L'aristocrate qui aime les gorilles (2/3)

© virunga.org
Emmanuel de Merode porte un gorille orphelin.

Menacée par les compagnies pétrolières et les factions rebelles, la survie du parc national des Virunga en République démocratique du Congo (RDC) repose sur les épaules d’une poignée d’hommes et de femmes dirigés par le prince belge Emmanuel de Merode.

En juin 2014, après des mois de médiation, le WWF a annoncé être parvenue à un accord avec Soco International. La société pétrolière basée au Royaume-Uni s’est engagée à n’effectuer aucun forage à l’intérieur des Virunga; en contrepartie, le groupe de préservation de l’environnement a retiré la plainte déposée auprès de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) concernant des violations présumées des droits de l’homme et des protections environnementales. Une semaine plus tard (au terme de prospections sismiques visant à vérifier la présence de pétrole sous le lac Edouard), Soco a affirmé avoir quitté les Virunga. Pour le WWF et de nombreux défenseurs de la nature, cet accord est une victoire. Certes, mais faut-il s’en réjouir? 

Soco s’est engagé à ne pas forer dans le parc national «à moins que l’UNESCO et le gouvernement de la RDC ne déclarent ces activités compatibles avec le statut de patrimoine mondial». Pour Emmanuel de Merode et bien d’autres, les termes de l’accord ouvrent une brèche au gouvernement congolais, susceptible de redessiner les limites des Virunga pour faciliter la prospection pétrolière. Sept mois plus tard, installé sur sa terrasse, Emmanuel en est encore furieux. «Cela me fait entrer en ébullition, chose très rare», confie-t-il. De son avis, la position de la WWF vis-à-vis de cette «victoire» offre à Soco la couverture idéale pour développer ses projets concernant le bloc V. Le jour même où cet accord a été rendu public, un dirigeant de Soco a envoyé un courrier au Premier ministre congolais car l’annonce du départ de la société par les médias était «erronée». D’après Global Witness, une ONG britannique présente lors de l’assemblée annuelle des actionnaires qui s’est tenue à Londres deux jours plus tard, le président de la société pétrolière a déclaré: «Nous ne nous sommes pas retiré des Virunga.» Emmanuel de Merode évoque la perspective de forages au sein des Virunga en des termes graves, presque apocalyptiques. De son point de vue, partagé par de nombreux défenseurs de la nature, deux modèles à ce jour en compétition détermineront l’avenir du parc national: le développement durable d’une part et l’exploitation des ressources naturelles de l’autre. Eau versus pétrole. Le second modèle présente certes des risques environnementaux évidents, mais ce qui alarme avant tout Emmanuel, c’est le risque de nourrir les violences qui ravagent cette région, les groupes rebelles étant déterminés à percevoir une partie des recettes pétrolières. «La région souffre d’instabilité chronique, les guerres successives ont coûté la vie de six millions de personnes», déclare-t-il. «Ce qu’on voit dans le documentaire (d'Orlando von Einsiedel, ndlr), ce sont des agents de Soco ou des personnes agissant au nom de la société qui corrompent les institutions gouvernementales pour enfreindre la législation. On voit aussi clairement les raisons qui poussent les milices à s’intéresser au pétrole. Or, ce sont les deux ingrédients nécessaires à tout conflit. C’est pour cela que la question du pétrole nous préoccupe tant. Notre survie est en jeu.»

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Le lac Edouard qui borde le parc des Virunga classé au patrimoine mondial de l'UNESCO. © virunga.org

Emmanuel de Merode est né dans l’ancienne cité de Carthage, en Tunisie, puis il a passé la majeure partie de son enfance à Nairobi, au Kenya. Ses parents travaillaient pour les Nations Unies: son père en tant qu’économiste, sa mère en tant que traductrice. La famille compte d’illustres ancêtres. L’arrière-grand-père d’Emmanuel est considéré comme un héros de la guerre d’indépendance belge de 1830 contre les Hollandais. Un médaillon à son effigie surmonte la statue d’un volontaire de la révolution, mousquet à la main, trônant sur la place des Martyrs de Bruxelles. (Par le titre de «prince» accordé à titre honorifique en 1930, la famille de Merode appartient à la noblesse du pays, non à la famille royale.) 

Lorsqu’Emmanuel atteint l’âge de 13 ans, ses parents décident de l’inscrire dans un internat en Angleterre. Un choix inadapté. Emmanuel est un étudiant rebelle qui rêve de retrouver la nature sauvage kenyane ; il fugue régulièrement, muni de duvet et sac-à-dos. «Je marchais aussi loin que possible et je dormais dans des fossés», se souvient-il. Un été, un ami de la famille emmène le jeune garçon passer une semaine aux côtés de George Adamson, le légendaire défenseur de la nature surnommé le «père des lions», qui vivait alors dans un campement isolé au Kenya. «Je ne pense pas avoir été d’une grande utilité… J’ai surtout bu du whiskey.» Cette expérience a eu toutefois des répercutions profondes. George Adamson «avait des lions qui venaient le soir; il  allait à leur rencontre et passait du temps en leur compagnie. Pour un enfant, c’est tout à fait fascinant.» Diplômé de l’Université de Durham en 1992, Emmanuel passe ensuite plusieurs années en RDC, dans le Parc national de la Garamba. Il habite dans des villages reculés où il interviewe des braconniers dans le cadre de recherches doctorales sur le commerce du gibier. Quelques années plus tard, il crée et dirige un camp d’écotourisme dans le centre du Gabon. Il espère y conduire des touristes sur le territoire du gorille des plaines de l’Ouest pour financer la préservation de l’espèce. Pour ce projet, Emmanuel est parti de zéro: il a tracé des routes, construit des cabanes et engagé des pisteurs pygmées. «Il a habité le parc vide de toute infrastructure pendant des mois, raconte Jonathan Baillie, un ami proche qui travaillait alors avec Emmanuel. Il a contracté le paludisme. Il semblait ne pas avoir besoin de se nourrir; on aurait dit un reptile.» Souvent, Emmanuel part randonner des kilomètres dans la jungle pour habituer les gorilles sauvages à la présence de l’homme. «Il s’asseyait auprès de ces gorilles pour qu’ils s’habituent à lui, jour après jour», se souvient Jonathan. «Une charge du mâle: c’est bien le scénario le plus violent et assourdissant qu’on puisse imaginer. Mais il suffit de baisser le regard et de prétendre que tout va bien. Si vous fuyez, il vous attaque. L’idée est de répéter cela jour après jour, jusqu’à ce qu’ils se fatiguent; alors seulement vous pouvez amener des personnes observer à leur tour les gorilles.» Avec le temps, Emmanuel est parvenu à ses fins et des touristes ont pu voyager à travers la région pour faire la connaissance du grand singe. 

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Le gorille des plaines de l'Ouest, qui vit dans les forêts équatoriales du Cameroun, de la République centrafricaine, de la RDC, de la Guinée équatoriale et du Gabon, se distingue de son cousin, le gorille des plaines orientales que l'on trouve uniquement dans l’est de la RDC, par leur taille légèrement plus petite, leur pelage brun-gris et leur poitrine châtain. Les deux espèces sont en danger d'extinction comme le gorille de montagnes.  © Clément Bardot

Alors qu’il travaille en Afrique, Emmanuel retourne de temps en temps en Angleterre pour poursuivre sa thèse. De toute évidence en quête de défis à relever, il y construit un avion à partir d’éléments et du moteur d’une Subaru Legacy. Il inaugure l’appareil en 2003 à l’occasion d’un vol transatlantique de Toronto jusqu’en France, suivi d’une escale au Kenya. Un voyage inaugural de près de 13’000 km. A bord se trouve sa compagne, Louise Leakey, paléontologue de formation et fille du célèbre défenseur de l’environnement Richard Leakey. Malheureusement, les instruments de navigation de l’avion tombent en panne lorsqu’ils survolent la Corne de l’Afrique, obligeant Emmanuel à atterrir par inadvertance sur la piste d’un aérodrome militaire en Erythrée. Le couple est arrêté et après trois jours de garde à vue, «Louise m’a dit de mentionner mon titre de prince», raconte Emmanuel. Dès lors, ils sont relâchés. C’est au cours de ce périple qu’Emmanuel a demandé Louise en mariage. Curieusement, elle a accepté. Rapidement, Emmanuel est retourné au Congo, avec notamment pour projet de diriger un jour le plus grand parc d’Afrique centrale. «J’ai grandi avec l’image des gorilles de montagne, d’une faune sauvage époustouflante et des plaines du Rwanda, explique-t-il. J’ai toujours souhaité me rendre aux Virunga.» En 2004, Emmanuel participe au financement d’une société de préservation de l’environnement appelée Wildlife Direct, qui s’est engagée activement dans les Virunga. A ce moment-là, le parc est dans une situation désespérée: au bord de la faillite, accablé par la corruption; les rangers ne font pas le poids face à l’armement des groupes rebelles.

Trois ans plus tard, des hommes en armes tuent un gorille mâle à dos argenté, ainsi que quatre femelles gorilles. Le massacre fait la une des journaux du monde entier; Emmanuel se rend dans la jungle pour constater de lui-même ce qui s’est passé. «J’ai vraiment eu le sentiment que nous avions échoué, dit-il. Nous étions dans la même situation dans le parc de la Garamba où s’est éteint le rhinocéros blanc. J’avais déjà été témoin de la disparition d’une espèce. Je revivais cette expérience ici-même.» A l’époque, Honoré Mashagiro, directeur des Virunga, est renvoyé pour son implication dans des massacres. (Il aurait ordonné le massacre de gorilles afin de dissuader les rangers d’enquêter sur sa participation au trafic de charbon dans la région, même si la partie civile ne disposait pas des preuves nécessaires pour le faire condamner). Mais pour Emmanuel, renvoyer un homme ne peut résoudre les problèmes de corruption endémique et de violence qui gangrènent le parc. «Il y avait de graves négligences dans la gestion de la faune qu’il a fallu attaquer de front, explique-t-il. Ce n’est qu’en agissant de l’intérieur que j’allais pouvoir changer les choses.» Après en avoir longuement discuté avec Louise (qui vit avec leurs deux filles près de Nairobi et dirige un institut de recherches paléontologiques dans le nord du Kenya), Emmanuel succède à Honoré au poste de directeur des Virunga. «J’ai pris mes fonctions le 3 août. A la fin du mois, une guerre totale ébranlait le parc.»

Au cours de l’été 2008, un groupe de rebelles se faisant appelé le CNDP menace les Virunga. Quelques semaines après l’arrivée d’Emmanuel au poste de directeur, la milice attaque et prend possession de la base des rangers. En réponse, les militaires congolais interviennent à renfort d’artillerie. Près de 50 rangers se réfugient dans la forêt où nombre d’entre eux ont péri après des jours de marche. D’autres ont survécu en se nourrissant de feuilles et d’argile. Pour la première fois depuis la création du parc en 1925, le gouvernement n’avait plus aucun contrôle sur les Virunga ni sur ses populations vulnérables de gorilles et d'autres animaux sauvages. «Je dois l’avouer, je me sentais perdu. Nous n’avions aucune issue», confessera  en 2011 Emmanuel de Merode à l’occasion d’une conférence TED. Craignant une catastrophe, Emmanuel traverse la ligne de front en novembre pour négocier directement avec le chef de la milice, Laurent Nkunda. Un pari audacieux: Emmanuel n’avait encore jamais conclu de marché avec un chef de guerre et Laurent est un homme particulièrement belliqueux. Souvent muni d’un sceptre à tête d’aigle en métal argenté, il se fait appeler «le président» et est accusé de pléthore de crimes de guerre. «Nous leur avons fait passer notre message, raconte Emmanuel. Ils ont seulement fait savoir qu’ils nous laisseraient la vie sauve.» Emmanuel rencontre Laurent Nkunda dans la maison d’un représentant de l’autorité locale dont le chef des rebelles s’était emparé. Laurent porte une tenue militaire et des lunettes à monture dorée; des hommes armés de AK-47 montent la garde. Le manteau de la cheminée est orné de fleurs roses. Pendant l’heure qui suit, Emmanuel présente ses exigences. «Je leur ai dit: “Nous n’avons rien à vous offrir, mais nous avons des exigences précises: nous voulons pouvoir envoyer des patrouilles armées et en uniforme dans les territoires sous votre contrôle”» Etonnamment, Laurent a accepté ces conditions. «Tout s’est déroulé de façon plutôt cordiale. Nous sommes tous deux experts dans l’art du boniment.»

Beaucoup s’accordent à dire qu’Emmanuel est d’une humilité sans pareille. Et à dire vrai, personne n’avait encore agi de la sorte pour préserver l’environnement: négocier avec un chef de guerre au risque de légitimer ses actes. Quelques semaines plus tard, Emmanuel et un groupe de rangers armés ont passé la frontière menant au territoire des Virunga occupé par les rebelles. Malgré le conflit en cours, ils sont parvenus à recenser la population des gorilles de montagne vivant au sein du parc. Ils s’attendaient à une tragédie: les soldats congolais avaient bombardé la zone et combattaient violemment les rebelles du CNDP sur le territoire même du grand singe. Toutefois, dans la forêt, ils ont enregistré un boom des naissances: dix jeunes gorilles, dont cinq nés de Kabirizi, un vieux dos argenté désormais surnommé «la machine à bébés des Virunga». «Les bibliothèques sont remplies de théories sur la conservation des espèces, explique Emmanuel. Ici, la conservation se résume en un mot: persévérer. Ne jamais renoncer. C’est très simple.»

Traduit de l’anglais par Audrey Previtali pour ulyces.co d’après l’article «The Last Stand in Africa’s Most Dangerous Park», paru dans Men’s Journal.