Carnet de fidélités

© Reza
Frontière afghano-pakistanaise, 1983. «Ta maison, ton pays, ton histoire sont en toi, si tu les laisses entrer. Où que tu sois, ils te suivent», me dit-il. Puis, dans un souffle, le regard accroché au flanc de la montagne, il m’avoua qu’il ne pourrait survivre sans voir sa terre, chaque jour que Dieu fait. Fuyant la guerre, il avait laissé son village et son passé, et s’était installé avec les siens non loin de la frontière. D’une main levée, il avait arrêté la caravane et déclaré qu’il n’irait pas plus loin, que le campement serait dressé à cet endroit et que sa décision était irrévocable. Personne n’osa contredire l’ancien et la vie s’organisa ainsi. Le sage passait ses journées à lire les sourates du Coran ou de la poésie. 

Depuis mon enfance s’est tissé un lien ineffable avec l’Afghanistan qui, tel un fil d’Ariane, me tient depuis dans le labyrinthe de la vie nomade et me ramène encore et toujours vers ce pays.

Le temps de l’enfance est celui des voyages intérieurs nourris de termes évocateurs, de récits entendus ou lus, et d’imaginaires secrets. Dès ma prime jeunesse, dans ma ville natale de Tabriz, à l'ouest de l’Iran, j’ai associé le mot «Afghanistan» à celui de «Balkh», lieu de naissance du grand maître spirituel Rûmi dont les poésies m’étaient contées. Intimement liés, Balkh et Rûmi formaient un couple mythique dans l’Iran des années 60 où j’avais alors difficilement accès à l’information, aux livres et surtout aux images. Un autre nom conjugué avec l’Afghanistan voyageait aussi dans mon esprit vagabond et curieux: «Herat», ville millénaire sur la route de la soie, fondée au IIIe siècle av. J.-C. par Alexandre le Grand sous le nom d’Alexandrie d’Arie, dont j’ai appris qu’elle avait été l’un des plus grands centres culturels universitaires de l’Orient, berceau d’une riche création artistique poétique, picturale et architecturale. A l’âge où le monde semblait s’ouvrir devant moi, vaste et sans limites, j’ai suivi par la lecture les errances fertiles d’auteurs qui avaient su repousser les frontières de leur propre vie et s’étaient aventurés ailleurs. Je me souviens notamment du livre de Nasser Khosrow, grand poète, mais aussi écrivain voyageur, Safar nameh (Lettre de voyage). Derrière l’apparente âprêté des caractères noirs qui se détachaient sur les pages blanches, lus dans la nécessaire solitude du lecteur, ses récits m’invitaient à «entendre» en silence de nouvelles mélodies associées à des appellations jusqu’alors inconnues qui commencèrent à résonner en moi. Je pense au vocable «Badakhchan». Je me souviens du jour où je découvris ce que signifiait ce terme si souvent évoqué pour qualifier des choses de valeur. «La'al Badakhshan», disait-on, ou «lapis-lazuli», du nom de cette pierre bleu intense et rare qui vient justement du Badakhchan, région historique comprenant une partie du nord-est de l’Afghanistan et du sud-est du Tadjikistan actuel. Au fil des années, de nouveaux récits ont nourri mes rêves de cet autre Orient si proche, l’Afghanistan. A 13 ans, j’ai fait la rencontre de la photographie: elle est devenue passion, langage, conversation intime, souffle complice, témoignage. Depuis, l’image n’a jamais perdu l’essence que j’avais reconnue en elle: un moyen de figer le temps, l’histoire; un mode d’expression, de protestation parfois, de dénonciation aussi, et, enfin, un outil pour raconter la beauté que je découvre encore et toujours dans les êtres humains comme dans la nature. En tant qu’étudiant en architecture à l’Université de Téhéran, j’ai pu choisir ma spécialité: ce furent les caravansérails qui jalonnaient la route de la soie bordant les déserts iraniens; ceux-là mêmes que l’on retrouve un peu plus loin, en Afghanistan. J’ai passé des jours à étudier et à photographier ces vestiges, traces tangibles de la pensée et de la main de l’homme, qui participent à raconter notre histoire commune.

Tout bascule le 25 décembre 1979. Les Soviétiques ont envahi mon pays de Cocagne. Les chars de l’ex-URSS entrant dans Kaboul font la une de la presse nationale et internationale. Une image qui s’affichera pareillement, près de quarante-cinq ans plus tard, quand les blindés russes pénètreront les villes ukrainiennes en ruines... A l’époque, la Révolution iranienne a déjà secoué mon pays et au-delà. J’ai délaissé l'architecture pour le photojournalisme, le vagabondage imagé pour le reportage. Je suis correspondant pour des magazines et des journaux du monde entier, notamment Newsweek. Mes photographies passent en première page de cette presse internationale. A l’aune des événements qui se déroulent de l’autre côté de la frontière, mon envie d’aller en Afghanistan ne cesse de croître. Malgré l’actualité chargée en Iran que je dois couvrir pour les agences de presse et les journaux, j’ai en moi cet obsédant appel. Je décide donc de me m’y rendre clandestinement en passant par Herat! Mon rêve d’enfant va enfin devenir réalité. Mais tandis que je prépare mon voyage, la crise des otages de l’Ambassade américaine à Téhéran bouleverse mes plans. J’étais le seul photographe présent devant le bâtiment quand l’affaire a éclaté ce matin du 4 novembre 1979. Une kyrielle d’autres événements importants reporte sans cesse mon départ pour le pays des Cavaliers: la guerre au Kurdistan, la guerre Iran-Irak, les émeutes au Baloutchistan, chez les Turkmènes... Deux incidents majeurs me poussent sur la route d’un exil contraint: d’une part, mes photographies publiées dans la presse internationale m’ont attiré les foudres du régime des mollahs; je suis l’un des hommes qu’il faut réduire au silence, mon nom est sur liste noire, m’avertit l’un de mes amis. D’autre part, un éclat d’obus logé dans ma main sur le front Iran-Irak risque de me la faire perdre si je ne tente pas un traitement à l’étranger.

La suite de cette histoire est payante.

Abonnez-vous

Et profitez d'un accès illimité au site pour seulement 7.-/mois.

Je profite → Déjà abonné? Connectez-vous.

Achetez cet article

Nouveau: dès 0.50 CHF, payez votre histoire le prix que vous voulez!

Je me connecte → Paiement rapide et sécurisé avec Stripe