Je ne le savais pas à l’époque, mais le Front al-Nosra était en train de perdre sa guerre contre l’Etat islamique (EI). D’après mes conversations avec les gardes et d’autres prisonniers, j’en avais déduit que les deux organisations luttaient à peu près à armes égales, et que jamais il ne serait permis à l’EI de s’emparer des champs pétrolifères – le véritable enjeu de l’est de la Syrie. Mais à la mi-juin, alors qu’on m’autorisait pour la première fois à regarder la télévision depuis ma capture, j’ai vu une carte couverte de logos de l’Etat islamique. Bientôt, le Front al-Nosra a stoppé la construction d’une nouvelle prison qui devait être édifiée à côté de ma cellule. «Pourquoi donc?» ai-je demandé à un garde. «Tu verras bien», m’a-t-il répondu. Début juin, ils avaient évacué tous les prisonniers, sauf moi. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. Et tout d’un coup, en juillet, je me suis retrouvé à nouveau face à l’Erudit, à l’orée du désert. Il m’a donné une tenue de djihadiste, m’a dit de me mêler au reste de ses combattants, et m’a promis qu’une fois arrivés à Deraa, il me renverrait auprès de mes proches. Nous avons voyagé dans la même voiture.
Il m’a entretenu des difficultés que comportait la mission sacrée du moudjahid, le «combattant sur le droit chemin de Dieu». Avec un après-midi d’avance sur notre voyage, il m’a expliqué que le monde ne le comprenait pas. «Ce doit être d’autant plus difficile quand le monde entier veut votre peau, lui ai-je dit. Sans compter vos problèmes avec l’Etat islamique. Et j’imagine que Bachar el-Assad aussi veut vous tuer.»
«Oui, m’a-t-il répondu. C’est vrai. Mais le pire, c’est l’Etat islamique. Ils m’ont rendu très triste.» Il a soupiré, l’humeur était à la résignation. Les jours suivants, il tentait souvent de réconforter ses lieutenants en leur racontant des histoires drôles, et les rassérénait en se moquant ouvertement des chefs ennemis ou des imams. En ce qui me concerne, il me parlait de mon futur de reporter: selon lui, je deviendrais un spécialiste d’Al-Qaïda. Je serais le premier journaliste à raconter la vérité au monde à propos du djihad en Syrie. «Volontiers», lui répondais-je. Après notre première conversation, il s’assurait que je sois systématiquement à ses côtés à l’arrière de son pickup, ou dans le camion suivant.