de ces malheureux qui s'en feraient un peu de bien-être. C'est cruel, et c'est illogique. Ou ces fragments ont encore une valeur, et, dès le premier jour, on devait s'occuper de les récolter, afin de pouvoir reconstituer les partitions. Ou ils n'en ont aucune – et alors pourquoi cette mesure tardive, cette vexation mauvaise? Il y avait un moyen terme d'utiliser ce fatras, et d'obtenir que, sans surveillance, personne n'en détournât une bribe. C'était d'amonceler ces paperasses près des brèches où le public s'écrase, et de les vendre, un sou la feuille, au bénéfice des incendiés. Mais c'était trop simple, et personne n'y a songé. Puis, dans notre cher pays, rien, pas même la compassion, n'agit sans formalités. Quand j’ai émis cette idée, il m'a été répondu qu'elle ne pouvait s'exécuter sans l'autorisation de M. Carvalho, propriétaire, même après l'incendie, des chiffes souillées que ma pitié convoitait.

Voici que la nuit arrive, et la façade se noie dans l'ombre. C'est à peine si émerge tout là-haut, dans un dernier rayon de jour, la corniche où couraient, l'autre soir, les femmes affolées. En rebaissant les yeux, j’ai eu, soudain, un revenez-y d'épouvante. C’est que mon regard est resté accroché à l'une des cinq embrasures horizontales qui ouvrent au-dessous de la corniche. Et je me suis rappelé qu'au plus fort de l'incendie, à cette meurtrière... là... celle du milieu, quelque chose de rond était venu se poser, sur le bord, avait bougé un moment et était retombé – faisant Guignol. J'avais cru que c'était un chat affolé.
– Ah! la pauvre bête!

Le lendemain, j'apprenais que cette fenêtre était celle de la buvette des galeries, que vingt-huit cadavres avaient été retrouvés là... dont un debout, cramponné de tous ses ongles à l'embrasure, la tête presque en dehors, la bouche ouverte dans une dernière clameur d'appel, les yeux retournés désespérément vers l'implacable ciel qui permet de tels supplices!

Un ordre vient d'être donné, et une lumière de féerie s'est allumée là-dedans, jetant des rayons de lune à travers les côtes du squelette. Le guide que l'on nous a promis est là.
– Voici le moment, voulez-vous venir?
– Allons.

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