Le péril d’être Ukrainien (2/3)

Olivier Weber arrive à Odessa, où il rencontre la détermination, la culture et… Pouchkine. Extrait de son récit «Naissance d’une nation européenne, réflexions sur la question ukrainienne» paru aux éditions de l’Aube.

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Statue de Pouchkine érigée en 1999 à Odessa où le poète, dramaturge et romancier russe né à Moscou en 1799 a passé treize mois en 1823-1824. © Radek Linner

L’opéra d’Odessa ne saurait être un théâtre de guerre. Sur ses planches, à deux pas de l’escalier du Potemkine, on ne danse plus. Les sacs entassés devant ses portes sur le parterre de marbre semblent avaler l’édifice comme des vagues de sable. La grande scène est déserte, les balcons de ce théâtre construit en 1880 par deux architectes autrichiens dans le style néoclassique sont vides, mais Sergueï Myulberg, son directeur adjoint, prépare des spectacles «sous les bombes». Il est clarinettiste et plein d’imagination. Il hante les coulisses, veut donner de l’entrain à la grande ville de la mer Noire, que pilonnent les missiles russes. Il évoque les prochaines représentations, avec sa centaine de musiciens et autant de danseurs, dont la plupart servent dans la défense territoriale ou rejoignent les associations d’entraide lorsqu’ils ne répètent pas le prochain opéra, Ekaterina. Grand, volubile, un brin mélancolique, ancien dirigeant de l’école d’art dramatique d’Odessa, Sergueï Myulberg est un homme engagé qui ne veut pas que son opéra de 1’507 places demeure fermé. Alors, il concocte des représentations dans la rue, il invente une salle grande comme la cité de la mer Noire, malgré la mitraille. Les répétitions s’effectuent à deux pas de l’escalier du Potemkine, celui du film d’Eisenstein. Le landau qui dévale les marches est devenu le symbole de la résistance ukrainienne. C’est l’art au service de l’effort de guerre, certes, mais aussi et surtout de l’espérance. Avant la guerre, Sergueï Myulberg considérait les Russes comme des frères d’art. Ce sont désormais des ennemis d’armes, mais on ne doit pas en rester là, jure-t-il, car le peuple russe et Poutine sont loin de ne faire qu’un. De son grand théâtre aux statues chargées de dix kilos d’or et à l’orgue aux trois mille tuyaux, il désigne le port à deux pas, celui qu’aimait décrire Isaac Babel, l’enfant des quais. «Les Juifs, les Grecs, les Polonais, les Magyars, les Baltes, tout le monde a vécu en harmonie pendant des siècles ici, commente le musicien. Il y a un vrai esprit d’Odessa, que l’art doit continuer de préserver, malgré la guerre. C’est même ce mélange qui a donné son génie à la ville! Pourquoi Poutine s’acharne-t-il à cibler notre ville et tout le pays? Une telle entente doit le gêner.» Odessa ou le serment du vivre-ensemble que les bombes ne parviennent pas à détruire.

Les employés, les danseurs et les musiciens de l’opéra sont pour la plupart membres de la défense territoriale. Quand ils ne répètent pas, ils partent au front fusil en main ou patrouillent sur le port et dans les rues la nuit, à la recherche des dyversanti, les agents de la Russie qui repèrent les endroits à bombarder. Ecouter Myulberg, c’est assister à un concert polyphonique dans lequel s’entrecroisent le destin de l’Ukraine, les récits de Gogol – opposé à l’idéal impérial russe et qui voulait écrire une histoire de l’Ukraine en quatre volumes –, la saga de Tarass Boulba, les poèmes d’Anna Akhmatova, les drames du pays, de l’Holodomor à Tchernobyl, et aujourd’hui ce vœu d’indépendance, vieux de plusieurs décennies, que la Russie tente de briser. Le péril d’être Ukrainien et la volonté de vivre libre.

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