Il fait nuit à présent. Emmanuel de Merode est installé devant l’âtre en pierre du Virunga Lodge en compagnie de Laura Parker, une Américaine au fort tempérament travaillant pour la Fondation Howard G. Buffett. Tous les membres du personnel sont partis, à l’exception du barman; Emmanuel se prélasse confortablement dans un fauteuil après quelques verres de vin. La nuit avançant, il discute avec Laura de la prise de contrôle du parc par les rebelles du M23 qui plusieurs années auparavant avaient porté un coup dur au CNDP. Les rebelles ayant ravagé les bases des Virunga, les soldats congolais avaient lancé des tirs de mortier à l’intérieur du parc. Pourtant, Emmanuel et les rangers avaient refusé de quitter les lieux: il se souvient encore du vacarme des tirs. «Les bombardements commençaient à 3 h, chaque matin. Nous étions réveillés par l’artillerie. Cela nous rappelait immédiatement à l’horreur de la situation.» Un instant, son regard se perd dans les flammes, comme hanté par ce souvenir. Emmanuel s’assoupit dans le fauteuil avant de prendre congé poliment pour la nuit. Rassemblées sur deux rangs dans la forêt bordant le Lodge, des tentes d’un vert sombre font office de quartiers à l’équipe opérationnelle du parc. Emmanuel occupe l’une d’elles. L’endroit est paisible mais le décor bien austère: un miroir, quelques vêtements, ses uniformes. Les babouins aiment à cabrioler sur le toit des tentes. Le directeur du parc ne dort que quelques heures par nuit, bien qu’il travaille sans relâche tout le jour durant. Son emploi du temps témoigne d’une cadence effrénée.
Les premiers jours qui ont suivi mon arrivĂ©e dans les Virunga dĂ©but 2015, je l’ai vu prendre en charge une Saint-Hubert gestante, deux avions en panne, un banquier belge et un commandant des forces des Nations Unies venu monter une opĂ©ration militaire Ă l’encontre de groupes rebelles. La semaine suivante, Emmanuel devait se rendre Ă Davos, en Suisse. Il a Ă©galement pris le temps d’informer le mĂ©canicien du parc que les peintures de certaines Land Rover avaient besoin d’un coup de frais. Mais le tribut Ă payer est lourd pour satisfaire aux besoins sans nombre des Virunga: Emmanuel ne voit sa femme et ses filles qu’en de rares occasions. «C’est très dur cĂ´tĂ© famille», reconnaĂ®t-il. Toutefois il n’en dira pas davantage: sa vie privĂ©e est un sujet qu’il tend Ă prĂ©server. Et bien entendu, ce poste a bien failli lui coĂ»ter la vie. Au vu de son parcours, Emmanuel de Merode pourrait aisĂ©ment trouver un emploi grassement payĂ© en tant que banquier, Ă l’instar de son frère aĂ®nĂ© FrĂ©dĂ©ric, ou encore vivre la belle vie au château de Serrant, hĂ©ritage familial situĂ© près d’Angers. «Il prend son rĂ´le très au sĂ©rieux, explique son ami Jonathan Baillie. Autant de dĂ©vouement dans des conditions aussi difficiles sur une si longue pĂ©riode, je ne sais pas comment il fait pour tenir. Il se heurte Ă des difficultĂ©s permanentes; la plupart des gens auraient dĂ©jĂ craquĂ©.» Howard Buffett m’a un jour confiĂ©: «Je ne connais personne comme lui. Il ne panique jamais.» Le globe-trotter se souvenait d’une anecdote Ă propos d’Emmanuel, au moment oĂą le M23 avançait sur Goma. Alors que les combats dĂ©butaient, la ville a Ă©tĂ© privĂ©e d'Ă©lectricitĂ©. Les pompes hydrauliques ayant cessĂ© de fonctionner, une Ă©pidĂ©mie de cholĂ©ra menaçait Ă tout moment de frapper le million d’habitants que compte Goma. Emmanuel a appelĂ© Howard aux Etats-Unis; il a expliquĂ© que quatre groupes Ă©lectrogènes suffiraient Ă remettre les pompes en service en moins de 48 h. Howard Ă©tait dubitatif. «Personne ne peut acheminer quatre groupes Ă©lectrogènes jusqu’à Goma; pas en cette pĂ©riode.» MalgrĂ© tout, Howard a transfĂ©rĂ© près de 200’000 francs sur les comptes du parc. Le jour suivant, une Ă©quipe d’ingĂ©nieurs congolais accompagnĂ©s d’Emmanuel rĂ©tablissait le courant alimentant les pompes de la citĂ©. Quelques jours plus tard, un blogueur local Ă©crivait un article Ă propos du «Miracle des eaux de Goma». Innocent Mburanumwe, le responsable du secteur sud du parc, a confiĂ© Ă propos de son supĂ©rieur: «Pour nous, Emmanuel est un ange, vraiment.»Â