Yiyun Li: «Les Américains sont des gens très curieux!»

© Courtesy of the MacArthur Foundation
L'écrivain Yiyun Li chez elle à Oakland.

Pour Yiyun Li, romancière chinoise, l’écriture est d’abord un moyen de revisiter l’histoire de la Chine, déformée par les manipulations politiques ou ignorée par la jeune génération. Par le roman, elle tente de compenser en racontant le passé au plus près de ceux qui l’ont vécu.

Yiyun Li est née en 1972 et a grandi à Pékin avant de s’installer aux Etats-Unis en 1996 pour poursuivre ses études en immunologie à l’Université de l’Iowa. Elle décide vite de suivre le prestigieux programme d’écriture de l’université et commence à écrire, en anglais. Elle est l’auteure de nombreuses nouvelles, dont un recueil, Un millier d’années de bonnes prières, est disponible en français (Belfond, 2011). On peut lire également son précédent roman, Un beau jour de printemps (Belfond, 2010).

Dans Plus doux que la solitude (Belfond, 2015), vous racontez l’histoire de trois amis au destin brisé par le mystérieux empoisonnement de l’une des leurs, Shaoai, peu après Tian’anmen. Avez-vous sciemment situé votre intrigue avant l’émergence de la Chine comme superpuissance?
Oui. Les héros de ce roman ont exactement mon âge. Je voulais écrire sur ce qu’a vécu ma génération, de 1989 à aujourd’hui. Les trois personnages du livre ne parlent jamais de Tian’anmen: c’est symptomatique. Il existe un vrai déni de ce passé chez la plupart des Chinois de mon âge, alors même qu’il est encore très présent. Ils refusent d’admettre combien cela a marqué leur vie, individuellement et collectivement.

Est-ce ce déni qui définit votre génération par rapport aux précédentes?
Le rapport que nous entretenons avec l’histoire est en effet totalement différent. La génération de mes parents est encore très attachée au passé, alors que la plupart des personnes de mon âge s’intéressent uniquement à la Chine d’aujourd’hui: ils ne parlent que du pays «heureux», riche et puissant qu’elle est devenue. Mes contemporains ont ouvert une brèche et les générations suivantes s’y sont engouffrées, jusqu’à l’oubli quasi total du passé que l’on constate chez les jeunes à présent. Comme le dit le personnage de Boyang dans Plus doux que la solitude: «Pour Coco et ses amis, les événements d’il y a vingt ans sont aussi éloignés que ceux qui se sont déroulés deux cents ou deux mille ans auparavant.» Cela semble effarant, mais c’est vrai. Si vous allez en Chine, vous serez sidérée de voir la piètre connaissance que les adolescents ont de l’histoire. La plupart n’ont aucune idée de ce qui s’est passé en 1989.

Comment expliquez-vous cette rupture dans la relation au passé?
À l’époque de mes parents, les Chinois étaient encore privés de mobilité. Jusqu’à récemment, vous ne pouviez pas bouger du lieu de résidence auquel vous étiez assigné. Tout le système reposait sur un registre national, et un habitant de telle ville ne pouvait partir vivre dans une autre. Ce droit de résidence était soumis à la condition de travailler là. Cette génération ne connaissait donc aucun ailleurs. La mienne a été la première à pouvoir quitter la Chine. Cette mobilité change tout: puisque vous pouvez partir, vous pouvez choisir, vous pouvez refuser certaines choses.

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Vestiges d'un slogan de propagande datant de la Révolution culturelle. On lit: «Foi illimitée dans le président Mao». © DR

Pourquoi le poids du passé est-il l’un des thèmes profonds de votre œuvre, en contradiction avec l’attitude de vos contemporains?
Parce que je reste, moi, convaincue que le passé ne meurt jamais. Et cela vaut aussi bien au niveau collectif qu’au niveau individuel. Vous ne pouvez pas effacer le passé, quand bien même vous faites tout pour cela, car on ne peut pas fuir ce que l’on est. Je suis fascinée par la façon dont les gens changent sans changer au fil de la vie. Pour moi, écrire de la fiction, c’est écrire sur le temps. Le temps est une suite de situations, de moments individuels où des choses se produisent. En soi, aucune de ces situations n’est une histoire. Ça ne le devient qu’à partir du moment où cette succession de situations est intégrée dans une chronologie. J’ai une amie à qui je disais un jour en discutant: «Les gens changent!» Elle a eu cette réponse extraordinaire: «Non, les gens ne changent jamais, ils deviennent juste un peu plus eux-mêmes à chaque instant.»

Enfant, vous avez assisté avec le reste de votre classe à une séance d’autocritique publique, au cours de laquelle vous deviez crier des slogans aux accusés. Cet événement vous a-t-il marquée?
Cela m’a laissé une impression indélébile. J’étais petite et, ni ce jour-là ni aucun de ceux qui ont suivi, on ne m’a expliqué ce qui se passait. Nos professeurs, les gens qui nous entouraient, plaisantaient et riaient, alors même que les accusés allaient bientôt partir pour le peloton d’exécution. Toute mon écriture est, en un sens, la tentative désespérée de comprendre cela, d’explorer les diverses façons qu’a un être humain de réagir à une telle scène de barbarie.

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Devanture d'un petit magasin chinois vendant des objets issus de la «soi-disant» Révolution culturelle. © DR

Dans votre essai intitulé En quoi cela me concerne? (What has that to do with me?, Gettysburg Review, été 2003)vous écrivez: «Je veux m’immiscer dans l’histoire, inventer à mon gré, broder sans fin sur la légende.» L’écriture est-elle pour vous un moyen de revisiter l’histoire?
Je fais une différence entre situations et histoire. L’histoire que vous trouvez dans les journaux ou les manuels scolaires n’est à mon sens qu’une suite de situations chronologiquement ordonnées. Elles sont simplifiées. Cette histoire-là, qu’on nous transmet, s’écrit à coups de dents, en tronçonnant des morceaux de réalité. A mon sens, le travail du romancier consiste à contester cela. Pour moi, la fiction est le meilleur outil pour interroger l’histoire qu’on nous enseigne. Parce qu’elle met l’humain au centre. La littérature permet de faire de l’histoire au plus près des gens qui l’ont vécue.

Est-ce pour cela que vos romans s’inspirent de faits réels?
Le personnage de Shaoai est en effet tiré de l’histoire de Zhu Ling, une étudiante de Pékin empoisonnée au thallium en 1995. Quant à Un beau jour de printemps, il portait sur l’histoire vraie d’une fille du Hunan que son petit ami a dénoncée aux autorités en 1968 parce qu’elle avait émis des doutes à propos de la Révolution culturelle, et qui fut exécutée dans un stade municipal bondé. Ce sont deux faits divers qui ont marqué ma génération et font partie de la mémoire collective. Mais ce n’est pas l’horreur du crime ou le mystère entourant le coupable qui m’ont intéressée dans ces affaires; c’est ce qu’avaient dû vivre les personnes impliquées. J’écris parce que je me sens concernée par la vie de ces gens. Je veux que ces anonymes importent aux lecteurs.

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Utilisé initialement comme insecticide ou mort aux rats, l'usage du thallium est interdit depuis que son effet toxique pour l'homme a été démontré. © Wilco Oelen

Toutes vos intrigues montrent que même la personne la plus innocente est capable du pire, dans certaines circonstances.
Oui, je pense que nous portons tous en nous la capacité de faire le mal. Selon la vie qui est la nôtre et les situations que nous aurons à traverser, nous la mettrons ou non en œuvre, intentionnellement ou pas. Mais nous sommes tous capables de la pire cruauté.

Etes-vous un écrivain politique?
C’est une question qu’on me pose tout le temps! Et quand je réponds non (parce que c’est ce que je pense), tout le monde se récrie. En réalité, il faut se mettre d’accord sur ce qu’on appelle un écrivain «politique». Je n’ai pas de programme et, en ce sens strict, je ne suis pas un écrivain politique: je ne suis ni communiste, ni capitaliste. Je ne véhicule pas des opinions. En revanche, mon obstination à écrire sur ce que je veux écrire est à mes yeux un acte politique. Après tout, l’engagement total envers mes personnages est, en un sens, politique. Je suis entièrement à leur service, je ne les utilise pas pour faire valoir mon propre point de vue: voilà ma manière d’être politiquement engagée en littérature.

Est-il possible d’écrire sur la Chine sans parler de politique?
Non, bien sûr que non. C’est de là que vient tout le malentendu. L’histoire des cent dernières années a fait de la société chinoise une société très politisée. Ne pas évoquer le sujet quand vous écrivez sur ce pays, c’est comme écrire sur l’Europe des années 1940 sans parler de la Seconde guerre mondiale. Tous les Chinois que j’ai pu connaître, tous les personnages que j’ai décrits, sont pris dans des enjeux ou des situations politiques. Personne n’y échappe.

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Un mémorial de Deng Xiaoping, secrétaire général du parti communiste chinois lors de la Grande Révolution culturelle de 1966, rappelle que la politique chinoise autant passée qu'actuelle, garde une place importante dans la vie quotidienne. © DR

Mais vos personnages semblent profondément résignés face à cela. Et, pour la rebelle Shaoai, c’est cette résignation qui facilite la tâche du régime. Est-ce votre sentiment?
Shaoai appartient à la dernière génération des rêveurs. C’est une idéaliste. Mais les idéalistes se heurtent vite à la réalité. En l’occurrence, elle perd la vie pour avoir trop rêvé. Je suis entièrement d’accord quand elle affirme que la résignation du peuple a permis au régime de faire tout ce qu’il a fait. Sauf qu’elle n’y peut rien. Il n’appartient pas aux rêveurs de changer le monde. C’est le monde qui les change.

«Nous avons accepté que le régime conduise nos vies», écriviez-vous dans Un beau jour de printemps.
C’est ce que je pense. Un proverbe chinois dit qu’«il faut juste manger la pierre». Autrement dit, tout sacrifice est inutile: vous serez brisé. En Chine, la passivité est une valeur solidement enracinée. Face à une roche, il ne sert à rien de se battre, il faut savoir rester en sécurité.

Plus doux que la solitude décrit la tourmente des âmes, comme pour suggérer combien le totalitarisme s’infiltre dans les esprits…
Je crois que ce qui est arrivé à ces trois adolescents aurait tout aussi bien pu arriver en France ou aux Etats-Unis. En revanche, ils ne seraient jamais à ce point enfermés dans la solitude s’ils avaient vécu ailleurs. Ces personnages sont imprégnés par les attitudes de la société chinoise de l’époque. En particulier Moran, à qui sa mère répétait sans cesse de ne jamais rien dire, de ne surtout pas parler politique. En Chine, le silence est un instinct de survie. Mes héros sont des créatures de leur temps, dont les choix sont déterminés par le contexte historique.

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Façade d'un HLM chinois. © Steve Cadman

Ce totalitarisme intériorisé dans l’esprit des individus a-t-il à voir avec un autre thème central de votre œuvre, le manque d’espace des habitations chinoises et le manque d’intimité?
J’ai grandi à Pékin, dans un appartement qui avait deux très petites chambres: mes parents dormaient dans l’une d’elles, et je partageais l’autre avec ma sœur et mon grand-père. Il n’y avait pas d’espace et, bien sûr, cette seule situation matérielle empêchait toute intimité. Mais il y a une autre raison à cela: le concept de vie privée n’appartient pas à la culture chinoise. Ma mère avait l’habitude de dire: «Si tu essaies de cacher quelque chose, c’est que tu as fait quelque chose de mal.» Vous devez être transparent aux autres, sinon, c’est que vous êtes fautif. On n’est pas loin du péché religieux. Cette interdiction de l’intimité, du for intérieur et, par extension, de la pensée elle-même, m’a toujours pesé. J’étais une enfant secrète, et ma mère ne le supportait pas. Elle me poursuivait: «Qu’est-ce que tu caches?» Je ne cachais rien, j’essayais seulement d’être moi-même.

Mais il est impossible d’être transparent aux autres!
On ne peut l’être ni aux autres ni à soi-même. Vous savez, j’ai dû faire un an dans l’armée à la fin du lycée – c’était obligatoire –, et, s’il y a une chose que j’ai retenue de cette expérience, c’est que la seule façon d’avoir une vie privée est d’être totalement transparent en public. Faites ce que l’on attend de vous, dites ce qu’il faut dire, quand il faut le dire, et l’on vous fichera la paix. Paradoxalement, c’est ainsi que vous gagnerez un peu d’espace pour penser.

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Dans de nombreux quartiers de Chinatown aux Etats-Unis, comme ici celui d'Oakland, les noms des rues sont traduits en chinois. © Daniel Olsen

Vous êtes arrivée aux Etats-Unis en 1996, à 24 ans, pour poursuivre vos études. C’est là que vous avez commencé à écrire, en anglais. Pourquoi ne pas le faire dans votre langue maternelle?
Je ne pourrais pas concevoir mes histoires en chinois. J’ai commencé à écrire aux Etats-Unis: l’anglais est ma langue maternelle d’écrivain. Si j’avais émigré en France, j’aurais sans doute commencé en français. J’aurais pu écrire dans toutes les langues, sauf le chinois. Je crois qu’il y a des histoires que vous ne pouvez pas raconter dans votre langue maternelle: dans une autre, c’est plus facile. Écrire dans cet idiome «étranger» ajoute une distance psychologique à la distance géographique que produit l’émigration. Je suis née à l’anglais déjà adulte: cela m’a permis de court-circuiter vingt-quatre ans de l’évolution que chacun d’entre nous vit dans sa langue maternelle. Autrement dit, ce langage-là n’était pas celui, plein d’affectivité, que l’on acquiert dès les premiers babillages du bébé. C’était, d’emblée, celui dont on se sert pour penser et parler d’idées. C’est un énorme avantage: cela rend ma prose plus claire et précise. Je dois peser chaque mot pour être certaine que ce que j’écris correspond bien à ce que je veux dire. Dans votre langue maternelle, l’écriture vous emporte parfois; elle devient si facile, si fluide, que votre texte en ressort trop lisse. Rédiger en anglais, c’est mettre mon style sous pression. Cela lui donne une densité que je n’imagine pas obtenir en chinois.

Plus doux que la solitude introduit pour la première fois des personnages chinois immigrés aux Etats-Unis. Votre travail se centrera-t-il davantage sur votre pays d’adoption à l’avenir?
Je le pense. Mais il ne s’agit pas nécessairement d’écrire sur l’expérience de l’immigration. Prenez les personnages de Moran et Ruyu: elles sont immigrées aux Etats-Unis mais n’ont rien à voir pour autant avec la condition des migrants telle que la décrit la littérature sur le sujet, où l’on montre des diplômés qui se retrouvent chauffeurs de taxi ou serveurs chez Dunkin’ Donuts. Ruyu et Moran auraient très bien pu avoir une vie confortable aux Etats-Unis. Leur lutte n’est pas celle, habituelle, des immigrés en quête d’une place au soleil. La question qui se pose à elles n’est pas celle de l’argent ni du bonheur, mais celle du passé. Un sujet universel, qui ne concerne pas seulement les immigrés.

Pourquoi mettre en scène alors, dans les passages les plus drôles de votre livre, le choc entre les cultures chinoise et américaine?

Les Américains sont des gens très curieux! Je vis aux Etats-Unis depuis dix-neuf ans, mais je suis toujours aussi frappée par leur optimisme forcené. Move on, c’est leur expression préférée ! «Aller de l’avant», le concept me trouble. Vers où, vers quoi? En Chine, pays à l’histoire plurimillénaire, jamais personne n’aurait l’idée de vous dire qu’il suffit d’«aller de l’avant». Les Américains sont profondément convaincus qu’il faut savoir mettre le passé de côté, oublier d’où l’on vient pour repartir de zéro. En tant que Chinoise, j’ai beaucoup de mal à le concevoir.

Votre œuvre est en effet loin de tout optimisme…
Je crois même que c’est à ce niveau que mon travail se heurte le plus à la culture américaine, tout entière fondée sur l’individualisme: «Si tu veux, tu peux!» Le concept du self-made-man imprègne tout. Les Américains croient sincèrement qu’il suffit de le vouloir pour réussir. Pour moi, ce n’est évidemment pas si simple. En ce sens, je suis une grande fataliste.

Cet article est initialement paru dans le magazine Books en décembre 2015.