La ligne de front est mouvante comme les eaux au mitan du grand fleuve. D’un côté du Dniepr, les Ukrainiens, qui défendent pied à pied leur terre. De l’autre, l’armée des Russes, avec leurs supplétifs tchétchènes, parvenus à la force des obus jusqu’à la berge puis arrêtés dans leur élan. Patrie des Cosaques, le Dniepr est devenu un champ de bataille face à Nikopol. Et c’est sur ces rives agitées que j’ai reçu une leçon d’européisme.
Son bureau est à portée de tir, au-delà de la digue qui protège quelques bâtisses et des jardinets de l’inondation. C’est un chirurgien devenu préfet militaire qui décline les vertus de l’européisme. Alors que le canon tonne à Nikopol, que les forces envoyées par le Kremlin menacent indistinctement civils et militaires, alors que sa ville de cent mille habitants se vide de jour en jour, le médecin centurion Evgueni Yevtuchenko, masque à gaz à portée de la main, décrit, de son bureau transformé en bunker, les raisons de son combat. En un clin d’œil, il a abandonné son bistouri pour le fusil-mitrailleur et le képi de commandant des opérations. Il a des allures de pope, avec sa longue barbe, sa tenue noire et les icônes derrière lui qui semblent le protéger autant que les sacs de sable. Sur la digue de la rive gauche, encore aux mains des Ukrainiens, ses soldats guettent l’ennemi, qui peut débarquer à tout moment par le fleuve et surtout bombarder les alentours, pluie martiale qui effraie même les plus endurcis. Portes barricadées, jardins laissés à l’abandon, porches abritant des réfugiés en provenance du Donbass, dans l’attente de nouveaux chemins de vie, forcément incertains. La ville des bords du Dniepr retient son souffle. D’un geste auguste, le chirurgien centurion désigne les positions russes en face, sur l’autre rive, si loin, si proche. Il redoute que la centrale nucléaire d’Enerhodar dont on aperçoit les hautes cheminées, la plus grande d’Europe, déjà aux mains des envahisseurs, ne fasse les frais d’une prochaine offensive. «Ce qu’on subit ici, c’est un second Alep, la ville de Syrie que l’armée de Moscou a contribué à détruire. De l’autre côté du fleuve, de nombreux villages ont été rasés. Poutine veut non seulement s’emparer de l’Ukraine, mais aussi détruire le pays, son âme, sa culture et son économie, assure le chirurgien devenu combattant. Et là, tous les moyens sont bons, y compris l’horreur planifiée.» Visage impassible malgré les périls, le praticien, ce jour-là, a des airs de cosaque au milieu de sa troupe soucieuse de contrer la barbarie, même avec de vieux fusils, dans un esprit hussard mêlant panache et honneur. Dire non à la stratégie de la table rase et au dessein de la terre brûlée, cette politique de l’extrémisme absurde menée par le Kremlin. Dire non à la négation, de la part du pouvoir poutinien, de l’existence même de l’Etat-nation ukrainien. C’est pourquoi, dans le système postsoviétique russe en mal de tsarisme, l’Ukraine contemporaine, avec ses vœux d’accéder à l’Union européenne, incarne le péril idéologique absolu. Mais le fleuve est large et en a vu d’autres. Ces cosaques d’Ukraine, qui se réclament des Zaporogues, ceux d’Apollinaire, sont prêts à mourir pour leurs arpents de terre et pour l’Histoire, leur Histoire, contre tous les révisionnismes idéologiques et les processus staliniens. Ici, une berge symbolise aussi toute la nation ukrainienne. Ici, la cosaquerie est un état d’esprit.
Il peut paraître étrange de parler d’Europe sur des champs de bataille, ceux que j’ai fréquentés, trois semaines durant, de Mykolaïv à Kharkiv, de Nikopol aux portes d’Odessa, la perle de la mer Noire. Et pourtant, la démarche était on ne peut plus claire, la demande, insistante, l’argumentation, cohérente. Je connaissais l’Ukraine pour y avoir séjourné plusieurs fois, surtout en pleine chute de l’URSS et au moment de l’indépendance, en 1991 et en 1992, lorsque j’écrivais Voyage au pays de toutes les Russies. La souveraineté de l’Ukraine retrouvée, près d’un siècle après la brève période de 1919, me paraissait patente, mais elle était «accompagnée», veillée de près par la Russie nouvelle, qui considérait ce voisin et d’autres comme appartenant à son giron, sous le vocable d’«étranger proche». Kiev ne parvenait pas à se débarrasser de cette tutelle opaque et encombrante planifiée par le Kremlin. La chute du mur de Berlin et le déclin de la maison-mère, l’Union soviétique, ne suffisaient pas à ce que le vassal s’affranchisse du suzerain. Une envolée que le parrain russe ne pouvait tolérer. La détermination des Ukrainiens en a voulu autrement. Et le désir d’Europe aussi. Car c’est de cela qu’il s’agit dans les chaumières, dans les tranchées, sur la ligne de front, à l’arrière: affirmer ce sentiment européen, cristallisé dans la renaissance nationale. Non pas tant rejoindre l’Union européenne qu’avoir le droit de se sentir européen. «De même que le résultat le plus durable de l’expansion impérialiste a été l’exportation de l’idée de l’État-nation aux quatre coins de la Terre, de même la fin de l’impérialisme, sous la pression du nationalisme, a conduit à la dissémination de l’idée de révolution partout dans le monde », écrivait Hannah Arendt dans La liberté d’être libre. La révolution ukrainienne, moins par nationalisme que par patriotisme et antibarbarisme, a relancé l’esprit des Lumières, puissamment ancré dans la société. Le sentiment européen en devient ainsi à la fois l’élément déclencheur et le catalyseur. Une posture profonde, révélée, au sens photographique du terme, par les derniers gestes de bravoure du peuple ukrainien: la révolution orange de 2004, puis la révolte de la place Maïdan en 2013 et en 2014, au prix de dizaines de morts. Et, enfin, l’incroyable résistance, tant civile que militaire, à l’agression russe de février. Face à la Russie, qui considère ce pays comme une anti-Russie, il s’agit d’un enjeu de survie absolu. Voilà l’Ukraine que je redécouvre, une Ukraine meurtrie, agressée, une Ukraine parfois en pleurs mais vaillante et toujours debout.