Des vignerons suisses dans le Caucase russe (2/2)

© Jean-Christophe Emmenegger
Chais pour l'élevage du cépage krasnostop, cave Burnier, Russie.

Un vigneron du Vully et sa femme d'origine russe cultivent du vin haut de gamme dans la région de Krasnodar, au bord de la mer Noire. Le couple suisse est pionnier dans le renouvellement de la tradition viticole russe. Les vins de Renaud et Marina Burnier sont distribués auprès des meilleures tables russes et européennes.

D’entendre Renaud Burnier parler avec passion de son domaine; de voir son épouse Marina s’affairer aux relations publiques et répondre sans cesse à ses deux téléphones, un suisse et un russe, on se dit que ce couple est invincible. Tant il est complémentaire et soudé dans ce projet viticole. Quand l’un est au four, l’autre est au moulin. En les regardant évoluer pendant quelques jours, j’ai saisi le sens profond d’une entreprise familiale. Or, les difficultés n’ont pas manqué non plus.

Le jour de mon arrivée à Anapa, Renaud Burnier s’apprêtait à procéder à l’embouteillage d’une cuvée d’assemblage de blancs. Mais l’entreprise qui devait livrer les bouteilles l’a fait avec deux jours de retard. Cela aurait pu avoir de graves conséquences. La mise en verre est la dernière étape du processus de vinification, la plus délicate aussi, la moindre erreur est irrécupérable, les tuyaux menant le breuvage de la cuve aux appareils d’embouteillage doivent être propres et sous pression constante, la moindre bulle d’oxygène est une ennemie.

Alors quand tout est prêt et que la logistique ne suit pas, il y a de quoi s’énerver. Mais Renaud Burnier se révèle philosophe: «J’ai fait trente millésimes, dont neuf en Russie. Jamais un problème ne se présente deux fois de la même manière. En Russie, c’est l’approximation de la chaîne logistique qui nous préoccupe, car la précision et la ponctualité sont essentielles à la viticulture. On ne sait jamais si ça va aller, mais étonnamment cela va toujours… Cette fois-ci encore.» D’ailleurs, le vigneron confie: «J’aime l’imprévisibilité de la Russie tout autant que sa mélancolie et son mystère.»

«Renaud était un peu inconscient des difficultés qui nous attendaient, tempère sa femme. D’ailleurs, je ne lui raconte pas tous les problèmes auxquels je suis confrontée dans mon rôle d’interface et de liaison avec l’administration russe. Lui, il est passionné par son travail de viticulteur, il accomplit le labeur technique. Et moi, je m’occupe des tâches administratives et relationnelles. Mon frère aussi travaille dans l’entreprise: il est responsable des ventes et de la logistique. Tout comme mes parents, originaires de Moscou, il habite à Anapa.»

Marina veille au grain et n’économise pas ses efforts pour venir à bout des fastidieux écueils bureaucratiques. Les normes en vigueur en Russie sont innombrables et variées, que ce soit pour la location, l’acquisition ou l’exploitation du domaine. «Il y a un très grand contrôle des entreprises viticoles par l’Etat, confirme son mari.» Parfois, ces lois s’avèrent contradictoires, ce qui peut être source de chicanes ou même d’abus. «Cela vient du fait qu’ici on n’opère pas de distinction entre les producteurs d’alcool fort et les producteurs de vin. Mais cette loi est en train d’être changée. En revanche, le travail à la vigne, l’étiquetage et le millésime bénéficient de réglementations beaucoup plus souples qu’en Suisse. Et il y a plus d’opportunités en général pour les entrepreneurs.»

Quant au transport du matériel viticole et technique de Suisse en Russie, parcours semé d’embûches, le couple préfère ne pas trop s’en souvenir… En constatant le chemin accompli, Marina Burnier soupire de soulagement. Il y a aussi un peu de nostalgie. Un jour que nous nous promenions dans le vignoble, elle m’a montré la petite construction de tôle et de planches qui a abrité la famille Burnier au tout début de leur entreprise de viticulture. «C’était simple mais beau! Pendant une année, notre petite fille Alexandra a aussi vécu ici, quand nous travaillions sur les terres. Et elle allait à l’école russe.» Puis, la jeune fille aujourd’hui âgée de dix-huit ans a poursuivi sa scolarité en Suisse; il y a eu les internats, les angoisses de ne pas faire juste. «Aujourd’hui, ma fille me dit que nous n’avons pas d’autre choix que de réussir avec notre vignoble en Russie. Pour que tous ces sacrifices servent au moins à quelque chose!»

Parfois, les difficultés prennent un tour comique. Durant la même promenade, trois veaux échappés d’un champ voisin font une escapade à travers le vignoble. Marina Burnier appelle un employé à la rescousse. Branle-bas de combat en Lada 4×4 pour récupérer les bestiaux et les ramener à leur pâture. On comprend son inquiétude, sachant qu’un cep met trois ans à donner des fruits: «Il y a déjà eu des chevaux errant dans la vigne. Et même un kangourou échappé du zoo voisin!»

En récompense de leurs efforts, les Burnier ont la satisfaction de voir leurs crus présentés lors de grands événements officiels. En 2015, leurs vins étaient les seuls produits en Russie servis dans le Pavillon russe à l’Exposition universelle de Milan. Lors des derniers Jeux olympiques d’hiver 2014, à Sotchi (RU), c’est la Maison suisse qui servait officiellement le vin Burnier aux visiteurs. A cette occasion, même le président russe, Vladimir Poutine, a dégusté un verre de leur nectar. «N’exagérons rien, dit Renaud Burnier. La rumeur a gonflé. Il boit habituellement son propre vin. Mais c’est vrai qu’il a dégusté le nôtre à Sotchi… après ses goûteurs.» Et si le président russe l’avait goûté pour le comparer avec les vins de son propre vignoble d’Usadba Divnojmorskoye, qui se situe non loin de celui des Burnier? «C’est notre concurrent direct en termes de production de qualité!» plaisante Marina Burnier.

Mais «nous ne nous mêlons pas de politique, arrête Renaud Burnier. Cela fait plus de dix ans que nous travaillons nos vignes en Russie et j’aime la discrétion.» Touché par les derniers événements, il s’est tout de même prononcé à la radio sur le sort de la Crimée: «Ce n’est pas moi qui ai voulu en parler, un journaliste de la Radio télévision suisse (RTS) m’a contacté. J’ai accepté parce que je travaille depuis quinze ans en Russie et me suis forcément lié un peu avec ses habitants. J’ai simplement dit ce que les Russes de notre entourage et les nombreuses connaissances que nous avons en Russie pensent et pourquoi ils pensent ainsi. Mais j’ai eu l’impression que le journaliste voulait absolument me faire dire que j’étais contre la Russie. Alors que je n’ai rien à déclarer pour ou contre ce pays politiquement. Je ne vais pas inventer!»

Les anecdotes n’en finissent pas de fleurir. Des personnes de marque, représentants officiels ou privés, de nationalité suisse ou russe, viennent régulièrement visiter la cave des Burnier. «Il arrive que certains nous prennent de haut, se montrent arrogants vis-à-vis de notre petite entreprise familiale. Mais, après la dégustation, ils se transforment toujours», sourit Renaud Burnier. Sa femme croit savoir aussi que, «lors de la rencontre entre Lavrov, Kerry et Poutine, le 12 mai 2015, à Sotchi, le diplomate russe aurait donné une bouteille de notre vin au secrétaire d’Etat américain. Ensuite, John Kerry en aurait acheté un carton pour l’offrir à Obama. Si c’est le cas, nous n’y sommes pour rien. Notre vin est simplement disponible à l’hôtel Rodina, à Sotchi, où la rencontre a eu lieu. Il aide peut-être à entretenir de bonnes relations diplomatiques!»

Vignerons caucase Vignerons caucase
Côte de la mer Noire, en direction de Sotchi, octobre 2015. © Jean-Christophe Emmenegger

Depuis l’automne 2013, les vins Burnier se négocient de mieux en mieux en Russie. Il y a des raisons administratives à cela, mais pas seulement. «Paradoxalement, la crise actuelle nous a aidés, explique Renaud Burnier. Conséquence de la crise du rouble et des sanctions économiques prises contre la Russie, les vins d’importation sont devenus plus chers, voire introuvables. Du coup, nos millésimes qui étaient un peu plus chers que les autres auparavant sont devenus abordables. Car nous produisons des vins de bon niveau international à des prix très concurrentiels. Beaucoup de distributeurs nous ont sollicités. Nous traitons depuis peu avec le distributeur Metro, un groupe allemand fournissant 80 magasins-grossistes dans les villes les plus importantes de Russie.»

En Suisse, en revanche, la crise ukrainienne semble avoir eu un effet négatif. «Cela n’est jamais affirmé directement. Mais quand nous présentons nos vins aux restaurateurs suisses, on sent une méfiance à l’égard de ce qui est russe. Pourtant, personne ne se gêne d’aller faire des affaires en Chine…» Les Burnier ont largement de quoi se consoler avec l’intérêt croissant des médias russes pour leur travail.

Pendant notre escapade au pays de Gorgippe, deux équipes de journalistes – rédacteurs et photographes – sont venues de Moscou pour visiter la cave Burnier. Les premiers représentent le projet Lavka-Lavka (le mot russe lavka signifie «boutique», «échoppe» sous forme d’étals, ndlr) fondé en 2009 par Boris Akimov. C’est aujourd’hui une véritable coopérative agricole et un restaurant éponyme ouvert en 2014 à Moscou. Son but est de découvrir et promouvoir les produits du terroir russe, dans un esprit écologique – ingrédients frais et de saison, production sans OGM. La cave des Burnier les intéresse dans cette perspective.

Quelques jours plus tard, deux jeunes femmes du magazine moscovite Seasons arrivent avec un esprit un peu similaire. Le concept de Seasons inclut l’organisation de festivals et d’événements liés à la qualité de vie (lifestyle) en général, comprenant la gastronomie, l’esthétique, les arts. Là aussi, il est symptomatique que ces journalistes s’intéressent à l’entreprise Burnier. En Russie se fait jour une nouvelle classe de jeunes éduqués, soucieux de s’alimenter sainement et de vivre en bonne santé, dans un environnement plus écologique. Lors d’une dégustation préparée à leur intention sur le domaine Burnier, l’une des journalistes – musicienne et mélomane par ailleurs – fait part de son inspiration pour un événement à créer: «Je pense que le cépage krasnostop irait avec une musique de chambre de Sergueï Taneyev. Il faudrait faire une dégustation en écoutant un trio ou un quartet de ce compositeur.» Marina Burnier trouve l’idée séduisante et promet d’y réfléchir.

A l’heure actuelle, le domaine Burnier en Russie produit entre 250’000 et 300’000 bouteilles par an. Dont environ 80% sont écoulées sur le marché russe. Les 20% restants sont vendus à l’étranger: Suisse, Europe, Hong-Kong essentiellement. La distribution à l’étranger va être développée prochainement, car il y a une demande. Le couple de vignerons a pour projet dans un futur proche de développer un écovignoble. Pour ce faire, ils augmenteront la surface cultivable du vignoble: «Nous avons une centaine d’hectares en réserve», rappelle Renaud Burnier. Le potentiel est grand, sur des terres qui ont été préservées des mauvais traitements. Contrairement aux préjugés, les Soviétiques n’utilisaient quasiment pas de produits chimiques, car ils pouvaient produire en grande quantité sans s’inquiéter des pertes de rendement. «Les terres que nous cultivons ici sont parfaitement saines, détaille Renaud Burnier. Je le remarque au nombre et à la variété des insectes qui habitent mon vignoble, c’est incomparable à certains vignobles d’Europe.»

Vignerons caucase Vignerons caucase
«Nous n’employons aucun insecticide». © Jean-Christophe Emmenegger

S’il n’est pas biodynamique à strictement parler, le domaine s’inspire clairement de cette philosophie. «Je suis absolument contre tout produit artificiel, s’insurge Renaud Burnier. Nous sommes obligés de traiter le mildiou et l’oïdium. Mais nous n’employons aucun insecticide. Les vendanges sont manuelles. La récolte est limitée. Il y a un très bon équilibre qu’il faut à tout prix conserver.» Pas question de tricher non plus sur l’élevage: «Le vin qui fait mal à la tête, c’est celui où l’on ajoute du concentré de moût pour cacher les défauts de fabrication, cela rend le vin plus doux, plus facile. C’est triste que le business du vin amène ces sortes de tricherie. Moi je considère que l’œnologue est le médecin du vin. Il doit prévoir les phénomènes de transformation du raisin en vin d’après de multiples facteurs ambiants et intrinsèques, corriger, améliorer si nécessaire, mais sans forcer la nature. On accompagne le plus possible le processus naturel.»

Lors du tour du propriétaire, je constate par moi-même la richesse de l’écosystème. «Nous sommes dans le pays de Cocagne, s’exclame le vigneron-aventurier en nous montrant les quatre coins de son vignoble. Vous voyez, là-bas, au nord du domaine, c’est le plus grand verger de noyers d’Europe, 800 hectares… Il est à l’abandon. On nous avait demandé si nous voulions le reprendre. Nous avons étudié la question, mais on ne peut pas tout faire, cela aurait fait trop avec nos vignes.» A l’opposé, au sud, il nous montre la forêt qui borde son domaine: elle s’étend sur plus de cent kilomètres où il n’y a rien, à perte de vue, qu’arbres centenaires et, à l’abri des regards, cochons sauvages, faisans, chacals et même tortues.

Petit tour du propriétaire dans la Jeep Lada.

Les Burnier ont également l’intention de développer un projet de culture maraîchère bio. Marina évoque aussi l’idée de fabriquer des produits naturels pour la santé à base de viticulture. Ces projets pourraient bien avoir le vent en poupe, portés par une vague de réformes dans les domaines de l’économie intérieure russe, qui touche en particulier l’agriculture et la viticulture.

Le 21 septembre 2015, le nouveau ministre de l’Agriculture et ex-gouverneur de la région de Krasnodar, Alexandre Tkatchev, a lancé un appel aux investisseurs: il reste des quantités de terres inexploitées en Russie. Pourquoi ne pas en profiter? Cette démarche s’inscrit dans le sursaut d’orgueil et de mesures décrétées en Russie après la chute du rouble et les embargos européens et américains réitérés depuis 2014. Cette combinaison a rendu les vins étrangers très chers en Russie. Comme effet positif, la production locale connaît une sorte de renaissance. Le ministre a expliqué dans Kommersant que l’Etat russe a fait de la vitiviniculture nationale l’une de ses priorités. Pour ce faire, la Russie devra planter 30’000 hectares de vignes ou 140’000 pieds supplémentaires (actuellement, le vignoble russe compte une superficie totale de 87’000 hectares). Ceci, pour remplacer d’ici cinq à sept ans les 17 millions de décalitres de vin importés en vrac, qui font une mauvaise réputation aux vins russes. Si la production de raisin local de qualité était favorisée, la Russie pourrait rivaliser avec les meilleurs vignobles du monde.

«Nous envoyons un signal aux investisseurs, a déclaré le ministre. Ils doivent renoncer à la mise en bouteille de vin produit à partir de vin en vrac importé, pour commencer à investir dans la terre. Ils n’ont qu’à acheter des pieds et produire du vin dans leurs pays! Car aujourd’hui, nos terres sont vides, personne n’investit dans la terre, alors que le raisin pousse remarquablement en Russie. Nous pouvons produire des vins magnifiques, qui n’ont rien à envier à ceux du Piémont (Italie). Ce que nous voulons, c’est que la Russie ait des milliers de fermiers et d’agriculteurs. Cette année, nous avons alloué un total d’un milliard de roubles (15 millions de francs) à la viticulture – soit trois fois plus que l’année dernière. Et l’année prochaine, nous comptons injecter 2,4 milliards de roubles (36,4 millions de francs) supplémentaires. Bien sûr, l’Europe consacre des moyens considérables à la fabrication du vin, mais nous aussi, peu à peu, nous augmentons le rythme.» (Kommersant, traduit par Le Courrier de Russie, 24.9.2015)

«Nous avons été des précurseurs, analyse Renaud Burnier. J’étais le premier, à l’époque, à croire aux possibilités de cette viticulture.» La seule crainte du vigneron est que des investisseurs dans l’agriculture commencent à faire n’importe quoi sans respecter des terres qui sont saines actuellement.

Eclaireurs, pionniers, aventuriers, les Burnier sont un peu tout cela, si l’on songe à leur intuition à la fin des années 1990. C’était une époque où personne ne songeait à investir sérieusement dans la viticulture russe. Il y avait pourtant une bonne tradition viticole, qui a commencé à l’époque des tsars et s’est poursuivie dans l’URSS, surtout en Crimée, dans le kraï de Krasnodar, le kraï de Stavropol et l’oblast de Rostov, ainsi que dans la République semi-autonome du Daguestan. Cette tradition s’est volatilisée à la chute du régime soviétique. Les sovkhozes et les kolkhozes ont continué d’exister un certain temps, avant de partir à vau-l’eau ou d’être vendus. La grande cave collectiviste d’Anapa, par exemple, qui se consacrait à la viticulture et à l’agronomie en mode de production autarcique, employait 1’000 personnes et subvenait à 1’000 hectares de vignes. Ses derniers vestiges vont disparaître prochainement pour faire place à un complexe immobilier.

A cette décadence, il faut relier les politiques économiques et fiscales menées à la fin de l’ère soviétique, comme ces décrets gouvernementaux de 1985 qui visaient à lutter contre l’alcoolisme. Ils ont eu des conséquences dramatiques pour la viticulture, conduisant à la réduction de 50% des domaines viticoles par arrachage de plants, à la baisse de la capacité des caves et à l’élimination des professionnels du secteur vitivinicole. Trente ans après l’implosion de l’URSS, la viticulture russe s’en remet péniblement.

Vignerons caucase Vignerons caucase
Deux tractoristes sont employés sur le domaine. © Jean-Christophe Emmenegger

«Quand nous sommes arrivés, en 1999, nous n’avions aucune référence, se rappelle Renaud Burnier. Tout était en déliquescence. Il n’y avait pas de marché pour le vin russe. La technologie n’était pas non plus à la hauteur: tout le matériel a dû être acheminé d’Europe. Toutes nos cuves sont suisses, comme le système de pompe à chaleur air-eau qui alimente notre cave.» Aujourd’hui, les environs d’Anapa attestent de la renaissance et de l’importance de la viticulture pour l’économie russe. Partout, des étendues sont recouvertes de vignobles, à perte de vue. Même si certaines des parcelles sont à l’abandon, à cause de l’incurie de certains investisseurs, les difficultés plus profondes remontent aux années sombres de la décennie postsoviétique.

«En quinze ans, j’ai rencontré beaucoup de gens dotés d’un savoir exceptionnel en agronomie, relate Renaud Burnier. La formation des Soviétiques était excellente, mais ils avaient l’ordre de produire un maximum au détriment de la qualité. Et les spécialistes ne se consultaient pas entre eux. Cette attitude a perduré longtemps et le savoir-faire s’est perdu.» A cause de cette situation, tous les travaux sensibles de l’entreprise Burnier sont encore effectués par des spécialistes suisses: Renaud lui-même et l’un ou l’autre de ses amis œnologues. Son épouse, qui réside très souvent en Russie, contrôle la bonne marche de l’affaire, tandis que lui fait des allers-retours entre ses deux domaines du Caucase et du Vully (où le couple exploite aussi cinq hectares de vignoble). Cela ne signifie pas que des employés russes n’ont pas de responsabilités.

Il y a par exemple Olga, qui a accompli une double formation universitaire de chimiste et de microbiologiste. C’est précisément une compétence dont les vignerons ont besoin en Russie, car chaque cave doit être obligatoirement équipée d’un véritable laboratoire. Olga est chargée de réaliser des analyses chimiques et microbiologiques quotidiennement, à chaque étape de la vinification, selon les normes russes en vigueur. De ces résultats dépend la licence d’exploitation. Il y a aussi Vassili, le tractoriste, loyal depuis les premiers jours de l’entreprise. Vitaliy, le gardien de la cave, qui reste la nuit sur le domaine. Deux chauffeurs, ce qui est une chose commune en Russie où il faut se déplacer souvent sur de grandes distances… Une dizaine de travailleurs à la vigne. Sept personnes occupées dans des bureaux à Anapa, aux tâches d’administration, de comptabilité, de ressources humaines et de ventes. En tout, le vignoble Grand Vino des Burnier compte 35 employés à plein temps.

Marina Burnier tente de faire fonctionner l’entreprise comme une famille. «Ce qui n’est pas toujours aisé, admet-elle. Nous essayons de former de jeunes Russes aux travaux de la vigne. Mais il arrive qu’après six mois ils aillent voir ailleurs, dans une autre exploitation, pour une raison ou une autre. Ce manque de loyauté est un peu frustrant.» Pour son mari, il y a un autre problème: «Les employés locaux qui sont issus de l’école productiviste ne comprennent pas de devoir sacrifier certaines grappes pour améliorer la qualité du raisin. Néanmoins, nous faisons tout pour former et fidéliser la main-d’œuvre.» Ce n’est pas pour rien que l’entreprise des Burnier est partenaire (bénévole) du Fonds de la Douma pour la conservation des savoir-faire russes. «Je me fais beaucoup de souci pour eux, ajoute Marina Burnier. Si mes employés ne vont pas bien, je ne vais pas bien non plus. Je dois tout faire pour qu’une harmonie règne dans l’ensemble. Moi qui imaginais qu’avoir un statut d’indépendant était une grande chance… Mais il n’y a pas de répit! Je pense au travail en permanence, tous les jours, soirs et week-end compris!»

Est-ce ce que Renaud et Marina Burnier échangeraient leur vie pour une autre, plus tranquille, moins risquée? Probablement non, à en juger par leur entrain en toutes circonstances. Lui s’enthousiasme comme un enfant de mener une deuxième vie de viticulteur en Russie. Elle se montre fière de leur situation acquise à la sueur de leurs fronts. Et s’emploie à la valoriser. Le lendemain de mon retour en Suisse, je reçois un coup de téléphone de Renaud Burnier. Il est rentré aussi, pour s’occuper de la vinification dans son vignoble suisse. La voix est fébrile: «Je voulais vous dire encore… Je ne sais pas pourquoi je suis moins stressé en Russie qu’en Suisse. Pourtant, j’ai bien plus d’imprévus et de problèmes à régler là-bas. Mais à la fin, cela joue toujours. C’est moins ennuyeux sans doute, moins cadré, il y a une plus grande liberté pour trouver des solutions. Cela dit, j’ai un grand respect pour mes collègues suisses qui font un travail remarquable, ce sont les mieux formés d’Europe à mon avis. Mais… Je me sens très à l’aise en Russie.» On ne se refait pas.

En octobre 2015, le couple Burnier a sorti sa première cuvée de rosé russe, une Syrah convenant très bien au climat méditerranéen de la région. Dès 2016, ils commenceront des essais de culture maraîchère bio. «Et un jour, annonce Renaud Burnier, j’irai à Anapa en partant en barque depuis le lac de Morat.» Les aventures des Suisses au Caucase continuent.

Renaud Marina Burnier Renaud Marina Burnier
Burnier dans leur vignoble russe. Octobre 2015. ©