Comment le thé a transformé l’Angleterre

© James Tissot, 1876.
L'HMS Calcutta, navire de la Royal Navy impliqué dans la seconde guerre de l'opium, mouille à Portsmouth, au sud de l'Angleterre.

Quoi de plus britannique que le «five o'clock tea» servi avec du sucre et un nuage de lait? Le thé ne s'est pourtant pas acclimaté sans mal outre-Manche. Récit d'un produit de luxe devenu ordinaire où l'on voit la porcelaine mêlée à la guerre et aux crottes de moutons séchées...

Que de transformations le thé n’a-t-il pas subies au cours de ses quatre siècles de présence parmi nous, les Britanniques! Il est passé du statut de nouveauté exotique à celui de produit ordinaire de la vie domestique; il a perdu sa réputation de psychotrope aux effets potentiellement redoutables pour s’imposer comme la petite «tasse qui réconforte»; d’institution au cœur du rituel social, il est devenu cette boisson consommée sans façons et souvent en solo; longtemps marchandise régie par un quasi-monopole d’Etat, la voilà aux mains des marques contrôlées le plus souvent par des multinationales; et ce produit, d’artisanal, est devenu industriel.

L’idée même de thé était à l’origine étroitement liée à l’idée de Chine; mais, au XVIIIe siècle, sa consommation commença de définir l’identité britannique. En 1863, l’épicier de Birmingham dont le fils devait plus tard fonder la marque Typhoo, claironna que «la grande race anglo-saxonne [était] fondamentalement un peuple de buveurs de thé».

Jadis produit de luxe réservé à l’élite, celui-ci est devenu la plus démocratique des boissons. Sur le devant de la scène privée, le thé a également été pendant des siècles au centre de l’économie politique, de la conduite des affaires publiques et des relations internationales.

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La fabrique de thé Typhoo, pionnière dans la démocratisation du thé en Angleterre. © DR

Au gré de ces mutations, il a cependant conservé certains traits distinctifs. Le mot tea désigne à la fois une plante particulière (Camellia sinensis), le produit obtenu en faisant sécher ses feuilles et le breuvage concocté en faisant infuser celles-ci dans l’eau chaude. Appréciée de tous ou presque, la boisson reste néanmoins un vecteur de distinction sociale ou régionale.

Il existe, au Royaume-Uni, l’afternoon tea, le cream tea, le high tea ou encore le tea qui désigne le repas du soir; il y a le thé en sachets contre le thé en vrac; et le «thé des maçons», très fort, pris avec trois sucres dans un mug, contre l’earl grey à peine infusé, servi dans de la porcelaine «Royal Doulton au décor de pervenches peint à la main».  (Réplique populaire de Keeping Up Appearances, série anglaise à succès des années 1990, dont le personnage principal cache ses origines modestes derrière un snobisme excessif. Son amour pour la porcelaine est particulièrement tourné en ridicule, ndlr).

Offrir une tasse de thé peut être un geste affectif, ce dont témoigne l’expression anglaise Tea and sympathy. Mais les diverses façons de le boire sont toujours (comme autrefois pour la cigarette) un moyen de se créer un personnage ou de jouer son rôle en société.

L’Europe a découvert le thé au XVIIe siècle, en même temps que deux autres grandes boissons exotiques, le café et le chocolat. Si leurs trajectoires sociales et culturelles ont depuis divergé, toutes trois partageaient au départ plusieurs caractéristiques que les Occidentaux mirent du temps à comprendre et à intégrer. 

Elles se consommaient chaudes (ce dont les Européens n’avaient pas l’habitude); amère ou astringente, leur saveur était inconnue. De plus, on leur prêtait des effets psychotropes ainsi qu’un caractère – légèrement ou fortement – addictif.

Ces nouveaux breuvages étaient associés à de nouvelles manières d’être, et ce sont elles (bien davantage que la composition chimique de la substance) qui firent évoluer la culture. Ces trois produits provenaient de différents coins du monde: le café d’Arabie, le chocolat d’Amérique centrale et le thé de Chine. Chacun fit le voyage jusqu’en Europe en empruntant des routes tracées par la violence et de nouvelles institutions économiques. Enfin, ces boissons amères ayant grand besoin de sucre, elles avaient partie liée avec l’esclavage.

Tout cela forme une histoire de grande envergure. Certes, la vogue historiographique du «condiment/aliment/boisson qui a fait le monde moderne» est devenue un cliché; nombre de travaux s’inscrivant dans cette lignée se révèlent superficiels, trop ambitieux dans leurs conclusions ou désarmants de naïveté. Il existe ainsi des essais sur le sel, les épices, le maïs, la morue, les huîtres, le bœuf réfrigéré, le poulet de batterie et le Big Mac.

Toutefois, entre de bonnes mains, l’étude des denrées et des habitudes alimentaires satisfait la demande d’une histoire de plus grande portée: attentive au «temps long», retraçant les échanges et contacts entre différentes civilisations, et mettant en lumière les relations entre les pratiques, les objets et l’environnement. L’Empire du thé relève de ce type d’entreprise. 

Ce récit parfois brillant de la modernité à travers un produit de consommation soutient la comparaison avec le classique de Sidney MintzSucre blanc, misère noire (Sweetness and Power: The Place of Sugar in Modern History, Viking 1985)

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Des feuilles de thé chinois infusent selon un rituel élaboré, auquel se prêtaient même l'empereur et sa cour. © DR

Quand les Européens croisèrent sa route pour la première fois, au début du XVIIe siècle, tout le thé de la planète venait de Chine et du Japon (qui en avait lui-même eu connaissance par la Chine). Désireux d’en savoir plus sur la nature, les effets et les usages de cette plante, des voyageurs et des marchands s’aperçurent qu’on lui accordait une grande valeur et qu’il en existait de nombreuses variétés, avec différentes caractéristiques et gammes de prix. Ils découvrirent que le thé rythmait la vie quotidienne et que sa consommation était soumise à un rituel élaboré, auquel se prêtaient même l’empereur et sa cour.

Les accessoires qui lui faisaient cortège (théière et tasses en porcelaine fine) jouaient un rôle essentiel dans ce rituel, et le breuvage était crédité d’effets psychologiques notables et agréables. Cette boisson conviviale stimulait l’esprit et la conversation. 

En Chine, certains Européens tombèrent sous son charme: ils le goûtèrent, l’apprécièrent, et quelques-uns entrevirent son potentiel marchand. Un article de plus à ajouter aux cargaisons de soie, d’épices et de porcelaine acheminées par voie terrestre vers la Russie, sur les navires des Compagnies anglaise et hollandaise.

Du thé de Chine infusant dans une théière et des tasses en porcelaine: voilà une scène d’intérieur bourgeois dont l’exotisme asiatique originel a été totalement effacé de la mémoire collective. La culture du café comme boisson et comme vecteur de sociabilité a suscité davantage de réactions dans les décennies qui ont suivi son introduction en Europe vers les années 1650, mais c’est le thé qui a fini par triompher en Grande-Bretagne. Ce processus d’acclimatation ne fut pourtant ni facile ni exempt de controverses.

En 1660, Samuel Pepys (qui se révélera plus tard amateur de café), consigne dans son journal sa première rencontre avec le thé, «un breuvage chinois que je n’ai jamais bu auparavant». Quelques années plus tard, il raconte que sa femme boit du thé sur le conseil d’un médecin: «Une boisson qui, à en croire M. Pelling l’apothicaire, est bonne pour ses rhumes et ses défluxions.»

Le Collège royal de médecine débattit pour savoir si cette nouvelle boisson exotique pourrait «s’accorder avec la constitution de nos corps anglais». 

Au XVIIIe siècle, certains médecins et scientifiques s’opposaient encore au thé en raison de ses propriétés excitantes et anti-soporifiques (le médecin William Buchan recommandait ainsi de ne pas en prendre si l’on souffrait de mélancolie ou de flatulences). Un consensus d’experts émergea toutefois en sa faveur. Le thé était considéré comme une drogue, mais une bonne: il prévenait les «vapeurs», calmait les «humeurs» et rendait l’esprit «serein».

Pour son bonheur comme pour son malheur, il coûtait beaucoup plus cher que le café. Ce qu’il perdit au début en parts de marché, il le gagna en noblesse. Produit de luxe, le thé fut adopté par les courtisans et les femmes riches. On pouvait bien sûr en boire une tasse dans un café bruyant et exclusivement masculin du cœur de Londres, mais, au début du XVIIIe siècle, son cadre naturel était le salon, où la maîtresse de maison présidait elle-même à son service au cours de réunions intimes.

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Théière européenne inspirée de la porcelaine asiatique. © Ashley Van Haeften

Le thé était civil, sociable, poli. Mère le servait de ses propres mains. Pendant qu’un serviteur remontait de la cuisine avec de l’eau chaude, Madame ouvrait le coffret à thé à l’aide d’une clef conservée sur sa châtelaine; elle déposait les feuilles dans la théière de porcelaine ou d’argent richement décorée; enfin, elle versait le thé infusé dans les tasses elles aussi en porcelaine (initialement dépourvues d’anse) de ses invités (avec du sucre: on n’ajouta pas de lait avant le XIXe siècle).

Les accessoires jouaient un grand rôle dans la cérémonie. Le service à thé appartient à l’histoire de la mode, mais il fut aussi un important vecteur de développement technologique et commercial en Europe dans la première moitié du XVIIIe siècle. 

Meissen d’abord, puis Sèvres, Bow et Chelsea réussirent à pénétrer certains des secrets les mieux gardés de la porcelaine chinoise. Bientôt, la production locale répondit à l’énorme demande de céramiques fines, légères et solides, résistant aux liquides chauds et n’altérant pas le goût du breuvage.

Le mélange de raffinement esthétique et de féminité caractérisant la culture du thé au XVIIIe siècle en fit une cible facile pour les critiques masculins. La table à thé fut attaquée comme «le siège de l’empire féminin, la source des ragots, la fabrique des scandales, des calomnies, des fables et des mensonges». 

Même le «Docteur Johnson»  (Samuel Johnson, 1709-1784, écrivain et homme de lettres britannique, ndlr), qui appréciait beaucoup cette boisson, reconnaissait que le rituel social du thé pouvait être «un prétexte pour jacasser». 

Les femmes étaient enclines au bavardage et aux ragots, mais les hommes «efféminés» l’étaient tout autant. Et la table à thé incarnait le cadre idéal pour converser, qui était à la fois approuvé comme lieu de rencontre distingué pour les deux sexes et critiqué comme le foyer de commérages triviaux et scandaleux.

Sa consommation s’étendit aux échelons inférieurs de la société tout au long des XVIIIe et XIXe siècles. Dans son étude de 1844 sur la condition des ouvriers anglais, Engels observait que le thé était «au moins aussi indispensable que le café en Allemagne» et que «là où l’on ne boit pas de thé règne la plus grande pauvreté».

Les domestiques y avaient pris goût, extrayant souvent un peu d’arôme des feuilles utilisées par leurs patrons. Les femmes de chambre avaient fait inscrire dans leur contrat qu’on leur en servirait deux fois par jour. Certains militaient pour la diffusion du breuvage dans les classes défavorisées, mais les critiques finirent par l’emporter. 

Le thé et le sucre roux grossier qui l’accompagnait étaient vus comme un luxe imprudent. Les philanthropes et réformateurs sociaux du XIXe siècle s’inquiétèrent que des gens du peuple pussent dépenser entre 5 et 20% de leurs revenus pour se procurer ce «dangereux narcotique» – sans compter le coût du combustible pour faire bouillir l’eau.

L’addiction des milieux populaires à cette étrange boisson venue d’Orient les amenait, disait-on, à évincer de leur diète certains produits réputés plus sains, tels le pain et la bonne bière anglaise. Dans les années 1820, William Cobbett expliquait que le thé était un luxe indécent, source de débilité physique et de perversion morale: «L’habitude de le boire, écrivait-il, ne peut qu’affaiblir le squelette et le rendre impropre aux travaux pénibles […]. Elle amollit, effémine, incite à se blottir au coin du feu, à traîner au lit, en bref favorise tous les symptômes de l’oisiveté, à laquelle la faiblesse bien réelle du corps fournit dans ce cas une excuse […]»

Cette boisson «corrompt les garçons dès qu’ils sont en mesure de quitter le domicile familial, et ne profite guère mieux aux filles, pour qui l’incessant bavardage autour de la table à thé n’est pas une mauvaise propédeutique au bordel». Toute personne sensée ne pouvait donc que «maudire le jour où il fut introduit en Angleterre».

Si les classes populaires britanniques souffraient d’une accoutumance pathologique au thé, il en allait de même pour l’Etat qui les gouvernait. 

Jusqu’aux années 1830, son importation fut un monopole d’Etat concédé à la Compagnie britannique des Indes orientales, qui, sous la licence et le contrôle du gouvernement, avait aussi, en pratique, le monopole du commerce mondial de thé chinois. Ce dernier était soumis à des taxes douanières lors de son arrivée à Londres, ainsi qu’à des droits d’accise lors de sa distribution aux commerçants dans les entrepôts sous douane de la Compagnie.

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Le bâtiment de la Compagnie britannique des Indes orientales à Londres. © Thomas Malton (1748-1804)

L’Etat voulait fixer l’accise à un niveau suffisamment élevé pour générer des revenus, mais suffisamment faible pour ne pas faire fuir les consommateurs ou inciter à la contrebande. Au milieu du XVIIIe siècle, les taxes doublaient ainsi le prix de détail du thé. 

Le gouvernement dépêchait des «jaugeurs» dans tout le pays pour évaluer les stocks dont disposaient les commerçants, consulter leurs livres de comptes et saisir le thé introduit clandestinement depuis la France, le Danemark, la Suède ou les Pays-Bas via les ports non surveillés d’Ecosse ou du nord-est de l’Angleterre.

Bien des années avant que du thé légalement taxé ne fût jeté dans le port de Boston (Massachusetts, US) au cours de la fameuse Tea Party, on contournait déjà la législation douanière en faisant passer clandestinement le produit dans le port de Boston (Lincolnshire, UK).

Une bonne part du thé de contrebande parvenait jusqu’à Londres, générant d’énormes profits si l’on réussissait à faire croire que la marchandise était légalement taxée.

Le produit de contrebande était beaucoup moins cher; non seulement parce qu’il échappait à l’impôt, mais aussi parce qu’il pouvait être directement vendu aux commerçants et même aux consommateurs. Cela permettait d’éliminer la part captée par les intermédiaires dans la chaîne de distribution légale. C’est d’ailleurs en grande partie pour approvisionner le marché noir anglais que se multiplièrent les entreprises européennes et scandinaves commerçant avec la Chine.

Le trafic clandestin de thé représentait un volume énorme: au milieu du XVIIIe siècle, on estimait que près de 1’500 tonnes de thé de contrebande arrivaient en Angleterre chaque année. Les douaniers se faisaient parfois molester et les contrebandiers, célébrés (selon le terme de l’historien Eric Hobsbawm) comme des «bandits sociaux», étaient promus au rang de figures populaires.

Une enquête diligentée par le gouvernement en 1733 rapporta que 250 douaniers avaient été passés à tabac et six autres assassinés. Pour lutter contre les trafiquants, on militarisa des zones entières de la campagne britannique, et des informateurs furent recrutés et rétribués. 

Le sud de l’Angleterre fut le théâtre d’exécutions massives; on laissait les corps des contrebandiers pourrir en place publique. Le montant des taxes demeura un enjeu politique tout au long du XVIIIe siècle, et ce même après la débâcle des colonies américaines. Ce n’est qu’avec une baisse radicale des droits de douane dans les années 1740, puis dans les années 1780, que la contrebande fut réellement éliminée et que les ventes explosèrent.

Mais le thé était toujours importé de Chine, et les Chinois exigeaient d’être payés en lingots d’argent. Les mercantilistes ont longtemps accusé l’addiction britannique au thé de peser lourd sur les finances publiques, puisque l’argent était la seule marchandise que les Chinois importaient d’Angleterre. Il y avait deux solutions possibles à ce problème: redresser la balance commerciale avec la Chine ou faire venir le thé d’un territoire sous contrôle anglais.

Dans les années 1770, on produisait de l’opium dans les Indes britanniques. Le produit était ensuite confié à des «marchands indépendants» qui l’expédiaient en Chine et le vendaient contre de l’argent. Le déséquilibre du commerce du thé se voyait ainsi corrigé. Ce système de «blanchiment d’argent» était considéré comme une bonne politique économique, même si certains observateurs développaient des scrupules. «Il est assez curieux, lisait-on dans la Quarterly Review en 1836, que nous cultivions le pavot dans nos possessions indiennes pour empoisonner les Chinois, en échange d’un breuvage sain qu’ils préparent presque exclusivement pour nous.»

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Un navire anglais restauré datant de l'époque du traffic d'opium. © David Merti

Mais l’inquiétude s’accrut dans l’empire du Milieu à mesure que l’afflux d’opium s’amplifiait. L’empereur Qing en interdit le commerce, saisissant et détruisant plusieurs milliers de tonnes de drogue. En réponse, les Britanniques eurent recours à la diplomatie de la canonnière et déclenchèrent la première guerre de l’Opium (1839-1842). Celle-ci déboucha sur le premier des traités dits «inégaux», rétablissant le commerce de l’opium et cédant Hong Kong à la Grande-Bretagne – au prix de 69 vies britanniques contre 20’000 victimes chinoises.

L’autre solution consistait à trouver une source d’approvisionnement moins récalcitrante et moins chère. Il était depuis longtemps admis que Camellia sinensis, comme son nom l’indique, était une plante indigène du sud de la Chine. Mais, dans les années 1820, on en découvrit une nouvelle variété poussant naturellement et abondamment en Assam, dans le sud de l’Himalaya indien. Etait-ce la même plante? Pourrait-on tirer de ses feuilles une boisson d’aussi bonne qualité?

Les Britanniques ouvrirent un comptoir en Assam et y produisirent du thé, mais il n’eut guère de succès à Londres. Des plants et des graines furent discrètement rapportés de Chine, on fit venir des cultivateurs du pays, on élabora des variétés hybrides en croisant des plants de Chine et d’Assam, on étudia les conditions permettant aux théiers indiens de prospérer. Les résultats se firent quelque peu attendre, mais, même dans les années 1830, les Britanniques n’en doutaient pas: «Lorsque les Européens appliqueraient leur talent et leur science à la culture et à la préparation du thé dans des circonstances favorables, le thé chinois serait rapidement supplanté en qualité et en saveur.»

Il en résulta une transformation massive des paysages indiens et de considérables transferts de population. Les jungles cédèrent la place à des plantations ne produisant que du thé, et des travailleurs furent recrutés dans l’ensemble du sous-continent. On développa ainsi en Inde une industrie du thé qui en vint presque à supprimer la dépendance britannique à l’égard de la Chine.

Dans les années 1860, 96% du thé anglais provenait de l’empire du Milieu; en 1903, ce chiffre était tombé à 10%, contre 59% pour le produit indien et 31% pour les nouvelles plantations à Ceylan. «Mais surtout, écrivent les auteurs du livre, ces exploitations indiennes ont fait du thé un produit pleinement anglais. Le secteur adoptait enfin des modèles et des structures économiques s’inscrivant dans la continuité de l’histoire commerciale britannique – au lieu d’opérer à sa marge ou de la contrarier.»

Le thé indien était celui de l’Empire. Dans L’Or vert (Green Gold; The Empire of Tea, Edbury Press, 2003), Alan et Iris Macfarlane écrivent que «sans lui, l’Empire et la société industrielle britanniques n’auraient pu voir le jour». Markman Ellis et ses coauteurs n’affirment rien d’aussi extrême, mais de nombreux passages de leur livre pourraient être utilisés pour étayer une thèse approchante.

En Grande-Bretagne, le thé devint dès lors encore moins cher et encore plus répandu. Son prix modéré s’expliquait par le réseau ferré indien, qui permettait de l’acheminer directement de la plantation au port (plus d’intermédiaires chinois à payer), mais aussi par des avancées technologiques qui en firent un produit authentiquement industriel. 

Parmi les nouvelles techniques agricoles figuraient la monoculture à très grande échelle, la rationalisation de l’agencement et de l’espacement entre les théiers, et finalement l’utilisation d’engrais et de pesticides.

Le secteur adopta aussi la division du travail des ouvriers indiens, imposa une discipline digne de l’usine et de nouvelles formes d’engagisme (en anglais indenture, désigne une forme de servage contractuel utilisée par les empires coloniaux, ndlr). 

Mais le progrès technique contribua également à transformer le contenu de la tasse. La mécanisation du roulage, de la coupe et du séchage des feuilles de thé indien dans les années 1870 fut bientôt suivie par la mise au point de machines de vannage, de tri et d’empaquetage. Vers 1910, 8’000 machines à rouler avaient remplacé 1,5 million de travailleurs manuels, et les coûts de production s’élevaient à moins d’un tiers de leur niveau avant la mécanisation.

Les nouvelles machines modifièrent le produit. Elles oxydaient les feuilles plus efficacement, rendant plus intense la saveur des thés noirs. Et les feuilles dites «brisées» et «broyées» par le processus mécanique n’étaient plus destinées aux poubelles mais aux mélanges de qualité inférieure, produisant des thés plus forts et corsés qui devinrent bientôt synonymes de qualité pour le consommateur britannique.

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L'invention du sachet à infuser par les Américains contribuera à populariser le thé à toute les classes sociales. © Andre Karwath

Le thé de la marque Typhoo Tipps «dérivait principalement non plus de jeunes feuilles roulées à la main mais de poudre, le sous-produit grossier d’une denrée plus raffinée». Toutefois, l’infusion rapide des feuilles broyées et de la poussière de thé contribua à les rendre encore plus recherchées avec l’introduction des sachets, inventés en 1903 par un Américain et massivement adoptés en Grande-Bretagne à partir des années 1950.

L’évolution de la fabrication du thé anglo-indien modifia également sa commercialisation. Différentes marques existaient déjà depuis la fin du XVIIIe siècle, qui apportaient une garantie d’authenticité au produit. Mais le phénomène prit ensuite des proportions nouvelles, notamment avec l’essor du thé de fabrication indienne. De nouveaux acteurs entrèrent en scène, dont les ingénieurs et les juristes.

Des experts furent convoqués par des tribunaux et des commissions parlementaires pour témoigner au sujet des pratiques d’adultération et de frelatage. La marchandise destinée aux pauvres et au marché américain était en effet souvent coupée avec différents produits (feuilles de frêne, de prunellier, de plumbago, d’acacia, d’aubépine ou de de réglisse, etc.) et artificiellement colorée avec des substances chimiques telles que le bleu de Prusse (un colorant au ferrocyanure), le sulfate d’argent et l’oxyde de plomb, ou encore agrémentée de crottes de mouton séchées.

Dans les années 1830, plus de 500 tonnes de fausses «feuilles de thé anglais» (représentant une fraction des produits frauduleux alors sur le marché) furent brûlées au bureau des douanes, sur Broad Street. Les journaux rapportèrent que «dans un rayon de près d’un kilomètre, la ville baignait dans l’odeur du brasier des feuilles de prunellier et autres entrant dans la composition du thé anglais».

Le scandale permanent autour de la composition douteuse du breuvage favorisa le développement des contrôles de qualité: manuels d’instruction et kits d’identification des produits altérés fleurirent, la régulation politique et la loi évoluant au rythme des découvertes scientifiques. Ce contexte conforta également les marques, qui promettaient aux consommateurs un produit à la pureté rigoureusement contrôlée. Elles s’efforçaient en outre de garantir l’uniformité du goût d’une année et d’un paquet à l’autre. Le rôle des goûteurs professionnels gagna en importance. Où l’on voit que l’histoire «douce» du goût croise l’histoire «dure» de l’impérialisme, du capitalisme et de l’Etat.

En fin d’ouvrage, Markman Ellis et ses collègues s’autorisent à hasarder quelques pistes sur l’avenir de la boisson. Pour la tasse traditionnelle à l’anglaise, préparée en faisant infuser du thé en vrac dans une théière, les perspectives sont médiocres, voire sombres. La consommation progresse dans les populations de moins en moins pauvres du sous-continent indien mais décline au Royaume-Uni. Le café – qu’il s’agisse de poudre lyophilisée ou d’expresso fait maison – gagne du terrain. Certains y voient un nouveau symptôme regrettable d’américanisation, après le sachet lui-même.

Le thé produit à partir de Camellia sinensis, autrefois très répandu aux Etats-Unis, y est devenu marginal. Les termes Tea Party y évoquent soit des patriotes du XXIe siècle (des cinglés qui n’ont rien à voir avec le thé), soit des patriotes du XVIIIe (fous de rage contre les taxes imposées par la mère patrie britannique). Aujourd’hui, 85% du thé bu outre-Atlantique est du thé glacé, produit dont la popularité croît également au Royaume-Uni et dont la consommation en Europe a triplé durant la dernière décennie.

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Cuves de fermentation d'une brasserie anglaise. Le renouveau de la culture de la bière artisanale anglaise et du café traditionnel grignotera la popularité du thé. © Stephen McKay

Les auteurs du livre retiennent deux scénarios d’avenir. Le premier est un renouveau de la culture du thé auprès de quelques amateurs éclairés, sur le modèle des campagnes de réhabilitation de la bière anglaise traditionnelle ou la vogue du café authentique, équitable, torréfié au feu de bois et servi par un barista. Exemple: le café bio produit à Sumatra par la coopérative Ketiara, au goût «riche, tourbé et herbeux, avec des arômes de figue séchée». On distingue, en Grande-Bretagne comme aux Etats-Unis, quelques signes avant-coureurs d’une telle évolution, annonçant de futures hordes de traders branchés faisant joujou avec leurs iPhone en sirotant un darjeeling SFTGFOP (pour Special Finest Tippy Golden Flowery Orange Pekoe. Ce sigle propre au thés produits en Inde désigne la qualité la plus haute, composée uniquement des bourgeons les plus fins et les plus jeunes. On parle aussi de «cueillette impériale»)

Mais un tout autre avenir se profile avec les coffrets que l’on présente souvent dans les restaurants américains aux personnes réclamant un «thé chaud» (la langue anglaise ne fait pas de distinction entre «thé» et «tisane», deux réalités comprises dans le mot tea). 

Ceux-ci contiennent un éventail déconcertant de concoctions en sachets à base d’herbes, certaines ne contenant pas de feuilles de Camellia et d’autres (nombreuses) offrant des parfums bizarres: cannelle, vanille, abricot, pomme, citrouille.

L’épouvantable tisane Red Zinger est une infusion (sans caféine et sans Camellia) mêlant menthe, hibiscus, zeste d’orange, gratte-cul (aussi dénommé cynorhodon, le gratte-cul est le fruit du rosier et de l’églantier, à partir duquel on frabique le poil à gratter), verveine, réglisse, écorce de cerisier sauvage et citronnelle.

Même au XVIIIe siècle, le mot «thé», originaire de Chine (tcha), était utilisé pour désigner des infusions à base d’herbes européennes, si bien que l’engouement actuel des Britanniques pour les tisanes n’est en fait qu’un retour de plus à la tradition, déguisé en innovation gastronomique. 

Dans ce scénario, le thé deviendrait enfin pleinement anglais, s’étant débarrassé de toute trace de «la feuille asiatique qui a conquis le monde». L’avenir serait un monde de «thé» sans thé.

Cet article de Steven Shapin est initialement paru dans la London Review of Books le 30 juillet 2015, puis dans le magazine Books en novembre 2015. Il a été traduit par Charles Fourmaux.