Le brouillard et l'oubli

© Charles Habib
Au fond le Block 1, devant la cuisine.

Comment faire ressurgir un passé que l'on n'a pas vécu? Photographier des lieux vides et des objets quelconques est-il suffisant pour susciter l'émotion d'un temps à jamais disparu? Réponse en images.

En février 2016, j'ai effectué un reportage au Basroch, un camp sauvage de réfugiés dans la banlieue de Dunkerque. Pendant dix jours, j'ai partagé la vie d'un groupe de bénévoles bâlois, qui travaillaient dans la seule cuisine du camp créé par l'ONG Rastplatz. Ils étaient très jeunes, le plus âgé avait 31 ans, et militaient contre la globalisation, la pollution et la spéculation immobilière. Nous dormions à même le sol, là où il y avait de la place, dans les tentes de la cuisine ou des magasins d'habits. Le temps était épouvantable, pluie, neige, froid. Nous nous enfoncions dans une boue gluante; il y avait 32 latrines pour plus de 2'000 personnes, pas d'électricité, pas d’eau. Les réfugiés, en majorité des Kurdes, dont beaucoup d'hommes jeunes mais aussi des familles avec enfants, n'avaient pour seul but que de rejoindre l'Angleterre. Cachés pendant 10 ou 12 heures dans des camions.

Naturellement, ce camp n’avait rien à voir avec ceux, nazis, où s'est jouée la Shoah. Mais je ne pouvais pas m’empêcher de repenser aux images des ghettos et aux récits des rescapés. Il y avait cette foule silencieuse qui arpentait toute la journée la «rue» principale dont l'entrée était bloquée par des policiers, les enfants vêtus de couches successives d'habits disparates, les maladies. Deux médecins soignaient cinq fois par semaine les diarrhées, les inflammations de la peau, les infections pulmonaires. Comme le racontent certains survivants, ici aussi les gens jetaient les habits sales au fur et à mesure et en prenaient de nouveaux dans les magasins de vêtements car lessiver était impossible. L’irritabilité était générale et le pouvoir appartenait aux réfugiés qui travaillaient à la cuisine car ils «organisaient» les réserves de nourriture et la recharge des téléphones portables.

J’ai expliqué ces parallèles aux bénévoles autour de moi. Ils m'écoutaient poliment, trouvaient que c'était intéressant et reprenaient leurs occupations. L’un d’eux m’a dit que ses grands-parents parlaient parfois d’Auschwitz quand il était petit.

Une fois rentré à Bâle où j'habite depuis les années 1970, je n’arrivais pas à oublier leur désintérêt. Ils étaient révoltés par le refus des Européens d’accueillir les réfugiés, mais ne voyaient pas la continuité historique de ce rejet. Ils ne comprenaient pas que ce n’était que la suite de l’indifférence et du racisme qui, 80 ans plus tôt, avaient accompagné la destruction des Juifs d’Europe. Leur indignation était immédiate, sans passé, car aujourd’hui le passé ne dure que le temps d'une page des réseaux sociaux.

Je me rappelais aussi ma visite au camp de concentration de Dachau, au nord de Munich. C’était il y a 27 ans. Par un samedi sinistre de décembre. Il neigeait, un vent glacial soufflait. Deux heures durant, j'ai marché avec quelques touristes japonais et américains dans un immense terrain vide en essayant de visualiser les déportés, les kapos, les chiens. D’imaginer les 40'000 morts. Mais je n’étais pas un ancien déporté, ce lieu m’était étranger. Malgré mes efforts, je n’ai vu qu’un champ couvert de neige et un long bâtiment bien entretenu qui ressemblait à un haras de chevaux de course.

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