Les Cosaques du fleuve (1/3)

Dans son récit, «Naissance d’une nation européenne, réflexions sur la question ukrainienne» paru aux éditions de l’Aube, l’écrivain et grand reporter Olivier Weber raconte comment, en avril 2022, il voit se construire, sous les bombardements, une conscience européenne vibrante dans l’Ukraine ravagée par la guerre. Extrait.

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Le Dniepr, troisième fleuve d’Europe, traverse l’Ukraine avant de se jeter dans la mer Noire. L’histoire des Cosaques zaporogues se déroula sur les berges de ce fleuve où ils fondèrent l'Hetmanat en 1649, considéré comme le premier Etat ukrainien. (2008). © Dmitry A. Mottl

Le droit de se sentir Européen

La ligne de front est mouvante comme les eaux au mitan du grand fleuve. D’un côté du Dniepr, les Ukrainiens, qui défendent pied à pied leur terre. De l’autre, l’armée des Russes, avec leurs supplétifs tchétchènes, parvenus à la force des obus jusqu’à la berge puis arrêtés dans leur élan. Patrie des Cosaques, le Dniepr est devenu un champ de bataille face à Nikopol. Et c’est sur ces rives agitées que j’ai reçu une leçon d’européisme.

Son bureau est à portée de tir, au-delà de la digue qui protège quelques bâtisses et des jardinets de l’inondation. C’est un chirurgien devenu préfet militaire qui décline les vertus de l’européisme. Alors que le canon tonne à Nikopol, que les forces envoyées par le Kremlin menacent indistinctement civils et militaires, alors que sa ville de cent mille habitants se vide de jour en jour, le médecin centurion Evgueni Yevtuchenko, masque à gaz à portée de la main, décrit, de son bureau transformé en bunker, les raisons de son combat. En un clin d’œil, il a abandonné son bistouri pour le fusil-mitrailleur et le képi de commandant des opérations. Il a des allures de pope, avec sa longue barbe, sa tenue noire et les icônes derrière lui qui semblent le protéger autant que les sacs de sable. Sur la digue de la rive gauche, encore aux mains des Ukrainiens, ses soldats guettent l’ennemi, qui peut débarquer à tout moment par le fleuve et surtout bombarder les alentours, pluie martiale qui effraie même les plus endurcis. Portes barricadées, jardins laissés à l’abandon, porches abritant des réfugiés en provenance du Donbass, dans l’attente de nouveaux chemins de vie, forcément incertains. La ville des bords du Dniepr retient son souffle. D’un geste auguste, le chirurgien centurion désigne les positions russes en face, sur l’autre rive, si loin, si proche. Il redoute que la centrale nucléaire d’Enerhodar dont on aperçoit les hautes cheminées, la plus grande d’Europe, déjà aux mains des envahisseurs, ne fasse les frais d’une prochaine offensive. «Ce qu’on subit ici, c’est un second Alep, la ville de Syrie que l’armée de Moscou a contribué à détruire. De l’autre côté du fleuve, de nombreux villages ont été rasés. Poutine veut non seulement s’emparer de l’Ukraine, mais aussi détruire le pays, son âme, sa culture et son économie, assure le chirurgien devenu combattant. Et là, tous les moyens sont bons, y compris l’horreur planifiée.» Visage impassible malgré les périls, le praticien, ce jour-là, a des airs de cosaque au milieu de sa troupe soucieuse de contrer la barbarie, même avec de vieux fusils, dans un esprit hussard mêlant panache et honneur. Dire non à la stratégie de la table rase et au dessein de la terre brûlée, cette politique de l’extrémisme absurde menée par le Kremlin. Dire non à la négation, de la part du pouvoir poutinien, de l’existence même de l’Etat-nation ukrainien. C’est pourquoi, dans le système postsoviétique russe en mal de tsarisme, l’Ukraine contemporaine, avec ses vœux d’accéder à l’Union européenne, incarne le péril idéologique absolu. Mais le fleuve est large et en a vu d’autres. Ces cosaques d’Ukraine, qui se réclament des Zaporogues, ceux d’Apollinaire, sont prêts à mourir pour leurs arpents de terre et pour l’Histoire, leur Histoire, contre tous les révisionnismes idéologiques et les processus staliniens. Ici, une berge symbolise aussi toute la nation ukrainienne. Ici, la cosaquerie est un état d’esprit.

Il peut paraître étrange de parler d’Europe sur des champs de bataille, ceux que j’ai fréquentés, trois semaines durant, de Mykolaïv à Kharkiv, de Nikopol aux portes d’Odessa, la perle de la mer Noire. Et pourtant, la démarche était on ne peut plus claire, la demande, insistante, l’argumentation, cohérente. Je connaissais l’Ukraine pour y avoir séjourné plusieurs fois, surtout en pleine chute de l’URSS et au moment de l’indépendance, en 1991 et en 1992, lorsque j’écrivais Voyage au pays de toutes les Russies. La souveraineté de l’Ukraine retrouvée, près d’un siècle après la brève période de 1919, me paraissait patente, mais elle était «accompagnée», veillée de près par la Russie nouvelle, qui considérait ce voisin et d’autres comme appartenant à son giron, sous le vocable d’«étranger proche». Kiev ne parvenait pas à se débarrasser de cette tutelle opaque et encombrante planifiée par le Kremlin. La chute du mur de Berlin et le déclin de la maison-mère, l’Union soviétique, ne suffisaient pas à ce que le vassal s’affranchisse du suzerain. Une envolée que le parrain russe ne pouvait tolérer. La détermination des Ukrainiens en a voulu autrement. Et le désir d’Europe aussi. Car c’est de cela qu’il s’agit dans les chaumières, dans les tranchées, sur la ligne de front, à l’arrière: affirmer ce sentiment européen, cristallisé dans la renaissance nationale. Non pas tant rejoindre l’Union européenne qu’avoir le droit de se sentir européen. «De même que le résultat le plus durable de l’expansion impérialiste a été l’exportation de l’idée de l’État-nation aux quatre coins de la Terre, de même la fin de l’impérialisme, sous la pression du nationalisme, a conduit à la dissémination de l’idée de révolution partout dans le monde », écrivait Hannah Arendt dans La liberté d’être libre. La révolution ukrainienne, moins par nationalisme que par patriotisme et antibarbarisme, a relancé l’esprit des Lumières, puissamment ancré dans la société. Le sentiment européen en devient ainsi à la fois l’élément déclencheur et le catalyseur. Une posture profonde, révélée, au sens photographique du terme, par les derniers gestes de bravoure du peuple ukrainien: la révolution orange de 2004, puis la révolte de la place Maïdan en 2013 et en 2014, au prix de dizaines de morts. Et, enfin, l’incroyable résistance, tant civile que militaire, à l’agression russe de février. Face à la Russie, qui considère ce pays comme une anti-Russie, il s’agit d’un enjeu de survie absolu. Voilà l’Ukraine que je redécouvre, une Ukraine meurtrie, agressée, une Ukraine parfois en pleurs mais vaillante et toujours debout.

La nation héroïque du métro

Ce jour-là, sur les rives du fleuve, les deux forces en présence se regardent en chiens de faïence, dans l’attente de la prochaine offensive. Idem à Kharkiv, la grande ville de l’Est, que je parviens à rejoindre quelques jours plus tard, bombardée jour et nuit par l’armée russe et ses supplétifs. Les obus des canons proviennent de la frontière ou des alentours, et les immeubles éventrés témoignent de la fureur et des déluges de feu qui s’abattent régulièrement dans les rues et sur les toits. Déjà, sur la route, la voiture que conduit Andréï et dans laquelle j’ai pris place a dû éviter un convoi bloqué ou bombardé, on ne sait, pour filer à travers champs – un terrain de boue, plutôt, où le camion devant nous s’enlise et que l’on doit désembourber, à la fois par compassion, donc pour sauver son âme, et par intérêt, donc pour sauver son corps, avant que la chasse moscovite ne revienne sonner le glas. L’affaire est sérieuse, car un avion russe nous survole et nul ne sait s’il va lâcher son cortège de bombes sur la voiture de marque tchèque et sur le camion, proies dérisoires. Des paysans, dont certains sont des volontaires de la défense territoriale, viennent prêter main-forte et coupent quelques branches à la tronçonneuse pour les glisser sous le poids lourd. Nous attendons les orages d’acier. Les bois attenants nous sauvent sans doute, qui forment un rempart protecteur. Les bombes ne viennent pas, les bois, que les partisans du coin connaissent par cœur, semblent heureux et soulagés. «La liberté est fille des forêts. C’est là qu’elle est née, c’est là qu’elle revient se cacher quand ça va mal», dit l’aîné des Zborowski, l’un des personnages d’Education européenne, de Romain Gary.

A Kharkiv, une forêt urbaine aux troncs massacrés, la liberté affiche insolemment son nom sur les murs. Chaque coin de rue dispose d’un abri et d’un bunker aux combattants très mobiles. Kharkiv refuse d’être une ville morte. Façades éventrées, porches solitaires dont les murs ont disparu, toits crevés, silhouettes de survivants errant entre les ruines, le regard hagard, sans un mot, atones, le cœur brisé, comme nous. Les défenses antiaériennes des partisans ukrainiens ne suffisent pas à contrer les missiles et les obus russes. Cette ville, d’instinct, vous prend aux tripes. Constamment labourée par les bombes, elle crie sa volonté farouche de rester debout. Les civils sont indistinctement touchés. Shrapnels, éclats d’obus, bombes à sous-munitions de type Smerch et Uragan, clous qui labourent les corps et les arbres – oui, des clous, par milliers – se sont partout invités. Devant moi, les arbres qui jouxtent la cathédrale diocésaine de l’Annonciation sont coupés par la mitraille. La coupole aux toits dorés est énucléée. Nous sommes pourtant à Pâques. Nombre d’habitants ont déjà quitté ces lieux maudits. Ils savent la politique de terreur encouragée par le Kremlin, les assassinats ciblés, les exécutions de prisonniers, les viols, y compris d’enfants, commis par la soldatesque russe. Une stratégie de l’horreur dûment planifiée, dans une mécanique de guerre holistique qui inclut les armes, la propagande, le mensonge et la création d’une frontière floue entre celui-ci et la vérité, la négation de la famine des années trente organisée par Staline, la soumission politique du peuple russe, les déplacements de populations et la création de camps de transit pour les Ukrainiens du Donbass, en fait de véritables camps de concentration selon maints témoignages.

Et là, dans les tranchées, dans les souterrains, dans le métro de Kharkiv transformé en abri aux rames dortoirs, j’ai rencontré à nouveau un peuple soucieux de son combat, de sa résistance, et, surtout, enclin à défendre les valeurs européennes, celles de la liberté d’expression, de la démocratie, du respect des droits de l’homme, autant de valeurs que la dictature russe veut réduire à néant, comme tout système totalitaire vise à l’anéantissement de la démocratie. La terreur programmée de l’autocrate russe, cependant, ne parvient plus à imposer le silence. On songe à Vassili Grossman dans Vie et destin: «J’ai vu que ce n’était pas l’homme qui était impuissant dans sa lutte contre le mal, j’ai vu que c’était le mal qui était impuissant dans sa lutte contre l’homme.» Le métro de Kharkiv est une ville à l’envers où l’on croise un poète qui divague, allongé sur son lit de camp au milieu du grand couloir de la station Universitet, un entrepreneur de maçonnerie devenu patrouilleur la nuit pour traquer les saboteurs à la solde de Moscou, une commerçante qui a tout perdu au-dessus, dans la rue principale, qui s’occupe de ses compatriotes et attend l’ennemi s’il le faut, les armes à la main. Le soir, la station devient une salle de concert où l’on chante et où l’on parle dans un doux bruissement, comme pour ne pas gêner les autres, afin d’empêcher l’angoisse de la nuit et la victoire du silence dans ce grand mensonge organisé qu’est «l’opération spéciale» russe, déclinée en crimes de guerre, crimes contre l’humanité et nettoyage ethnique. Car les Ukrainiennes et les Ukrainiens, même victimes des pires horreurs de cette terreur planifiée, ont compris que le silence équivaudrait à l’adoubement du crime. Le silence est un suicide, résume Elie Wiesel dans Se taire est impossible, surprenant dialogue qu’il a entrepris avec Jorge Semprun, survivant comme lui des camps de concentration.