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Le Théâtre national académique d'opéra et de ballet d'Odessa et l'un des symboles de la ville protégé par une lourde barricade avec une pancarte indiquant «Odessa est l'Ukraine», 21 mars 2022. © Keystone / EPA / Sedat Suna

Le chorégraphe de la ligne de front (3/3)

Depuis le village de Vynogradyvka, dans le sud de l’Ukraine, Olivier Weber rencontre des hommes et des femmes, d’autres espoirs et dresse le portrait d’un peuple courageux, déterminé qui ne perd pas le sens de l’humour. Extrait de son récit «Naissance d’une nation européenne, réflexions sur la question ukrainienne» paru aux éditions de l’Aube.

Dans le village reconquis de Vynogradyvka, dans le sud de l’Ukraine, je retrouve un chorégraphe d’Odessa que j’avais rencontré quelques jours auparavant. L’homme est impressionnant, de gentillesse surtout. Il danse comme il respire. Il danse par passion, et depuis le début de la guerre pour les autres aussi. A cinquante-neuf ans, cheveux ras, le geste élégant, le corps délié, Oleg Husarenko n’a rien perdu de sa souplesse ni de son empathie. La scène de son théâtre est désormais grande comme le sud de l’Ukraine. Magnanime, désireux de contribuer à l’effort de guerre, il accueille sur ses planches d’Odessa et d’ailleurs jeunes et moins jeunes pour les divertir et les aider à oublier le canon qui tonne sur la côte, sur le port et dans les faubourgs. Ce jour-là, le chorégraphe s’est joint à une petite expédition dans les environs de Mykolaïv. «Dès le premier jour de la guerre, je me suis dit, comme la majorité des Ukrainiens, qu’il fallait aider d’une manière ou d’une autre les combattants et les civils, ceux qui encaissent sur le front ou aux alentours.» Le convoi, voitures et minibus emplis de vivres, de vêtements et de cadeaux pour les orphelins du village, s’élance aux aurores pour rallier la commune tout juste débarrassée de l’occupant russe, replié vers Kherson après la contre-offensive éclair menée par les soldats ukrainiens. L’école du village, celle qui servait de base arrière aux Services de renseignement russes, le FSB et son équivalent dans l’armée, le GRU, devient pour l’occasion l’épicentre de la fête, une kermesse destinée aux enfants et aux orphelins tout juste revenus. Un clown déclenche des fous rires puis un magicien attire l’attention des jeunes têtes encore plongées dans les affres. J’ai toujours été ébloui par cette capacité à déclencher le rire sous les bombes, le rire comme propre de l’homme mais aussi comme thérapie à la pire des avanies, la guerre. Sous les cieux fracassés, les sourires qui oublient un temps l’épouvante et tentent de reconstruire les âmes perdues. Peut-être savent-ils déjà que l’homme qui les protège, celui qui organise la résistance depuis les prémices du conflit sans y avoir été préparé, est précisément un clown, le président Volodymyr Zelensky? L’une de ses déclarations symboliques me revient en mémoire. Lorsque l’acteur accéda à la présidence ukrainienne, des photographes vinrent lui tirer le portrait. Il demanda alors aux élus de renoncer à l’afficher sur les murs de leurs communes ou dans les bureaux ministériels: «Accrochez à la place les portraits de vos enfants.» Tout était dit. Les enfants eux aussi sont des artistes.

«La société ukrainienne est la reine de l’entraide, se réjouit Julia Pogrebnaya, qui a sept ans d’action humanitaire en Afrique à son actif, et le soutien européen nous a galvanisés.» Les larmes aux yeux, Oleg organise la fête, distribue colis et cadeaux, en homme-orchestre de l’aide humanitaire collectée par les habitants d’Odessa. C’est d’ailleurs par un film homonyme qu’il est arrivé à la danse. L’homme orchestre, son film fétiche avec Louis de Funès, il l’a vu pour la première fois à l’âge de dix ans, puis une centaine de fois depuis. Il s’est aussitôt initié à la danse pour lui dédier sa vie, via la prestigieuse école Podolianka et celle d’Odessa. Il danse partout, la nuit, le jour, dans sa chambre, dans les couloirs de l’école, dans la rue. Atteint à l’adolescence d’une hernie, il est opéré. Un chirurgien lui annonce qu’il ne pourra plus jamais danser. Il n’empêche, Oleg cache sa cicatrice et s’entraîne dans sa chambre pendant un an et demi pour être capable un jour de soulever une ballerine. A quatorze ans, il est déjà danseur professionnel. La danseuse russe Anna Pavlova, dont un film retrace la carrière, l’inspire grandement, par sa persévérance et son talent, notamment dans La mort du cygne, le ballet de Mikhail Fokine sur la musique de Saint-Saëns. A vingt ans, avec pour modèle Maurice Béjart, il concocte des spectacles dans la grande ville du Sud et dans sa région. Il se produit ailleurs dans son pays et en Suisse, en Italie, à Chypre, avec des chorégraphies modernes ou classiques, et joue dans vingt-cinq films pour joindre les deux bouts. Il préparait un show sur le chanteur Vyssotski et son épouse Marina Vlady lorsque l’offensive russe a commencé, à laquelle il ne s’attendait pas. Désormais, c’est un combattant de l’arrière. Lieutenant de réserve, il est membre d’une unité de démineurs et il est appelé plusieurs fois par semaine pour enlever des engins explosifs sur les routes, dans les champs, ou pour désamorcer les projectiles des bombes à sous-munitions qui tuent ou mutilent indistinctement civils et militaires. Car si la terre est nourricière dans cette partie du monde riche en tchernoziom, cette glèbe qui transforme les semences en or, elle est devenue aussi terriblement meurtrière. Un labeur minutieux, effectué pas à pas, dans une quasi-transe qui lui demande beaucoup d’énergie lorsqu’il approche du détonateur et que sa vie ne tient plus qu’à un fil. C’est une autre danse de patience, de sagesse aussi, à laquelle se livre alors le chorégraphe après maintes répétitions, surtout à genoux. Avec ses hommes, il donne régulièrement aux paysans l’ordre de ne pas cultiver dans un délai d’un à trois mois, le temps de revenir, de tout inspecter, de sonder la glaise polluée par ces engins de mort à retardement. «La Russie de Poutine commet des crimes de guerre et il faut que cela se sache, dit le chorégraphe. Nous sommes en train de documenter des milliers de cas.» Il aime ce ballet-là, celui du déminage, sans public, mais qui sauve tant de spectateurs.

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