Le spleen de la génération Y

Nés entre le début des années 80 et le milieu des années 90, ils ont la trentaine et appartiennent à la génération Y, ainsi qualifiée en raison du «Y» que trace le fil du baladeur sur leur torse. Représentant près de 40% de la population active, ils ont grandi avec les ordinateurs et les portables. On dit d'eux que le travail n'est pas leur priorité. Vraiment? Témoignage.

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Jardin à proximité de l'océan. Larmor-Pleubian, Bretagne, France.© Arthur Lehmann

Nous avons tendu les hamacs en toile de parachute et fait chauffer de l’eau pour le thé. Assis sous le refuge, toute lumière éteinte pour éviter au mieux les moustiques, nous regrettons l’interdiction formelle de faire du feu. Après une journée de vélo, Simon et moi avons rejoint Romain et la troupe d’éclaireurs dont il est responsable. Sur les rives du lac de la Gruyère, le camp est endormi. Les lueurs des briquets rallument frénétiquement les culs de cigarettes roulées. L’herbe brunie par le soleil craque sous les pieds.

«La seule solution c’est de foutre le camp, ici c’est la mort…» Je ne le crois pas, ou je ne veux pas le croire. Romain répète cette phrase, assis sur le jerrican d’eau, jambes écartées et coudes sur les genoux. A ses côtés, Simon a pris place sur la glacière. Quant à moi, je suis coincé sur le petit banc qui court à l’intérieur de la cabane, entre un cageot de légumes et une boîte de céréales bon marché. Trouver un ailleurs. Simon, une fois ses études de géologie achevées, s’engagera sur un bateau tandis que Romain, qui tente de décrocher son diplôme en sciences de l’environnement, partira se trouver un bout de terre et une femme où sa mère a grandi, au Pérou. La nuit est claire, le silence de la forêt épais. «On va droit dans le mur, on n’a plus le temps d’essayer d’en gagner. Pas de solution. Peanuts. A quoi bon alors?»

Né entre le milieu des années 80 et le début des années 90, j’appartiens à la génération Y, aux digital natives ou nineties kids. J’ai des comptes Facebook, Twitter, Instagram, Vine, Snapchat, Whatsapp, Telegram, Google, Hotmail, Skype, Pinterest, Issuu, Behance, Tumblr, Youtube, Vimeo, et sûrement d’autres que j’oublie. J’ai eu mon premier smartphone à l’âge de quinze ans, et possède également un ordinateur portable, une tablette tactile et un lecteur mp3.

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Samy Gatto de Penthalaz, étudiant de 24 ans en graphisme à l'Eracom après une année d'architecture à l'EPFL. © Arthur Lehmann

Je peine à me projeter. No future, comme l’ont martelé les punks dans les années 70: précarité, chômage, crise du logement, dérèglement climatique. Mon avenir a pour horizon la fin de mes études, elle-même assez floue. Certains de mes amis travaillent, la plupart étudient encore; ils accumulent les formations, vivent de petits boulots et de l’aide de leurs parents, ils voyagent.

J’ai grandi en zone périurbaine, en campagne; successivement à la Vallée de Joux, dans le Jura bernois, puis dans le Gros-de-Vaud. Je suis issu de la classe moyenne suisse. Mes parents sont propriétaires et pendulaires. Je n’ai jamais connu de problème majeur, et n’ai jamais manqué de rien. Enfant roi, j’ai grandi avec la télévision, les jeux vidéos, internet et la vie en plein air. Après un cursus scolaire moyen, j’ai fait deux ans de lycée avant d’abandonner pour une école de photographie. Peut-être étudierai-je la littérature ensuite.

Le radio-réveil émet un air entraînant, Whilk and Misky. Imminence de mon départ. Je ne peux m’empêcher de repenser à tous ces moments passés allongé sur le dos, les yeux dans le néant du plafond, à essayer d’imaginer ce futur proche. Départ dimanche. Seul. Pas loin. Pas longtemps. Mais je pars. Et je joue encore cette partie de ping-pong absurde contre le mur de ma chambre.

Le coffre est plein, vous disparaissez dans le rétroviseur. Premières directives du GPS, et, déjà, la voiture s’essouffle. Maman a pleuré.

Une nuit sans étoile dans un motel javellisé, le téléjournal du soir résonne dans la chambre voisine. Mon dos qui me tiraille, le sommeil qui peine à venir. J’ai emporté deux bouteilles du cidre acide que brasse Romain au fond du garage, avec les pommes du verger de ses parents. J’en décapsule une sur l’asphalte défoncé du parking. Quelques lumières s’allument et s’éteignent derrière les rideaux des camions multicolores. Je marche le long d’une route déserte…

Des falaises, des fougères, des champs d’artichauts, de haricots, de choux. La senteur des pins. Hola, bonjour, hello, guten Tag. Des poules, un chien qui n’arrête pas d’aboyer, l’air iodé et ces gens que je ne connais pas, qui m’accueillent. Dans la maison de poussière, je suis assis au milieu de la véranda. Ici, les étoiles brillent. Une tasse en aluminium sur la table, un filet de fumée. La mer montante adoucit ma tête migrainée par le vent breton. Les algues échouées pleurent l’été. Les verres humides de mes lunettes, ma vision se trouble dans l’obscurité naissante. La lune sur les huîtres.

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A l'occasion d'une marche dans l'estran, partie alternativement couverte et découverte par l'océan. A proximité du Sillon de Talbert, Bretagne, France. © Arthur Lehmann

Des romans, un peu de philosophie, de la poésie et de belles histoires de quêtes perdues, d’exils, de voyages. Je lis essentiellement dans le train que je prends quotidiennement depuis la fin de ma scolarité obligatoire. Les quelques sources d’informations que je consulte sont en ligne, en anglais souvent. Pas de politique. Je ne vote pas, ne paie pas d’impôts et laisse à mes parents le soin du choix de mes assurances. Si je sais effectuer des retouches numériques sur une photographie, je ne sais pas faire un virement bancaire par internet.

Depuis quatre ans, j’occupe une grande partie de mon temps libre à cultiver différents légumes potagers dans quelques mètres carrés de terre. J’apprends sur internet, avec des livres et l’expérience de ma voisine de 80 ans, avec Simon et Romain. J’expérimente dans le jardin de mes parents des techniques de permaculture ainsi que quelques principes de microagriculture biointensive. Je me souviens que plus jeune, je voulais être jardinier.

Je l’ai imaginé avant que mes pensées ne s’envolent, les pieds enfoncés dans le sable. Des légumes, du soleil, de la bière de maïs, peut-être. A peine le temps pour moi de me faire à cet environnement qu’il me fallait déjà le quitter. Refermer la valise.

Bercé par le chant des pierres, j’ai vu des phoques.

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Jardin à proximité de l'océan. Larmor-Pleubian, Bretagne, France. © Arthur Lehmann

Sans destination, je marche. Hors du temps. J’ai perdu ma montre et personne ne m’attend. L’odeur et les couleurs de la mort de l’été. Mon bonnet me tombe sur les yeux et ma valise se traîne. La fumée d’un bâton d’encens se mêle à un parfum de cigarette froide. Quelqu’un dort dans ce qu’on me dit être mon lit, quelqu’un d’autre sur le clic-clac du salon. On me propose un café froid, j’accepte. Le bruit des klaxons, le flot incessant des gaz d’échappement. Une mélodie hypnotique et la fatigue ne tardent pas à m’emporter. Je suis arrivé.

Mes yeux se promènent sur la carte. Mon sac sur le dos, des perles dans le cou, les chaussures gonflées d’air. Je m’assois sur un banc, deux hommes vêtus de gilets jaunes nettoient une palissade en tôle blanche décorée de faux arbres. Un homme avec une guitare se joint à moi. Il joue un peu, me serre la main. Les siennes sont calleuses et cornées. Il me demande une cigarette que nous fumons ensemble, silencieux. Il doit être à peine plus vieux que moi.

De la fenêtre de la chambre, je regarde le feu passer du vert au rouge. D’une nuit à l’autre, les ombres ne varient pas.

Je suis né après les deux guerres mondiales, Hiroshima, Nagasaki, après la guerre froide, la chute du Mur, après Tchernobyl, après la guerre d’Algérie. Je suis né après les Trente Glorieuses, né des baby-boomers. Je suis né après la découverte du sida, après le nucléaire. Je me souviens du 11 septembre, de l’invasion de l’Irak, de l’Afghanistan, d’Al Gore et de sa conférence Une vérité qui dérange, je me souviens de la crise économique, du Printemps arabe. J’ai grandi avec l’idée que la planète va mourir. Bientôt.

La nuit est fraîche. Nous venons d’arriver, Yannick, Stéphane, Diego et moi sur une péniche du port de Solférino, au bord de la Seine, à Paris. Nous prenons place avec des bières autour d’une table du toit-terrasse, vue sur la grande roue place de la Concorde. Des sonorités aux saveurs synthpop nous parviennent de l’étage, les parois en plexiglas nous protègent du vent et au passage de quelques bateaux-mouches, la péniche tangue doucement. A la table voisine, des filles rigolent. Malgré la fatigue du jour, la soirée commence bien. Brusquement, la musique cesse et les téléphones jaillissent des poches entre des mains hésitantes. «Je sais que tu es à Paris, rentre chez toi, il y a des fusillades.»