Fous de gemmes (4/4)

Jusqu’ici, le Somaliland avait deux richesses: son bétail et sa paix. Mais quand des études géologiques ont révélé la présence massive de pierres précieuses sous son sable chaud, des aventuriers, chevronnés ou désespérés, en ont fait leur nouvelle frontière. Ce récit en quatre parties a été récompensé en 2017 par le prix Immigration Journalism de la French-American Foundation et en 2018 par le premier prix du concours Eco-reportages organisé par le Club de la presse de la Drôme.

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L'hessonite est une pierre de la famille des grenats.© Adrienne Surprenant

Quelque chose dans les gestes exaltés et nerveux du corps frêle de Hadj fait penser aux tornades de sable qui soulèvent la poussière des plaines du Somaliland et en déterrent, parfois, des minerais précieux. Dans le lobby de l’hôtel d’Hargeisa où il a posé ses bagages et ne compte repartir qu’après avoir amassé des millions, il fait de grands mouvements de ses bras tout en veines saillantes, dispersant la fumée de sa cigarette. Tout autour de lui, une nuée de Somalilandais s’est rassemblée pour écouter ce chercheur de trésors avec intérêt, avidité ou malice. Le trentenaire lyonnais, originaire d’Oran, déblatère dans un arabe mêlé de français d’interminables tirades sur la qualité des diamants et des opales que ses clients attendent à Paris et à Hô Chi Minh-Ville. Les négociants locaux en gemmes, d’un ton mielleux, promettent de revenir le lendemain avec des échantillons de première qualité. Ils amadouent l’acheteur qui, à force de gesticuler, les a convaincus de l’importance de sa venue dans ce pays en devenir qui, 25 ans après la proclamation de son indépendance, attend toujours sa reconnaissance internationale.

Le voilà enfin seul avec ses rêves de grandeur, qui flottent dans l’air dilaté par la chaleur, comme des mirages dans le désert: «Je suis venu au Somaliland pour deux types d’activités: éthique et business. Côté éthique, je vais ouvrir une station d’épuration d’eau avec une compagnie lyonnaise, financée par l’Unicef (le Fonds des Nations unies pour l’enfance). Je bosse aussi sur un projet d’aquaponie pour créer de l’emploi. Côté business, je vais monter une société d’exportation de gemmes. Ici, il y a tout: de l’or, des diamants, des saphirs, de l’opale, de l’émeraude, et…» Baissant soudain la voix, il ajoute en faisant défiler les photos sur son téléphone: «… des antiquités. Des statuettes. Des amulettes. Les pharaons noirs, ils sont passés par ici. Mais personne ne vient chercher ces trésors, car les gens assimilent le Somaliland à la violence des shebabs de Mogadiscio. Et ça, c’est bon pour mon business.» L’homme sourit, croisant et décroisant ses jambes maigres, l’air pénétré.

Tout a commencé à Nairobi, sur un doute à éclaircir. Géologue chevronnée de l’Université Witwatersrand en Afrique du Sud, Judith Kinnaird est contactée par le Bureau d’aide humanitaire de la Commission européenne, basé dans la capitale kenyane. «Quelqu’un leur avait apporté des pierres précieuses du Somaliland et ils songeaient à développer des petites entreprises dans ce secteur pour lutter contre le chômage dans le pays, qui s’élève à plus de 70%, explique la géologue dans un échange par Skype. Ils m’ont donc demandé de vérifier la valeur de la pierre qu’ils avaient reçue et sa provenance. C’était un saphir et, pour authentifier son origine, je suis partie pour le premier de mes six déplacements sur place. Là, j’ai formé des mineurs artisanaux, j’ai fait des études de terrain et découvert un potentiel majeur pour le grenat, l’émeraude, l’aigue-marine, le saphir ou encore l’opale.» En réalité, le potentiel gemmologique du Somaliland était déjà connu par les autorités somaliennes, jadis aux commandes de cette terre longitudinale qui suit la vallée du Rift. Mais depuis le 18 mai 1991, lorsque le Somaliland prononce son divorce avec Mogadiscio, après le massacre de plus de 50’000 personnes par l’armée somalienne, rien n’a encore été entrepris pour le valoriser. Pendant les années 1980, la répression du Mouvement national somali opposé à Siad Barré et basé à Hargeisa était trop chronophage pour que les autorités centrales songent à développer le secteur minier.

Abdulkadir A. Hussein, directeur technique général au sein du ministère fédéral du Pétrole et des Ressources minérales de Somalie, a beau jeu d’écrire dans un rapport de 2013: «La Somalie va offrir des opportunités et des surprises aux entreprises qui s’y aventureront. Ce pays est la nouvelle frontière, pas encore assez explorée, prête à révéler ses secrets en pétrole, gaz, uranium, platine, or, cuivre, fer, manganèse, étain et gemmes.» Mais quand on lui demande s’il dispose de données spécifiques sur le Somaliland, le fonctionnaire est lapidaire: «Veuillez noter que la Somalie est un Etat fédéral incluant le Somaliland, le Puntland, Galmudug, Hiiraan-Middle Shabeelle, le Sud-Ouest et Jubbaland. Le Somaliland veut faire sécession, le gouvernement fédéral veut qu’il demeure dans l’Etat. Tout cela est de la politique, mais la géologie est quelque chose qui traverse les frontières.»

Le sol du Somaliland regorge de pierres précieuses. Les locaux ainsi que les étrangers se disputent leurs parts dans ce business.

Quand il pense nouvelle frontière, Cumar Abdullaye, directeur général des minéraux au ministère de l’Energie et des Minéraux du Somaliland, a plutôt à l’esprit celle que le Somaliland a imposée à son voisin du sud. Dans son costume dépareillé, le jeune fonctionnaire espère que les richesses géologiques du Somaliland joueront un rôle dans la reconnaissance future de ce tracé unilatéral: «Notre problème majeur est que les sociétés étrangères ont peur d’investir ici, car elles associent le Somaliland à la violence qui règne en Somalie. Si le Somaliland était reconnu comme Etat indépendant, elles verraient à quel point la situation est stable et les gisements potentiels nombreux. Pour que les sociétés étrangères viennent investir et comprennent l’intérêt de cette reconnaissance, nous taxons très en deçà des politiques fiscales en vigueur dans la région. Par exemple, nous ne prenons que 4% pour du saphir de qualité, 2% pour de l’opale.» Le pari a été fructueux avec la société chinoise African Ressources Company (ARC), venue s’installer dans les collines du Simodi, au nord du pays, pour en extraire les émeraudes. Jusqu’à présent, c’est la seule société étrangère qui ait balayé d’un revers de main la peur des shebabs pour prélever paisiblement les béryls verts. La compagnie canadienne Nubian Gold est bien venue faire des études sur le potentiel en or de la région d’Arapsyo, mais «ils en ont profité pour creuser hors de leur concession», soupire Cumar Abdullaye, vexé. Ces pionniers pourraient néanmoins créer un précédent. D’autant que les manifestations locales essuyées par ARC se sont soldées par des arrestations arbitraires et rapides de sages traditionnels, qui dénonçaient l’opacité de la concession et la corruption des autorités. Une preuve supplémentaire de la bonne volonté du gouvernement pour attirer des investisseurs potentiels: «Il y a eu des incidents au début, mais tout est vite rentré dans l’ordre», dédramatise le diplômé en géologie de Khartoum.

Faute d’attirer les grands projets escomptés, cette politique d’ouverture du marché, combinée à la stabilité politique et à des études géologiques alléchantes, attire d’ores et déjà des négociants aventuriers, plus ou moins fiables. Wissam a fait du Somaliland son nouvel eldorado depuis deux ans, après avoir parcouru l’Afrique en long et en large en quête de diamants, d’or et de pierres précieuses. «J’ai vécu en Centrafrique, en Zambie, en Tanzanie… Là-bas, je passais mes journées avec les Massaïs; le soir, on se nourrissait des biches chassées la journée», ânonne le matamore syrien en guise de présentation. Cheveux gras, début de calvitie, dents jaunies et œil torve, l’homme au physique abîmé qui dit n’avoir que 35 ans a plus l’air d’un vagabond que d’un nabab. «En partant de Tanzanie, j’ai dû payer 450’000 dollars de taxes, parce que je n’avais pas déclaré mon business de pierres», justifie-t-il sans ciller. A ses clients et partenaires, Wissam donne rendez-vous dans un restaurant du centre-ville d’Hargeisa presque vide, tout comme ses poches. Il fourre sa main dans l’une d’elles et verse une poignée de gemmes de la taille d’un ongle sur la nappe jaune d’une table en plastique. Il énumère: «De l’hessonite, du diamant noir, du saphir… Il faut voir l’intérieur.» Pour mieux convaincre ses interlocuteurs, il pointe la pierre bleue avec la lumière de son téléphone. Wissam assure en avoir un sac rempli chez lui, mais préfère ne pas éveiller les soupçons de ses voisins somalilandais. Profil bas donc, mais verbe haut. «J’ai pour 20 millions de dollars de diamants», assène-t-il, les yeux plissés, concentré sur l’effet provoqué par ses paroles.

Yahya, lui, est plus silencieux. Plus crédible aussi. Le Sri Lankais loge dans un hôtel confortable dont il moque les services médiocres et arbore un sourire satisfait. Les pierres précieuses, il baigne dedans depuis l’âge de douze ans, avec un père négociant et un oncle joaillier à Colombo qui lui ont tout appris. Dans un salon privé du jardin de son hôtel, il sort un quartz fumé long comme le bras et des opales à l’irisation captivante. «J’ai parcouru 65 pays différents pour trouver des pierres de qualité, avance-t-il. Le Somaliland a un grand potentiel, c’est une terre à conquérir. Mais il y a besoin d’investissements et de gens qui sachent travailler. Je ne cours pas après les vendeurs, ce sont eux qui viennent à moi. Or 95% de ce qu’ils me ramènent, c’est de la merde. Parfois, on tombe sur une pépite. Ce quartz fumé, par exemple, peut rapporter plusieurs milliers de dollars», assure-t-il en examinant son corps transparent avec une loupe héritée de son père. Hadj, lui, attend toujours «la» pépite. Et fulmine: «Les prix que les mineurs locaux me réclament pour l’opale sont plus chers que ceux pratiqués en Allemagne! En plus, ils creusent n’importe comment et la moitié des pierres qu’ils me ramènent sont déjà foutues.» Rasséréné par un café-clope, il rebondit, s’enflamme: «Moi, je fais ça pour le pays, mais, eux, ils essaient de me gratter. En France, j’ai un ami conseiller à l’ONU qui a de bonnes relations à la CIA, à la NASA, et patin-couffin grâce auquel je pourrais obtenir la reconnaissance de leur pays.»

Cinq ans plus tôt, Judith Kinnaird était déjà tombée de haut quand elle avait voulu transformer le potentiel gemmologique du Somaliland en secteur industriel fonctionnel, comme un alchimiste rêve de changer le plomb en or: «Avec un collègue, nous avons voulu développer les mines artisanales locales. Mais on n’a même pas pu trouver des seaux et des poulies de qualité! Il est urgent de développer le secteur. Or le ministère n’a pas les moyens en termes de personnel, de transport ou d’équipement.» Autre problème majeur: la connaissance du marché. «Les Somalilandais qui vont dans les pays du Golfe, souligne-t-elle, voient une émeraude d’un carat en vente à 100 dollars. Donc ils pensent que toute émeraude brute se vend à ce prix-là. Ils ignorent que la moitié de la pierre est perdue à la coupe.» Pionnier des gemmes au Somaliland, Abdirahman Merse est le seul à y détenir un atelier de lapidaires. Fondateur de Ruby General Trade Company, ce diplômé de géologie en Italie alerte aussi sur l’urgence d’investir dans le secteur des minéraux. Mais pour l’homme aux dents sciées de squale, le problème tient plus à la volonté politique qu’au manque de moyens. Ecoeuré, il lâche: «Les dirigeants de ce pays sont corrompus et cherchent l’argent rapide. S’ils investissaient pour former les jeunes aux métiers de la mine et achetaient du matériel pour creuser la terre, le pays serait riche en six mois. Au lieu de ça, ils font appel à des sociétés étrangères qui s’emparent des ressources du pays sans créer d’emploi. Résultat, jusqu’à aujourd’hui, la majorité du secteur voit de pauvres hères farfouiller la terre en surface, sans le matériel nécessaire pour creuser en profondeur.» A ses côtés, son ami de longue date Faisal Boullale, détenteur d’une mine artisanale, confirme: «Il faut faire venir des gens de l’extérieur qui savent se sacrifier! S’ils investissent, ils récolteront des profits exponentiels! Mais s’ils viennent les mains vides, elles le resteront.»

Les terres regorgent d’une grande diversité de gemmes.

Les joues d’Abdikarim sont concaves, comme les trous qu’il creuse depuis quinze ans dans les entrailles de sa terre aride, à mi-chemin entre Hargeisa et le port de Berbera. Ce septuagénaire a le profil type des mineurs du Somaliland: ex-agropasteur, il a vu dans la vente de pierres précieuses une source de revenus bienvenue, à mesure que la sécheresse mettait en péril les fondements de son existence et du pastoralisme. Poète, il dit avoir d’abord vu la mine en rêve, tandis qu’il peinait à nourrir sa femme et son premier enfant. Il est parti, seul, afin de trouver l’emplacement du trésor, sans boussole ni étude géologique en main. Un jour, de l’autre côté de la montagne de Laas Geel, site archéologique vieux de 6'000 ans découvert par un groupe d’archéologues français en 2002, il découvre, sous ses pieds à la peau dure comme la roche, de l’hessonite, une variété de grenat à la teinte orange. Deux ans plus tard, il a trouvé sa mine onirique. Toute la famille, qu’il installe non loin, dans une cabane en bois, se met à creuser. Pelles et barres à mine, c’est tout ce dont ils disposent pour faire des trous, profonds de trois à six mètres, d’où ils extraient au fil des années des centaines de kilos d’hessonite. En 2010, un négociant sri lankais débarque au Somaliland et, après une visite de terrain, décide d’investir dans sa mine. Il paye des salaires fixes et exporte la pierre précieuse dans son pays, où les lapidaires les taillent pour en parer bagues et colliers. Abdikarim devient un notable: «Le Sri Lankais a dit que c’était la meilleure hessonite d’Afrique. Désormais, la mine permet à 500 personnes de vivre dans la région.» Surnommé «le père de l’hessonite», il vend désormais ses pierres à des intermédiaires locaux qui se rendent au Sri Lanka et il réside à Hargeisa avec la dernière de ses quatre femmes, âgée de 18 ans.

Malgré des moyens limités, les Somalilandais profitent du marché juteux des gemmes.

Deux ans avant de tomber sur sa pépite, c’est un laps de temps hors de portée pour Hadj, dont la patience s’épuise chaque jour un peu plus, à mesure que les vendeurs lui proposent des pierres endommagées à des prix déraisonnables. «Les gens passent leur temps à me taxer ou à me demander de l’argent pour leur khat (plante psychotrope aux effets proches de l’amphétamine, ndlr), grogne-t-il. Mais jusqu’à présent, ils ne m’ont rien montré de bon.» Le sous-sol du Somaliland a beau regorger de gemmes, encore faut-il s’implanter avec du matériel pour en extraire les plus belles pièces. «Avant d’arriver ici, j’étais en Centrafrique où je me suis fait voler pour 24’000 dollars de matériel. Je suis venu ici pour me refaire, avoue-t-il à mi-voix, désormais loin de toute folie des grandeurs. En France, j’étais chauffeur grutier, et ça fait un an que je bosse pas. J’ai deux mois de loyer impayé, avec deux petites filles à gérer. Je peux pas revenir bredouille, sinon il me reste plus qu’à faire un casse.» Hadj quittera le Somaliland une semaine après… les mains vides.

Depuis le restaurant sans clientèle dont il semble avoir fait son bureau, Wissam annonce à son tour qu’il va partir en Australie. Cette fois, il est accompagné d’un marchand de gemmes afar, une région volcanique à l’est de l’Ethiopie qui regorge de minerais en tout genre. Penauds, les deux négociants avouent peiner à trouver des acheteurs pour leurs trésors. Assise à ses côtés, Afrah, la compagne somalilandaise de Wissam, se montre plus loquace sur sa situation financière: «Ici, il n’a rien vendu. Et avec son passeport syrien, il ne peut pas se rendre en Europe pour aller à la rencontre des gros acheteurs. A Hargeisa, il n’arrive même plus à trouver de petits boulots car les réfugiés yéménites monopolisent tous les emplois manuels. Alors, on a décidé de tenter notre chance en s’exilant.» Pas démonté pour si peu, le marchand de rêves syrien précise: «Je pars avec un sac rempli d’un demi-kilo de diamants. Je ne suis pas un réfugié moi, je pèse des millions!»