La vraie Nikita de Luc Besson (1/3)

© DR
Sur la Côte d'Azur.

C’est l’histoire d’une vie brûlée, de celle qui fonde les mythes. Nikita, la tueuse folle furieuse de Luc Besson? C’est elle. L’héroïne «absente» de L’Hyper Justine de Simon Liberati? C’est encore elle. La femme qui obsède une poignée d’enquêteurs depuis plus de trente ans? C’est toujours elle. Elle? C’est Véronique Troitsky dite Troy, alias Alexandra de Germont, alias Véronique Lebovici. Aventurière, mannequin, call-girl, braqueuse de pharmacie et, pour finir, agent secret.

Printemps 1984, au bord de la piscine du Sofitel de Conakry, peu après la chute du régime du tyran de la République de Guinée Ahmed Sékou Touré. L’hôtel est une sorte d’enclave française. Dans les cuisines: des barbouzes. Autour de la piscine: des hôtesses de l’air d’UTA, la compagnie aérienne de la Françafrique, des fonctionnaires français, des agents pas secrets, des hommes d’affaires dans une ambiance très OSS 117 et une poignée de journalistes dont je suis. C’est mon premier reportage à l’étranger pour l’agence Gamma TV. J’ai 27 ans. Trois hommes guident mes premiers pas dans le grand foutoir de la politique française en Afrique: François-Xavier Emmanuelli, le patron de Médecins Sans Frontières, René Bachmann, envoyé spécial de l’hebdomadaire parisien Le Nouvel Observateur, et Jean-Claude Francolon, photographe à Gamma. On sirote du whisky. La discussion démarre sur Sékou Touré, ennemi de la France depuis l’indépendance de son pays en 1958. Jacques Foccart, pivot de la Françafrique gaulliste, s’est ingénié pendant des années à tenter de faire tomber l’homme de ce petit pays perdu entre le Sénégal, le Mali et la Sierra Leone... En vain.

Et puis, on parle des filles, du rôle de la femme dans la politique. A la croisée du pouvoir, de l’amour et du cul. Il est question de la photographe amoureuse de l’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing, battu par le socialiste François Mitterrand en 1981, déjà en ménage avec une sémillante journaliste suédoise, et de notre collègue qui s’était entichée du président de l’OLP Yasser Arafat avant de s’éprendre du Druze libanais Walid Joumblatt. Je demande:
- Il n’y a pas d’aventurière qui a mal fini?

Francolon prononce alors ces mots qui me hantent encore aujourd’hui.
- Si. Il y a l’affaire de cette fille assassinée au Yémen… Elle s’appelait Véronique Troy

Troy Lebovici Troy Lebovici
Véronique et sa grand-mère Marie Lengelle à Harbin (Mandchourie) sur le chemin de l'exil vers Hong Kong, 1954.  © DR

C’est ainsi que tout a commencé. Tout au long de ma carrière, je n’ai cessé de croiser la piste de Véronique Troy. Je profitais de mes rencontres avec des agents secrets français, britanniques ou américains pour les interroger sur cette inconnue. Un voyage en Corée du Nord m’a permis d’en savoir un peu plus sur la saga de sa famille composée de Russes blancs réfugiés au pays du Matin calme. A Paris, je me suis saoulé avec des anciens du milieu, des souteneurs des années 1970 susceptibles de l’avoir connue. Dans les clubs les plus sélects de Londres, d’anciens de l’Intelligence Service m’ont parlé des liaisons dangereuses de cette audacieuse avec les barbouzes britanniques. Une virée, dans l’Hadramaout, un haut plateau calcaire au sud du Yémen, me permit également de me pencher sur l’étrange mission qui lui a coûté la vie. Or, plus j’avançais, plus l’histoire m’échappait. Certains témoins avaient oublié, d’autres affirmaient ne rien savoir et d’autres encore se muraient dans un silence hostile. Bref, je faisais chou blanc jusqu’au jour où j’ai fait la connaissance du docteur Christian Derangère, en 2014. Ce petit septuagénaire au regard doux vivait et travaillait dans un petit pavillon à Ferrières-en-Brie en banlieue parisienne, à deux pas du «château français le plus luxueux du XIXe siècle». Je l’ai rencontré par acquit de conscience après avoir appris qu’il était le dernier ami de Dimitri Troy, le père de Véronique.

Dans un premier temps, il me conduisit dans son garage transformé en atelier. Jusqu’à sa mort en 2010, Dimitri Troitsky s’y rendait quotidiennement afin de réparer les bijoux des habitants de la ville. Puis, le docteur m’a demandé de le suivre dans son jardin. C’est là que Dimitri avait installé la misérable caravane qui allait être son dernier logement sur terre. Je sentais le bon docteur méfiant et il faudra plusieurs rencontres avant qu’il ne sorte de derrière ses fagots un véritable trésor entassé dans un carton à vin blanc. Il contenait un amas de photos décolorées et de documents officiels que le père de Véronique avait légués, juste avant son décès, à son seul intime, le docteur Derangère. Toute l’histoire de la famille Troy s’y trouvait. Mis en confiance, il accepta de s’en séparer. «De toute manière plus personne ne s’intéresse à cette histoire, soupira le médecin. Faites-en bon usage.»

L'un des premiers documents que j’ai extrait du carton est une feuille fanée, usée aux pliures: un certificat de voyage émanant de l’antenne de Hong Kong du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). A gauche, dans le cadre réservé à cet effet, une photo. Celle d’un homme, le crâne dégarni, veston sombre chemise blanche et cravate de circonstance, accompagné d’une gamine âgée de six ans. L’homme s’appelle Dimitri Troitsky. La fillette, Véronique. C’est la première trace photographique que j’ai d’elle. Daté du 6 février 1954, le certificat est valable pour un seul voyage. Un aller simple, sinon vers la tranquillité, du moins vers ce qui s’approche le plus de la liberté pour une petite fille jetée sur les routes de l’exil, point d’orgue d’une enfance qui débute dans un endroit improbable appelé Novina. Vous ne trouverez pas trace de cette petite station balnéaire sur la moindre carte. Elle est aujourd’hui perdue en Corée du Nord, à une centaine de kilomètres de la ville russe de Vladivostok. Avant la Seconde Guerre mondiale, une petite colonie de Russes blancs, nostalgiques du temps béni des tsars, y résidait. La légende affirme qu’ils se nourrissaient uniquement de steaks de tigre et ne buvaient que de la vodka. Là-bas, on parlait russe, coréen, chinois, japonais. La bonne société chinoise y venait parfois en villégiature et y croisait un certain Jules Briner. Fuyant la révolution bolchévique de 1917, ce puissant industriel russe du bois s’était établi avec ses proches à Novina, havre de paix contrôlé par les Japonais depuis 1910. Son petit-fils venait souvent le voir. Il s’appelait Yul Brynner et a fait la carrière que l’on sait dans le cinéma international. Puis sont arrivés des parents, les Yankovsky, une branche de la famille Briner, grands chasseurs de félins devant l’éternel. La petite et sauvage communauté russe de Novina prospère avec la complicité bienveillante des Japonais. Les choses se gâtent en 1945 quand l’Armée rouge, qui a vaincu les Japonais en Asie, reprend possession des lieux. La plupart des monarchistes finissent au goulag. La famille Yankovsky est décimée. Et parmi les rares survivants se trouve la fascinante Victoria. Poétesse et tueuse de tigres. Elle échappe aux rafles soviétiques en reprenant son nom de jeune fille puis en quittant la région grâce au programme des réfugiés des Nations Unies. Direction la Californie. Avant de s’enfuir, elle met au monde une enfant dont on perd la trace. En scrutant les photos où figure Victoria, comment ne pas penser à Véronique, comment ne pas déceler un air de famille? Véronique aurait presque l’âge d’être la fille de cette femme de lettres et de chasse. Elle en aura la fougue et la passion du péril. En a-t-elle hérité de l’intrépide poétesse? En fait, peu importe. L’histoire est assez baroque pour se passer de cette filiation incertaine. Point n’est besoin d’ajouter une mère improbable et fantasque au destin d’une enfant née dans une colonie de Russes blancs en pleine Corée ravagée par la guerre, affublée d’un père aventurier.

Dans le carton à vin, il y a aussi la photo de cinq officiers de l’armée tsariste. Au centre du groupe, on reconnaît Vassili, l'un des frères Yankovsky. Que fait cette photo au milieu des trésors conservés par le père de Véronique? Doit-on en déduire une certaine forme d’intimité entre Dimitri Troitsky et les Yankovsky? La chose ne serait guère étonnante. Vassili Yankovsky et Dimitri Troitsky étaient pilotes de chasse dans l’armée japonaise du Mandchoukouo, la force militaire de l’empire éponyme contrôlé par le Japon de 1932 à 1945. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, tous deux plongent dans l’univers interlope du renseignement. Fuyant l’arrivée de l’Armée rouge à Novina en 1945, Vassili rejoint Séoul, la capitale sud-coréenne. Trois ans plus tard, la CIA le recrute et le charge d’implanter des réseaux d’espionnage en Corée du Nord. L’affaire vire à la tragédie quand tous les agents recrutés par Vassili sont arrêtés. Il est discrètement viré de l’agence américaine. Le destin de Dimitri est tout aussi étonnant. Il est lui aussi l'un des fils de la bonne société orthodoxe de Novina. Son père n’était autre que le consul général de la Russie tsariste à Kobé, au Japon. Une dizaine de photos jaunies du carton de vin laissent entrevoir des bribes de son enfance. Elles ont sans doute été prises au lendemain de la révolution soviétique. Images d’un autre temps, d’une famille russe, comme il y en avait tant avant les événements de 1917, qui pose sur le perron d’une demeure bourgeoise. Des oies se promènent au premier plan. Deux enfants, Dimitri et son frère, emmitouflés dans des habits d’hiver, chapka vissée sur le crâne, sont sagement assis dans un side-car. Une femme, la mère de Dimitri, vêtements noirs sous un tablier blanc, trône dans un fauteuil. Deux hommes, dont le père de Dimitri, jouent au billard. Les mêmes, assis derrière un bureau avec sur le mur des cartes, travaillant peut-être pour le chemin de fer à l’origine du boom de ce nouveau «far east». Un cliché d’un homme allongé regardant l’objectif.

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La Française d'origine Marie Lengelle, mère de Dimitri Troitsky, à Seishin (aujourd'hui Chongjin en Corée du Nord), 1912.  © DR

La quasi-absence de photos de Dimitri adulte s’explique peut-être par la tournure violente des événements après la création de l’Etat fantoche du Mandchoukouo, avatar de l’ancienne Mandchourie, par les Japonais en 1932. Les documents photographiques les plus compromettants ont sans doute été détruits. Que les troupes d’occupation soviétiques découvrent un document de lui en grand uniforme de l'armée impériale japonaise du Mandchoukouo et c’en était fini de lui. Je me suis toujours demandé comment Dimitri Troitsky avait fait pour survivre, traqué par l’Armée rouge et les services de renseignements soviétiques, puis chinois. A-t-il sauvé sa peau comme tant de Russes blancs en travaillant pour les uns, puis pour les autres? Comment se fait-il qu’il n’ait pas connu le sort réservé aux 4’000 tsaristes de la brigade Asano de l’armée du Mandchoukouo, envoyés au goulag et massacrés par les Soviétiques? Des communistes qui avaient de bonnes raisons d’en vouloir à cette troupe spécialisée dans les opérations d’espionnage et de guérilla derrière leurs lignes pendant la Seconde Guerre mondiale. A-t-il balancé ses anciens compagnons d’armes? Soviétiques et Chinois ont-ils employé ses talents de pilote acquis lors de son passage dans la brigade Asano? Seule certitude: en 1951, il déclare la naissance de Véronique dont la mère serait une Russe rencontrée à Harbin en Mandchourie. Cinq ans plus tard, il réussit à s’enfuir avec sa fille et arrive à Séoul. On ne sait pas grand-chose de leur séjour en Corée du Sud, sinon qu’ils en profitent pour se recueillir sur la tombe d’Alexandre Troitsky, grand-père de Véronique. Finalement, en 1957, Dimitri débarque à Hong Kong en compagnie de sa mère et de sa fille, avec pour tout bien un titre de voyage du HCR et trois allers simples pour la France. A son arrivée dans l’Hexagone, Dimitri Troitsky s’installe dans la ville de Gagny, en banlieue parisienne, où une solide colonie d’exilés russes prospère à l’ombre d’une église orthodoxe. Il réside dans le quartier des Abbesses, à deux pas de l’église Saint-Séraphin. Il inscrit sa fille à l’école et trouve un emploi de chauffeur-livreur aux Nouvelles messageries de la presse parisienne. Pour arrondir ses fins de mois, il restaure les bijoux de ses compatriotes. Il francise son nom, et se fait désormais appeler Didier Troy. Patronyme qui échoit également à la petite Véro.

Dimitri Troitsky est un aventurier. Il n’a pas oublié l’adrénaline des opérations spéciales de la brigade Asano sur le front chinois. Peut-être même a-t-il toujours le goût du sang? Il est en contact avec des agents français du SDECE, le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, qui travaillent non loin de chez lui, dans leur base secrète de Chelles/Gagny. C’est de là que partent nombre de missions clandestines envoyées derrière le rideau de fer. Sa nationalité l’empêche de postuler à un emploi au sein du SDECE, en revanche rien ne lui interdit de travailler pour eux en tant qu’agent indépendant. D’autant que ses deux passions, les armes et l’aviation, ne sont pas incompatibles avec les requêtes du renseignement français. A l’est de Paris, l’aérodrome de Chelles-Le Pin est ouvert aux activités civiles depuis 1947. En ce début des années soixante, Dimitri se présente à l’aéro-club. Rien qu’à sa manière de bouger et à son visage anguleux, les habitués ont tout de suite compris qu’il n’était pas comme les autres. Quand il s’exprime, c’est-à-dire rarement, il parle avec un accent russe à couper au couteau. Les autres membres du club ne savent rien de sa vie à Novina, en Corée. Ils savent juste qu’il a une fille qui l’accompagne de temps à autre.

Du carton à vin, le docteur Derangère, seul ami de Dimitri, extrait un curieux cliché en noir et blanc pris au début des années septante. Troitsky prend la pose devant un petit avion, probablement un Morane Saulnier Rallye, qu’il vient d’acheter. Sur le côté gauche de sa ceinture, une lanière avec au bout un objet qu’il tient de la main droite, mais que l’on ne distingue pas bien. Le toubib m’assure qu’il s’agit d'un 22 long rifle: «Il avait peur d’être assassiné et ne sortait jamais sans son arme qu’il portait à sa ceinture du côté droit de son pantalon. C’était un calibre 22 qu’il avait baptisé "Old Joe"» Un instrument de mort, petit, efficace et peu bruyant. L’arme de prédilection des tueurs. Souvent Dimitri Troitsky s’envole à bord de son Rallye pour ne revenir que quelques jours plus tard. Où se rend-il? Ses proches amis parlent d’un air entendu de missions de l’autre côté du mur. Pour la suite de notre histoire, seul compte le fait qu’il possède un revolver dont il sait faire usage. On retiendra également que Véronique a grandi aux côtés de ce curieux pilote, chauffeur-livreur, agent secret aux airs de tueur à gages. Dans le carton à vin, trois photos dans une enveloppe laissent supposer que notre homme a pu être mêlé à des livraisons militaires. Sur le premier cliché, on le voit, casquette sur le crâne, attablé à la terrasse d’un café. A sa droite, un type en costume cravate et lunettes noires, genre espion, en grande discussion avec un homme aux allures de fonctionnaire d’Etat africain. Sur la table, de grosses jumelles sorties de leur étui. Sur les deux autres images, on distingue un chasseur-bombardier britannique avec tout son armement. Pourquoi Dimitri Troitsky a-t-il rassemblé ces trois documents qui fleurent bon le commerce des armes? Faut-il y voir une preuve supplémentaire de ses accointances barbouzardes?

Mai 1968. Sur les pavés, les bars de Saint-Germain-des-Près et des Champs-Elysées. Véronique s’enivre de liberté et de l’air du temps. L’époque est à toutes les provocations, toutes les licences, toutes les folies. Une ado un peu délurée trace sans difficulté sa route dans le Paris de la nuit. Elle côtoie tout ce que la capitale compte de célébrités. Au festival de Cannes, elle tape dans l’œil d’un ancien commissaire de police devenu agent de sécurité qui raconte: «J’ai fait la connaissance de Véronique Troy en 1970. Elle devait avoir 20 ans et rêvait de devenir une star du septième art. Pourquoi je me suis intéressé à cette jeune fille et non pas à l’une des cinquante autres starlettes qui se dandinaient à moitié nues sur les plages de la Croisette, offrant leur anatomie à la trentaine de photographes et cameramen friands de belles fesses et de seins fermes? Parce que Véronique avait un atout supplémentaire, elle accompagnait le producteur de cinéma français Gérard Lebovici, l’ami de Brasseur, Montand, Deneuve, Delon, Belmondo, Depardieu… Tous présents d’ailleurs. J'ai pensé qu’elle était promise à un brillant avenir, tout au moins qu’on entendrait parler d’elle un moment et qu’elle ne sombrerait pas dans l’oubli avant le festival suivant.» Sa rencontre avec Roman Polanski la propulse dans le monde de la jet-set internationale, de Saint-Moritz en Suisse à Ibiza aux Baléares. Elle le rejoint aux Etats-Unis, dans sa villa de Los Angeles. Elle s’y trouve encore au moment où le réalisateur rencontre une gamine qui l’accusera par la suite de viol. Les dates coïncident. L’affaire n’a pas encore éclaté qu’elle a déjà quitté Los Angeles pour retrouver le monde des nuits parisiennes. Un souffle de liberté caresse la France de Giscard d’Estaing. Les corps se libèrent. La décennie sera érotique ou ne sera pas. Dans les cinémas, on se presse pour assister aux ébats d’Emmanuelle et de ses amant(e)s. Dans les kiosques, on s’arrache les numéros de Lui, «le magazine de l’homme moderne» et de ses femmes dénudées. Le photographe David Hamilton peut encore désaper ses jeunes filles en fleur sans se faire traiter de pédophile. Véronique au corps longiligne est dans l’air du temps.

En 1971, elle fréquente l'une des célébrités de la station radio RTLGérard Klein. Un véritable coup de foudre. Ils se marient quelques jours après leur rencontre, mais leur union ne fait pas long feu, dix jours en tout et pour tout. «C’était juste pour faire la fête, explique Gérard Klein. C’était une femme libre.» La belle fonce dans la vie à cent à l'heure en Mini Cooper S ou en Honda 750. La chanteuse Régine, papesse de la nuit, vient d’ouvrir sa première boîte de nuit. Fin 1976, voilà Véronique à Londres aux côtés d’un sulfureux milliardaire anglais, John Bentley, prédateur d’entreprises le plus redouté de Grande-Bretagne et célibataire le plus en vue. A 35 ans, il est adulé autant que haï. Sa fortune, il l'a faite en rachetant avec l’argent de riches investisseurs de petites perles industrielles britanniques en difficulté qu'il revend dès qu'il peut réaliser une plus-value, après voir licencié massivement. Membre du très exclusif casino privé de Londres, le Clermont Club, cet archétype du jeune hussard de l’establishment britannique, qui rêve de redonner gloire à l’Empire défunt, y côtoie le colonel Archibald David Stirling, fondateur des SAS, les forces spéciales de l’armée britannique, le redoutable milliardaire et politicien franco-britannique Sir James Michael Goldsmith et le marchand d’armes saoudien Adnan Khashoggi. Deux ans avant sa rencontre avec Véronique, Bentley a liquidé ses affaires pour embrasser la vie de play-boy. Pour la presse populaire britannique, il incarne la quintessence du glamour. Et pour la romancière jet-setteuse, Jackie Collins, l'un «des hommes les plus sexy au monde». John Ransom Bentley laisse courir la rumeur qui fait de lui un agent des services britanniques. Dans les salons feutrés, les membres très select des clubs londoniens se repaissent des articles du Times ou du Mirror consacrés à leurs pairs impliqués dans l’organisation et le financement de l’insurrection royaliste contre le gouvernement nassérien du Yémen du Nord avec l’aide du mercenaire français Bob Denard. D’autres de ses amis auraient appartenu à un réseau secret et parallèle des services secrets occidentaux, connu sous le nom de Kenyan Safari Club, fondé en 1976 et dirigé par Alexandre de Marenches, patron atlantiste du renseignement français.

Au début, Miss Troy n’est qu’un trophée de plus au tableau de chasse du play-boy. Entre les voitures de luxe, les grosses motos, les jets privés et les fêtes à Saint-Tropez, Saint-Moritz ou Saint-Martin, l’amourette vire à la romance. En 1975, John Bentley est l’homme de la vie de Véronique. La jeune femme se fait tatouer le nom de son chéri sur la hanche et se prend à rêver de fonder une famille, d’avoir des enfants avec son bel Anglais. Une bonne fée veille sur leurs amours. Elle s’appelle Sveeva Vigeveno. Dans les archives de l’agence Gamma, il y a une photo de Véronique, signée Sveeva, où elle pose de trois quarts, une croix de fer nazie autour du cou, nue sous un blouson de cuir clouté grand ouvert sur un sein. Pas facile de rencontrer Sveeva Vigeveno. Il faut l’intervention du responsable de la photothèque de l’agence Gamma. L’ex-photographe des stars a des allures de bourgeoise élégante, style bon chic bon genre, comme on les apprécie dans les beaux quartiers parisiens. Véronique? Elle s’en souvient bien. Mais prononcez le nom de John Bentley et son visage se fige de peur. Inutile d’insister, elle parle de menaces de mort passées et dit toujours craindre pour la vie de ses petits-enfants. «Le canoë de l’amour» s’échoue sur les récifs de la vie courante: le prince charmant fait faillite et Véronique ne peut pas - ou ne veut pas - lui donner d’héritier. Le couple se sépare, bons amis. Elle revient en France et s’installe dans un coquet appartement parisien du 19e arrondissement, rue des Belles-Feuilles. Le tourbillon reprend: Paris, les nuits; Deauville, les week-ends. Un dimanche soir, au retour de Normandie, elle chute à moto. Plus de peur de que mal. Les policiers accourus sur les lieux trouvent «une importante quantité de drogue». Impossible de connaître l'ampleur de la prise, suffisamment en tout cas pour justifier une interpellation suivie d’une garde à vue. Véronique déclenche un branle-bas de combat et réussit à informer de sa fâcheuse situation son ancien prince charmant. Toutes affaires cessantes, John Bentley se précipite en France. Il arrive au commissariat à l'instant même où elle en sort. «Ne t’en fais pas, lui dit-elle. C’est arrangé.» Et la voilà repartie dans la nuit.

Fin 1976, elle risque de plonger sévère, pour escroquerie cette fois-ci. C'est MGeorges Kiejman, l'un des ténors de la place de Paris, qui la représente. Normalement, l'homme de loi, ami personnel du futur président de la République française François Mitterrand qui le nommera ministre de la Culture quelques années plus tard, n’aurait jamais dû accepter un tel dossier: il n’a pas pour habitude de s’occuper de problèmes d'entôlage. Si Me Kiejman l'a fait, c'est à la demande «d’un de ses clients» dont il tait le nom. L’affaire se présente mal, les faits reprochés à la jeune femme sont établis. Bien que ses chances soient infimes, pour ne pas dire inexistantes, l'avocat prétexte un délai supplémentaire pour prendre connaissance du dossier. C’est alors qu’il reçoit le coup de fil d’un responsable des services secrets français:
- Où en est le dossier Troy? lui demande l’homme.
- Je compte plaider le renvoi, mais je doute sérieusement qu’il soit accordé.
- Eh bien, allez-y pour le renvoi! Vous verrez.

Contre toute attente, la demande est acceptée; l’avocat n’est pas au bout de ses surprises. Peu après, les poursuites contre sa cliente sont abandonnées. Vieux briscard à qui on ne la fait pas, l’homme de loi a bien sa petite idée. Rarement il lui a été donné de voir une femme pareillement protégée. Prenez les somptueux voyages à l’étranger, mélangez avec les nuits dans les palaces en compagnie de puissants de la planète, ajoutez une maîtrise correcte de l’anglais, de l’allemand, du russe et du chinois, et vous avez les ingrédients d’un cocktail explosif qui pourrait s’appeler «l’honorable correspondante» ou encore la «french Mata Hari». Derrière Véronique plane en effet l’ombre inquiétante des services de renseignements français...