Syrie telephone Syrie telephone
A Alep, les connexions internet sont rares. © Liam Maloney

Le téléphone, ce dernier fil de vie

Depuis mars 2011, les quartiers frondeurs de la révolution syrienne sont coupés du monde. Seuls les téléphone et internet permettent, de manière aléatoire, de garder contact avec leurs proches partis se réfugier dans des zones plus calmes du pays ou à l'étranger. Regard croisé entre notre reporter et le photographe Liam Maloney.

Le soir tombe sur le quartier de Salaheddine, à l’ouest d’Alep. L’appel à la prière résonne depuis la mosquée voisine. L'un après l’autre, les hommes montent les quelques marches qui séparent l’entrée du salon et s’installent dans les profonds canapés marrons. Le bureau du comité de quartier est l'un des rares endroits à disposer d’une connexion internet en permanence. Un générateur électrique ronronne au rez-de-chaussée. Grâce à ce précieux appareil, les immeubles encore habités des environs disposent de quelques heures d’électricité chaque jour. Un luxe dans la Syrie de cette année 2014.

Abu Khaled pose sa Kalach à l’entrée de la pièce, s’assoit en pliant ses jambes sous son corps et sort son téléphone portable de la poche de son blouson. En s’allumant, l’appareil émet une petite mélodie métallique. Puis trois bips retentissent. Des messages reçus. Le jeune homme se penche en avant, ouvre les messages avec avidité. Il lit et relit le message de sa femme. Depuis l’été 2012 et l’escalade des combats dans le nord du pays, elle est partie s’installer dans un quartier encore sous contrôle du régime. Quelques kilomètres à peine les séparent, tout un monde. La jeune femme est hébergée par une tante. Aucun risque d’être touché par les bombardements de l’armée, mais la nourriture manque. «On n’a aucune haine ou rancoeur contre les gens qui habitent de l’autre côté, dans les quartiers du régime, ce sont nos frères et nos soeurs. Ils ont choisi la tranquillité. Ici, ce n’est pas une vie.»

Soudain, les murs tremblent, un bruit sourd résonne: un obus vient de tomber, à quelques centaines de mètres. L’homme, au menton fraîchement rasé, le regard acéré et le front ceint d’un foulard noir, reprend comme si on venait juste de lui couper la parole. «Ma femme est constamment inquiète. Certains jours, quand je ne peux pas venir jusqu’ici pour trouver une connexion internet, je n’ai pas de moyens pour lui dire que je suis en vie. Elle voit le nombre de morts augmenter et me supplie de la rejoindre. Mais je ne peux pas. Ma place est ici, au combat.» Celle-ci vient de lui envoyer des photos de leur fille. Abu Khaled embrasse l’appareil. A son tour, il tente de donner quelques nouvelles. Les derniers bombardements, la route qui s’est débloquée au nord de la ville, la réalité du quotidien.

A ses côtés, Mohamed, tee-shirt flashy et pantalon à la mode, lit les nouvelles du jour sur les réseaux sociaux, sur l’écran de son téléphone. Le front plissé, il tape rapidement quelques messages acérés. «Encore un révolutionnaire de Facebook, ces hommes qui sont tranquillement dans leur canapé en Europe et qui me disent comment faire pour gagner la guerre. Qu’ils viennent prendre une arme, qu’ils viennent crever de faim avec nous…» Il s’interrompt d’un coup, jette un oeil sur le téléphone de son voisin. «Tu as du réseau, toi?» Au même moment, un son strident retentit du couloir, le signal internet vient de se couper. Un gamin se penche par la fenêtre et interpelle une femme dans la rue.

Plusieurs maisons fonctionnent avec la même connexion; avec la guerre, tout est devenu hors de prix. Dans la rue, la plupart des boutiques ont rouvert. Une normalité dans l’horreur s’installe, personne ne sursaute quand les obus pleuvent à proximité. Tout le monde lève la tête quand un avion survole le quartier avant de jeter ces barils d’explosifs dévastateurs. Personne ne crie, personne ne s’étonne quand les immeubles s’effondrent et que l’air se remplit de cette poussière macabre. Une famille empile quelques sacs à l’arrière d’un pick-up. Quelques voisins sortent, les adieux sont douloureux. Chaque jour, de nouveaux habitants quittent le quartier et la Syrie pour tenter de trouver le calme dans les camps de réfugiés des pays voisins.

Selon les Nations Unies, le conflit a déjà fait plus de 191’000 morts et poussé quelque neuf millions d’habitants à fuir leurs foyers. Trois millions d’entre eux ont fui le pays. «Nous vivions dans une cave avec plusieurs familles, terrés comme des rats. Ce n’est pas une vie. Ma famille est en sécurité au Liban, je leur envoie un peu d’argent quand je peux. Mais c’est dur, mon fils me manque, raconte Abu Issa, la trentaine, son sac de munitions à la main. Je viens d’un village de l’autre côté des montagnes. L’armée contrôle toute la zone alors je suis parti avec ce que j’avais sur moi. J’ai très peur quand ma famille me donne des nouvelles, peur qu’ils soient repérés par le régime et arrêtés. On sait que les services secrets du régime ont des yeux et des oreilles partout, même dans nos téléphones.» Autour de lui, activistes et combattants hochent la tête. Tous ont des amis qui ont été arrêtés après que leurs ordinateurs et leurs comptes mail aient été piratés. Avec eux, ce sont des réseaux d’activistes qui ont été démantelés, des familles décimées.

Au bout de la rue, les enfants jouent à la guerre avec des bouts de bois comme fusil. Ils se donnent des noms de combattants et rejouent les batailles du front, comme les grands. «La guerre n’est plus un jeu», s’énerve la mère de famille en attrapant ses enfants. Elle les fait grimper à l’arrière du véhicule qui démarre et s’éloigne très vite. Les hommes remontent dans le bureau en silence. Chaque départ est vécu comme une mort à petit feu pour ceux qui résistent, ceux qui n’ont nulle part ailleurs où aller.