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Oubli, fusain sur papier, 56 x 67 cm, 2017.© Muriel Zeender (photo: Gregory Collavini)

Beauté de l'oubli

Parfois, et même de plus en plus souvent, j'aimerais avoir une place Chacha où me rendre, un arbre de l'oubli autour duquel tourner (sept ou neuf fois, peu importe), pour être magiquement délestée du poids de mes souvenirs.

Un vieil arbre se dresse au centre de la place Chacha, dans la ville d'Ouidah au Bénin. Ici, au cours des siècles qu'a duré la traite négrière, les personnes destinées à être vendues comme esclaves et déportées à l'autre bout du monde exécutaient avant le départ un rituel pour les aider à oublier leur vie d'avant. En accord avec le nombre de côtes que la croyance populaire attribuait à l'un et à l'autre sexe, les femmes tournaient sept fois autour de l'arbre, les hommes, neuf. Il s'agissait de laisser derrière soi l'essentiel de son identité, pour pouvoir partir léger. Dans le cas peu probable où les esclaves reviendraient un jour d'exil, d'autres rituels étaient prévus pour les aider à réintégrer leur vie africaine.

Parfois, et même de plus en plus souvent, j'aimerais avoir une place Chacha où me rendre, un arbre de l'oubli autour duquel tourner (sept ou neuf fois, peu importe), pour être magiquement délestée du poids de mes souvenirs. Les Africains avaient raison, ils avaient devancé la neurologie moderne: ne plus se souvenir, c'est ne plus savoir qui l'on est, puisqu'aussi bien nous sommes ce que nous pensons avoir vécu. Qu'est-ce qu'un soi, au fond? l'histoire d'un corps, telle que se la raconte le cerveau de ce même corps. Loin d'être une valeur stable et inamovible, c'est une entité en évolution constante.

Oui, au terme de milliers d'études et d'expériences scientifiques, nous aussi le savons désormais: pour construire un soi, le cerveau passe son temps à éliminer les clashs, à harmoniser les dissonances, à minorer les contradictions, à injecter cohérence et continuité là où ça coince ou trébuche, à mentir comme il respire, autant dans le domaine des sens que dans celui du sens. Notre identité est une fresque mouvante et miroitante, à la surface consciente de laquelle affleure tantôt une série de souvenirs, tantôt une autre. La question «autobiographie ou fiction?» est sans intérêt, tous les écrivains le savent, d'abord parce que on ne saurait dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité au sujet d'une vie humaine, la sienne ou de celle d'autrui (même débitée sur cent mille pages, l'histoire serait partielle, partiale, tronquée, trouée); ensuite parce que, tout en éliminant une bonne partie de notre vécu à nous, notre cerveau retient et assimile par empathie le vécu des autres...

C'est pourquoi, s'agissant de nos gadgets électroniques, il est gravement inexact de parler de mémoire: ils ne savent pas oublier. Bêtement, ils gardent tout ce qu'on y fourre, telles des poubelles... Non, tels des congélateurs, plutôt, car ils ne laissent même pas pourrir les données; tout au plus parviennent-ils, lors d'un bug, à les perdre.

La mémoire, elle, est indissociable de l'oubli, n'existe que grâce à lui, tout comme la figure ne se voit que grâce au fond. Si tout est figure, on ne voit rien; l'infinie pléthore de détails devient mur opaque qui vous bouche la vue. En nous, avant la mort, pas de destruction véritable. Il arrive souvent qu'à la faveur d'une sensation, d'une odeur, un souvenir banal se ranime de manière aussi subite qu'imprévue. Et si le soi fait rarement un ménage conscient du type «Arbre de l'oubli», il fait en permanence du ménage inconscient, écartant tranquillement de la mémoire accessible non seulement l'inessentiel (le banal, le sans-intérêt, l'archiprosaïque, quotidien, répétitif), mais parfois l'essentiel aussi. Oui, il glisse prestement dans la trappe de l'oubli des choses qui le dérangent pour une raison ou une autre: traumatismes, humiliations, blessures narcissiques.... Tout cela est si gracieusement escamoté que lorsque d'aventure ça ressurgit, on peut avoir du mal à le reconnaître (dans les deux sens du terme, visuel et parental)!

Il se trouve que l'un des traits saillants de ma vie à moi a été la multiplicité. J'ai vécu dans des contrées et parlé des langues différentes, me suis intéressée à des domaines de savoir divers, ai pratiqué des métiers disparates. Or depuis une quarantaine d'années, je tiens un journal de bord. Certes il est lui aussi protéiforme, tantôt en anglais tantôt en français, longtemps manuscrit avant d'être électronique... mais, hormis mon corps, il est à peu près le seul fil rouge entre mes différentes identités. Pour autant, je ne dirais pas qu'il constitue ma «mémoire» écrite. Lorsque je fais une ponction dans l'un ou l'autre de ces cahiers, datant par exemple de 1976 ou de 1991 ou de 2002 ou de 1984, mon but est rarement de vérifier tel détail factuel de mon parcours, tel propos de mes proches. C'est, plutôt, de m'émerveiller devant le travail artistique de la mémoire, et prendre la pleine mesure de la beauté de l'oubli.

Le journal est objectif - non parce qu'il contient «tout», mais parce que c'est un objet. A la différence de mon cerveau, il ne change pas de version à chaque minute. Il prononce les mêmes mots en 2018 que deux, trois ou quatre décennies plus tôt. Cela me permet - et c'est cela l'inouï - de «me» voir de loin, et de constater que ce n'est pas du même moi qu'il s'agit. Je scrute ce moi antérieur, souvent incrédule devant ses attitudes, ses obsessions, ses lubies, son vocabulaire... sa personnalité! Ses colères me touchent, ses cauchemars me troublent. Tantôt je m'amuse de ses plaintes puériles, tantôt au contraire je me désole de sa sagesse (eh! oui, car il est consternant de voir que, vingt ans plus tôt, l'on avait déjà compris et exprimé de manière lapidaire une chose qu'on pensait n'avoir comprise qu'hier au terme d'un cheminement long et douloureux!)

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