Imposantes, puissantes, les sculptures s’élancent silencieusement vers le ciel. Quand les premiers rayons pointent à l'horizon et les caressent, elles s’animent, s'ébrouent, dévoilant lentement les arabesques des majestueuses cornes des watusi et des abigar. Dans l’aube jaune pâle et venteuse, de menues ombres s’activent autour des feux de bouses séchées pour se réchauffer et, surtout, pour éloigner les tiques, les mouches tsé-tsé et autres moustiques. La fumée blanche qui s’en échappe envahit peu à peu tout l’espace et me pique les yeux. Je distingue des tuniques aux motifs colorés qui claquent au vent, les femmes préparent le café; plus loin, de placides géants descendent de leurs lits de bambous surélevés. Accroupis, des garçonnets boivent discrètement aux pis des vaches avant de les traire, pendant que d’autres soufflent dans leur vagin pour stimuler leur production de lait. D’autres encore se déshabillent et se précipitent sous leur jet d’urine pour prendre une douche! «De la sorte tes cheveux vont devenir orange!» rigole Gabriel. Le colosse de 25 ans, au visage barré d’un large sourire en toute circonstance, qui a fui en 2012 les conflits interethniques soudanais pour se réfugier en Ouganda voisin, s'exprime dans un anglais parfait: «On s’en enduit aussi le corps pour empêcher les blessures de s’infecter. C’est délicieux dans un yaourt et ajoutée à l’huile de cuisson, ça donne du fumet à tes plats!»
Mon guide improvisé n’a pas hésité à laisser son épouse et son bébé né la veille pour venir s’occuper de son troupeau sur ce lieu d’hivernage situé à quelques minutes en bateau de Terekeka, un village poussiéreux à quatre heures de route au nord de Djouba, la capitale du jeune Soudan du Sud, indépendant seulement depuis 2011. C’est ici que les Mandaris, un petit groupe ethnique vivant à l’est du Nil Blanc, migrent chaque année à la recherche de nouveaux herbages pour leurs bêtes. «Les vaches sont comme des membres de ma famille, poursuit Gabriel. Je ne peux pas les laisser seules. Pour nous, les Mandaris, elles sont notre trésor: sans elles, nous ne pouvons pas nous marier, faire du commerce ou survivre en temps de famine. Devoir en vendre une est un crève-cœur, en perdre une, un immense chagrin.» Ils sont une cinquantaine comme lui à vivre six mois par an, de novembre à mars, le temps de la saison sèche, dans ce camp d’une propreté absolue qui sent l’étable. Chaque matin, avant de laisser leurs centaines de têtes de bétail paître tranquillement pour la journée dans les hautes et grasses herbes les dissimulant au regard, les Mandaris, qui croient que leurs kiren (vache, en mandari) les relient à Dieu, accomplissent les mêmes rituels: ils les massent vigoureusement avec la cendre de leurs bouses pour éliminer les parasites et éloigner les insectes, et aussi pour faire briller leur robe. Les cornes démesurées sont époussetées, celles des favorites ornées de pompons pour les magnifier et faire des envieux. Aux individus les plus faibles, comme cette grande brune watusi (un nom dérivé de watutsi, pluriel de Tutsi en swahili) qui ne mange plus depuis quelques jours, ils prodiguent des soins particuliers. Quatre solides gaillards, vêtus de simples tissus noués sur l’épaule qui laissent voir leur imposante musculature, sont nécessaires pour maintenir l'animal et permettre à un cinquième de pratiquer, laborieusement avec une sorte de poinçon, un trou dans la jugulaire pour une saignée. Le litre de sang recueilli dans un seau sera chauffé puis consommé sous forme de boudin. Les Mandaris mangent rarement de la viande: ils vivent du lait de leurs bovins, raison pour laquelle ils seraient si grands… Rares sont ceux qui ne dépassent pas 1m80. Si la saignée ne suffit pas, les éleveurs lui feront ingurgiter une décoction d’écorces «des arbres que l’on trouve là-bas» et, en dernier recours, lui administreront une dose d’antibiotiques d’origine douteuse. La brutalité des soins n’épargne pas les humains de l’Etat d’Equatoria-Central: la fièvre, par exemple, est traitée à coups de lames de rasoir sur le front, les tempes ou entre les omoplates. Après l’effort, le réconfort. L’occasion de partager une shisha entre hommes, legs des Arabes du nord, et de prendre des nouvelles de chacun, leurs voix se confondant dans une mélopée traînante ponctuée de tamam (tout va bien, en arabe) qui résonnent de groupe en groupe.
Toute sortie du camp est risquée dans ce coin de pays. Chaque année, des éleveurs et des bergers – moins nombreux, les ovins n’incarnant pas les mêmes valeurs de puissance et de richesse que leurs cousins bovidés - sont blessés ou tués par des Dinkas, leurs éternels ennemis, voire par des Mandaris de clans rivaux. Ces agressions, qui remontent à la nuit des temps, n’ont qu’un seul but, s’emparer du bétail pour s’enrichir rapidement! S’ensuit généralement une vendetta qui pourra prendre la forme de meurtres organisés ou de vols de cheptels, susceptible de se transmettre sur plusieurs générations, quitte à traverser les frontières des pays voisins pour s’accomplir. Depuis l’instauration, en septembre 2018, d’une paix fragile entre le président sud-soudanais Salva Kiir et ses innombrables opposants, de nouvelles menaces planent sur les troupeaux: les nombreux soldats démobilisés, facilement reconnaissables à leur béret militaire, qui cherchent épouse. Cet afflux soudain d’hommes dans la force de l’âge a fait flamber le prix des dots qui est passé de 20 à 40 vaches. Les plus beaux spécimens se vendent 700 dollars. Une vraie fortune dans un pays où le salaire mensuel moyen plafonne à 50 dollars. La vie d’un homme ne valant pas grand-chose dans cette contrée isolée du monde - celui qui tue un homme et se fait prendre doit s’acquitter du prix unique de 51 vaches auprès de la famille du défunt pour solde de tout compte -, beaucoup prennent ce risque pour ne pas rester célibataires et se constituer rapidement une dot. Il faut dire que les armes ne manquent pas ici. Au cours de mon reportage, entre novembre 2019 et février 2020, j’ai eu l’occasion de croiser des troupeaux de mille têtes remontant vers la capitale pour y être vendus, escortés par des hommes en guenilles équipés de lance-roquettes et de mitraillettes lourdes.
Dans le camp vidé de ses bovins s’affairent les femmes et les enfants de plus de 6 ans. Les petits qui ne peuvent pas encore gérer les animaux sont restés au village en compagnie de leurs mères et des aînés, dispensés de cette corvée. Je rencontre Ronah, 16 ans et déjà 1m80 de douceur et de nonchalance. Le cheveu ras, une montre au poignet (petite coquetterie dans ce quotidien rythmé par le soleil), elle est l’une des rares filles de la tribu à pouvoir aller à l’école et à parler anglais: «Je voudrais partir à l’étranger pour étudier et devenir docteur, mais quand j’en parle à mes parents, ils me répondent de m’occuper des vaches.» Comme dans nombre de pays pauvres, l’éducation est l’unique moyen d’échapper aux règles du mariage arrangé, de la procréation (six enfants sont la norme) et de la polygamie. «Source de jalousie et de conflits, grince-t-elle. Les hommes riches n’ont pas de limites. Un vieux du village a 15 femmes. Il est paralysé, mais, comme il peut payer, les parents lui cèdent leurs filles contre ses vaches…» Ronah a appris que ses frères lui cherchent un mari: «Je peux le choisir et l’épouser uniquement s’il peut offrir 40 vaches et que mon père trouve sa famille honorable.» Dans les faits, il suffit qu’un rival renchérisse pour remporter la mise. «Mes parents vont recevoir des offres. Si je refuse la plus élevée, je serai battue jusqu’à ce que j’accepte…» ajoute-t-elle, résignée, en me désignant un robuste pieu de bois qui sert d'ordinaire à attacher les animaux. Lorsque je lui demande ce qui la séduit chez un homme, sa réponse fuse sans hésiter: «Il doit posséder beaucoup de vaches.» Aucune chance pour un Occidental de subjuguer une Mandari: notre pilosité est un vrai repoussoir et notre peau claire leur rappelle celle des… morts! Ronah, qui porte, comme tous les membres de sa tribu, en sus de son prénom chrétien celui de sa vache préférée Kebir (grande, en arabe), possède tous les attributs de la beauté autochtone: grande, potelée, dents écartées et belles gencives noires. Mais pas de scarifications en forme de triple V sur le front, contrairement à toutes ses amies: «Je n’en veux pas parce que si je me rends un jour à la capitale, les gens me regarderont bizarrement et sauront à quelle ethnie j’appartiens.» Elle n’a pas non plus arraché ses incisives inférieures comme le veut la tradition, car «sans ces dents, tu n’arrives pas à bien parler anglais et les professeurs ne te gardent pas en classe!» Elle me demande de la prendre en photo et prend la pause en levant ses bras, imitant la forme des monumentales cornes de son animal fétiche. Une attitude qu'adoptent volontiers les Mandaris pour souligner leur dévotion à leurs vaches.