La Suisse, un danger pour l'Europe? (4/5)

Pour la Suisse, 1848 est une année extraordinaire. Révolutionnaire même alors qu'enfin fédérale, elle entre dans sa modernité et réaffirme sa neutralité. Or le particularisme helvétique peut - déjà - fragiliser l'équilibre européen...

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Plaquette commémorative de l’entrée en vigueur de la Constitution fédérale de la Confédération suisse le 12 septembre 1848.© DR

«La Suisse a, dans la situation actuelle, la valeur d'un cloaque fortifié. Tout ce que l'Europe renferme d'esprits perdus dans la vague, d'aventuriers, d'entrepreneurs de bouleversements sociaux, a trouvé refuge dans ce malheureux pays.» Cette affirmation du prince de Metternich, chancelier de l'Empire d'Autriche en 1845, correspond à l'opinion généralement portée sur les Républiques suisses dans les cours européennes, ainsi qu'aux dernières illusions du ministres à prétendre les garder sous la tutelle des puissances. C’est d’ailleurs l’un des principaux arguments des «conservateurs», acharnés à freiner le changement institutionnel, que cette conviction selon laquelle les Etats qui ont garanti l’existence de la Suisse en 1815 ne seraient pas disposés à reconnaître une Suisse fédérative renouvelée. Selon Metternich lui-même, il est erroné de penser que «tout pays est libre de se constituer à volonté dans l’enceinte que les traités ont tracée à son existence géographique» (1833). Tout au contraire, les libéraux progressistes estiment que c’est à la Suisse elle-même d’assurer son indépendance. Certains vont jusqu’à penser que la neutralité imposée en 1815 est une preuve de la servilité de la nation.

La question des réfugiés

Durant les années 1820, la Suisse, îlot républicain en Europe, a accueilli de nombreux réfugiés fuyant la répression antilibérale en Allemagne et en Italie, ce qui suscite à plus forte raison les menaces de Metternich contre la Suisse «citadelle de la révolution». Au début des années 1830, l’ambassadeur de Bombelles adresse des rapports alarmistes qui soulignent que les «puissances intéressées au repos de l’Europe» devraient prêter plus d’attention à ce qui se passe en Suisse, pays qui lui paraît un «danger réel pour le repos des Etats limitrophes». Pour lui, les «radicaux», expression que ce diplomate autrichien utilise déjà en 1833, sont clairement des «révolutionnaires» qui exploitent les «passions les plus hideuses des populations». Il est difficile de chiffrer le nombre de réfugiés. En 1836, on sait que 2,5% de la population résidante est d’origine étrangère (soit environ 50'000 personnes) avec des disparités considérables entre Genève ou Bâle (plus de 25%) et Vaud ou Fribourg (moins de 3%). Les Allemands, les Italiens et les Polonais constituent l’essentiel des quelque 2'000 réfugiés étrangers. C’est durant la première moitié du XIXsiècle que se forge le mythe de la Suisse terre d’asile politique, en un temps où les distinctions du droit international entre réfugiés politiques et criminels de droit commun ne sont pas toujours très limpides. De nombreux Etats assimilent le soulèvement politique à un crime. Par ailleurs, en Suisse, le mot «étranger» désigne aussi bien un ressortissant d’un autre Etat européen que celui d’un autre canton!

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Population d'origine étrangère, par canton, en 1850. © Service de la statistique du canton de Genève

Il est vrai qu’après 1830 la Suisse a tendance à réagir plus énergiquement aux intimidations des puissances. De leur côté, les émigrés politiques défendent l’idée d’une mission révolutionnaire de la Suisse en Europe. C’est le sens de la propagande de Giuseppe Mazzini (1805-1872) qui séjourna au moins une dizaine d’années dans le pays où il créa, en 1834 à Berne, une association secrète sous le nom de «Jeune Europe». Le but de celle-ci est de fédérer les nations européennes sur une base républicaine. Sa section nationale est la Jeune Suisse (1835), qui publie un journal. Pour leurs adeptes, la neutralité est «immorale» car elle sert les intérêts des despotes; la Suisse devrait donc soutenir les peuples qui se soulèvent au nom de la liberté. De telles idées trouvent également la faveur des radicaux. Après l’échec du soulèvement de Varsovie en 1830, de très nombreux Polonais ont été contraints à l’exil. Des centaines d’entre eux, qui espéraient ensuite soutenir les républicains allemands, ont été bloqués en Suisse où ils obtiennent l’asile en 1833. Ils bénéficient d’une vague immense de sympathie de la part de la population, qui voit en eux les victimes du despotisme. Mazzini s’efforce de les gagner à l’idée d’une action contre l’Italie pour commencer la révolution européenne. En janvier 1834, une troupe de Polonais traverse le Léman et débarque sur la rive genevoise où elle devait faire sa jonction avec une colonne d’Italiens. Les soldats de Genève vont devoir les désarmer, mais la population prend leur parti et obtient leur relaxe (signalons que lors de l’insurrection polonaise de 1863, plus de 2'000 Polonais trouveront asile en Suisse où ils bénéficieront là aussi d’une grande sympathie populaire avec la formation de comités de soutien qui s’activèrent à fournir des armes aux insurgés). L’épisode fit grand bruit puisque les cantons avaient fermé les yeux sur l’organisation d’une expédition contre la Savoie dont ils devaient, selon les traités de 1815, garantir la neutralité.

Le royaume de Sardaigne et l’Autriche ne tardent pas à protester auprès de la Diète et menacent la Suisse de sanctions diplomatiques. En guise de réponse, les cantons se rangent derrière un principe qui fera date dans la politique extérieure, à savoir expulser désormais les réfugiés qui profitent de leur situation pour mener des activités séditieuses. Plusieurs étrangers remuants, dont Mazzini et des émigrés allemands, seront effectivement invités à quitter le pays. Les relations avec la France vont être encore envenimées par d’autres affaires, accompagnées de mouvements de troupes aux frontières, en particulier en 1838 quand les autorités françaises réclament l’expulsion du prince Louis-Napoléon Bonaparte. Ce dernier était revenu en Suisse après l’échec d’une tentative de coup d’Etat contre le roi Louis-Philippe. Auparavant, il avait vécu sur les bords du lac de Constance et obtenu la nationalité en Thurgovie, ce qui autorisait la Diète à refuser son expulsion. La crise se dénoue par le départ spontané du prince. Dix ans plus tard, en décembre 1848, il sera élu président de la République puis, après un coup d’Etat, plébiscité empereur des Français en 1852. Comme l’écrira alors le caustique journal satirique Der Postheiri, si «notre chère tante la République française est décédée», du moins nous reste-t-il le «cousin de Thurgovie»!

La Suisse et les révolutions de 1848

Au grand dam des autres pays européens, l’élaboration d’une «solution suisse» n’a pas pu voir le jour, notamment parce que les révolutions de 1848 court-circuitent les velléités interventionnistes. En février 1848, les troubles de Paris conduisent à l’abdication du roi, à la proclamation de la République et à l’instauration du suffrage universel. Dès mars, un soulèvement agite la Lombardie, tandis qu’en mars-avril des révolutions éclatent dans les Etats allemands, amenant la formation à Francfort d’une assemblée nationale dont l’objectif est la formation d’un Etat national unifié. Certains historiens comme Pierre Renouvin ont considéré la guerre civile suisse de 1847 comme «prodrome de la crise de l’Europe». Il est vrai que les événements sont suivis attentivement par les puissances. Les monarchies catholiques manifestent une certaine sympathie pour les sept cantons dissidents; Louis-Philippe utilise pour la Suisse la même expression qui a cours pour l’Empire ottoman: un pays malade! D’aucuns hésitent sur l’opportunité d’une intervention, encouragés par des précédents au Portugal en 1846-47 et à Cracovie en 1846. Le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV s’inquiète de «l’épidémie de radicalisme», en laquelle il voit l’action d’une «secte volontairement retirée de la chrétienté», qui s’apprête à «menacer toute l’Europe». Seule l’Angleterre soutient la thèse de l’autodétermination.

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Cartographie de la Suisse durant la bataille du Sonderbund. En jaune, les cantons catholiques sont minoritaires face aux protestants. © DR

Pour la Suisse, 1848 est une année extraordinaire. Tous les historiens ont souligné l’audace novatrice avec lequel cet authentique projet politique s’épanouit et l’optimisme jubilatoire suscité par la conviction de fonder l’Etat fédéral. Moment unique, car ce pays n’a plus vécu depuis lors des rythmes d’une telle intensité. Il suffit par exemple de lire la presse étrangère pour se rendre compte de l’exceptionnel retentissement des péripéties à travers lesquelles la classe politique prend à bras-le-corps son destin et, pour la première fois de son histoire, s’organise librement, osant un équilibre subtil qui dure encore aujourd’hui à travers la Constitution fédérale du 12 septembre 1848.

Après l’échec du Sonderbund et la victoire de l’armée fédérale en novembre 1847, les réactions sont nombreuses. Les révolutionnaires de toute l’Europe – républicains allemands, nationalistes italiens, réformistes français, et socialistes tous azimuts – suivent avec passion des événements qui leur semblent annoncer un grand mouvement européen de renouveau. Parmi de très nombreux textes fréquemment cités, retenons un seul exemple, emprunté à l’adresse rédigée par la Société démocratique de Bruxelles à l’attention du peuple suisse. Peu connu encore, le vice-président de cet organisme est un certain Karl Marx et la lettre est datée du 29 novembre 1847, le jour de la capitulation du Valais: «Où retrouverons-nous, pour l’imiter, le modèle de ce régime auquel l’Europe tout entière aspire aujourd’hui, si la Suisse admet à se mêler de ses affaires un concert de rois, de banquiers, de ministres, de mercenaires, de monopoleurs, de sectaires? Leur intervention ne peut avoir d’autre but que d’effacer enfin du milieu de l’Europe cet exemple si fatal pour eux d’une nation qui gouverne sans eux.» Outre ce texte étonnant, que n’a-t-on souvent mentionné une autre adresse, celle de deux professeurs au Collège de France, Edgar Quinet et Jules Michelet, qui invite les radicaux victorieux à la clémence: «Daignez agréer les félicitations et les vœux de deux hommes qui, les premiers, ont combattu dans leur pays l’ennemi que vous venez de chasser du vôtre. Personne n’est, plus que nous, heureux de cette victoire, glorieux de cette modération. Vous avez consolé la France.» Et les deux savants de mettre en garde la Diète suisse contre la tentation de la terreur: «Continuez, hommes de la Suisse, votre unité par la clémence!» Au-delà du lyrisme et de la vision romantique d’une Suisse idéalisée, il faut retenir de ces phrases à quel point la Révolution de 1847-1848, survenue avant la vague contestataire qui traverse l’Europe, est perçue comme l’accomplissement du processus amorcé avec la Révolution française. Elle concrétise les idéaux des Lumières et l’héritage des révolutions américaines et françaises. C’est sur cette base que le nouvel Etat fédéral va fonder sa conception avancée de la démocratie et des droits de l’homme. Toutefois, à peine consolidé, il saura résister à la tentation d’intervenir dans les révolutions européennes et de suivre l’appel à la solidarité des peuples.

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Le premier Conseil fédéral, élu le 16 novembre 1848. Derrière (de gauche à droite): Henri Druey, Ulrich Ochsenbein. Au centre (de gauche à droite): Josef Munzinger, Jonas Furrer, Friedrich Frey-Herosé. Devant (de gauche à droite): Stefano Franscini, Wilhelm Matthias Naeff. © Bibliothèque nationale suisse

En effet, le pouvoir radical va se montrer très prudent malgré les positions du Vaudois Henri Druey, membre du premier gouvernement fédéral, qui par fraternité révolutionnaire estimait que la Suisse avait une mission libératrice auprès des autres peuples. On refuse ainsi une alliance proposée par la Sardaigne contre l’Autriche ou d’écouter les projets du Hongrois Kossuth après l’échec de la révolution dans son pays. Cela n’empêche pas la bienveillance du Tessin, qui envoie en Lombardie un corps franc de plusieurs centaines de sympathisants. Avec le reflux révolutionnaire, ce sont près de 20'000 réfugiés italiens qui se retrouveront en Suisse. C’est le cas aussi sur la frontière nord où les révolutionnaires du grand-duché de Bade se replient au-delà du Rhin. Face aux protestations diplomatiques, un député s’exclame que ce n’est pas à la Suisse de jouer la garde-malade de l’absolutisme moribond! Au début de l’année 1850, les tensions avec la Prusse sont vives. Et pourtant le jeune pouvoir fédéral fait preuve de fermeté en refusant de se laisser dicter une conduite; il prend des mesures pour se débarrasser le plus vite possible des plus exaltés et négocie avec la France le transit des réfugiés pour qu’ils puissent gagner les Etats-Unis. Il ne restera que quelques centaines de réfugiés politiques après 1852. Parmi les révolutionnaires allemands, on retiendra le nom du professeur Karl Vogt, qui réorganisera plus tard l’Université de Genève, celui de l’architecte Gottfried Semper, l’un des inspirateurs de l’architecture moderne, appelé à enseigner à la nouvelle Ecole polytechnique de Zurich, et même Richard Wagner, qui rencontra à Zurich en 1852 son égérie Mathilde Wesendonck.

Peu d’années après ces événements, un conflit va mettre aux prises la jeune Confédération et le royaume de Prusse à propos de Neuchâtel. Dans la foulée des événements parisiens, les républicains avaient pris le pouvoir le 1er mars 1848 et convoqué une constituante qui élabora une nouvelle constitution démocratique pour le canton. Or Neuchâtel était aussi une principauté prussienne et le roi ne voulait pas renoncer à ses droits. C’est en 1856 que les royalistes échouent dans leur tentative de reprendre le pouvoir et sont emprisonnés. La Prusse rompt alors ses relations diplomatiques avec la Suisse et entreprend des préparatifs en vue de représailles militaires. Le gouvernement confie au général Dufour le soin de mettre en place une stratégie de défense tandis que l’opinion unanime appuie la fermeté fédérale. Le Genevois Henri-Frédéric Amiel compose à cette occasion son célèbre chant de guerre: «Roulez, tambours! pour couvrir la frontière / Aux bords du Rhin guidez-nous au combat! / Battez gaiement une marche guerrière / Dans nos cantons chaque enfant naît soldat! / C’est le grand cœur qui fait les braves / La Suisse même aux premiers jours / Vit des héros jamais d’esclaves.» 

Grâce à la médiation de Napoléon III, c’est une solution négociée qui prévaut. Une conférence internationale organisée à Paris aboutit, en mai 1857, à un traité par lequel le roi de Prusse renonce à ses prétentions sur Neuchâtel en échange d’une amnistie des insurgés royalistes. Le gouvernement fait preuve de plus de retenue en 1860 lors de ce qu’on appelle «l’affaire de Savoie». Par les traités de 1814-1815, la Savoie avait été comprise dans la neutralité suisse et le cordon douanier avait été reculé, créant un espace libre de douane – les zones franches autour de Genève – pour faciliter l’économie de la région. Spéculant sur le caractère un peu flou des dispositions des traités, une partie de l’opinion n’a pas voulu accepter en 1860 l’annexion de la Savoie par la France, qui est une conséquence du soutien de Napoléon III à l’unité italienne et de la défaite de l’Autriche chassée de Lombardie. Cependant, ni le gouvernement ni la majorité de l’opinion n’ont manifesté d’enthousiasme pour cette cause. Le plébiscite habilement formulé par l’empereur a d’ailleurs un résultat très défavorable à la Suisse; toute la Savoie devient alors française, la zone franche étant encore étendue pour favoriser l’importation des produits suisses. Mais la question de la neutralisation de la région demeure pendante.