Carnet de fidélités

© Reza
Frontière afghano-pakistanaise, 1983. «Ta maison, ton pays, ton histoire sont en toi, si tu les laisses entrer. Où que tu sois, ils te suivent», me dit-il. Puis, dans un souffle, le regard accroché au flanc de la montagne, il m’avoua qu’il ne pourrait survivre sans voir sa terre, chaque jour que Dieu fait. Fuyant la guerre, il avait laissé son village et son passé, et s’était installé avec les siens non loin de la frontière. D’une main levée, il avait arrêté la caravane et déclaré qu’il n’irait pas plus loin, que le campement serait dressé à cet endroit et que sa décision était irrévocable. Personne n’osa contredire l’ancien et la vie s’organisa ainsi. Le sage passait ses journées à lire les sourates du Coran ou de la poésie. 

Depuis mon enfance s’est tissé un lien ineffable avec l’Afghanistan qui, tel un fil d’Ariane, me tient depuis dans le labyrinthe de la vie nomade et me ramène encore et toujours vers ce pays.

Le temps de l’enfance est celui des voyages intérieurs nourris de termes évocateurs, de récits entendus ou lus, et d’imaginaires secrets. Dès ma prime jeunesse, dans ma ville natale de Tabriz, à l'ouest de l’Iran, j’ai associé le mot «Afghanistan» à celui de «Balkh», lieu de naissance du grand maître spirituel Rûmi dont les poésies m’étaient contées. Intimement liés, Balkh et Rûmi formaient un couple mythique dans l’Iran des années 60 où j’avais alors difficilement accès à l’information, aux livres et surtout aux images. Un autre nom conjugué avec l’Afghanistan voyageait aussi dans mon esprit vagabond et curieux: «Herat», ville millénaire sur la route de la soie, fondée au IIIe siècle av. J.-C. par Alexandre le Grand sous le nom d’Alexandrie d’Arie, dont j’ai appris qu’elle avait été l’un des plus grands centres culturels universitaires de l’Orient, berceau d’une riche création artistique poétique, picturale et architecturale. A l’âge où le monde semblait s’ouvrir devant moi, vaste et sans limites, j’ai suivi par la lecture les errances fertiles d’auteurs qui avaient su repousser les frontières de leur propre vie et s’étaient aventurés ailleurs. Je me souviens notamment du livre de Nasser Khosrow, grand poète, mais aussi écrivain voyageur, Safar nameh (Lettre de voyage). Derrière l’apparente âprêté des caractères noirs qui se détachaient sur les pages blanches, lus dans la nécessaire solitude du lecteur, ses récits m’invitaient à «entendre» en silence de nouvelles mélodies associées à des appellations jusqu’alors inconnues qui commencèrent à résonner en moi. Je pense au vocable «Badakhchan». Je me souviens du jour où je découvris ce que signifiait ce terme si souvent évoqué pour qualifier des choses de valeur. «La'al Badakhshan», disait-on, ou «lapis-lazuli», du nom de cette pierre bleu intense et rare qui vient justement du Badakhchan, région historique comprenant une partie du nord-est de l’Afghanistan et du sud-est du Tadjikistan actuel. Au fil des années, de nouveaux récits ont nourri mes rêves de cet autre Orient si proche, l’Afghanistan. A 13 ans, j’ai fait la rencontre de la photographie: elle est devenue passion, langage, conversation intime, souffle complice, témoignage. Depuis, l’image n’a jamais perdu l’essence que j’avais reconnue en elle: un moyen de figer le temps, l’histoire; un mode d’expression, de protestation parfois, de dénonciation aussi, et, enfin, un outil pour raconter la beauté que je découvre encore et toujours dans les êtres humains comme dans la nature. En tant qu’étudiant en architecture à l’Université de Téhéran, j’ai pu choisir ma spécialité: ce furent les caravansérails qui jalonnaient la route de la soie bordant les déserts iraniens; ceux-là mêmes que l’on retrouve un peu plus loin, en Afghanistan. J’ai passé des jours à étudier et à photographier ces vestiges, traces tangibles de la pensée et de la main de l’homme, qui participent à raconter notre histoire commune.

Tout bascule le 25 décembre 1979. Les Soviétiques ont envahi mon pays de Cocagne. Les chars de l’ex-URSS entrant dans Kaboul font la une de la presse nationale et internationale. Une image qui s’affichera pareillement, près de quarante-cinq ans plus tard, quand les blindés russes pénètreront les villes ukrainiennes en ruines... A l’époque, la Révolution iranienne a déjà secoué mon pays et au-delà. J’ai délaissé l'architecture pour le photojournalisme, le vagabondage imagé pour le reportage. Je suis correspondant pour des magazines et des journaux du monde entier, notamment Newsweek. Mes photographies passent en première page de cette presse internationale. A l’aune des événements qui se déroulent de l’autre côté de la frontière, mon envie d’aller en Afghanistan ne cesse de croître. Malgré l’actualité chargée en Iran que je dois couvrir pour les agences de presse et les journaux, j’ai en moi cet obsédant appel. Je décide donc de me m’y rendre clandestinement en passant par Herat! Mon rêve d’enfant va enfin devenir réalité. Mais tandis que je prépare mon voyage, la crise des otages de l’Ambassade américaine à Téhéran bouleverse mes plans. J’étais le seul photographe présent devant le bâtiment quand l’affaire a éclaté ce matin du 4 novembre 1979. Une kyrielle d’autres événements importants reporte sans cesse mon départ pour le pays des Cavaliers: la guerre au Kurdistan, la guerre Iran-Irak, les émeutes au Baloutchistan, chez les Turkmènes... Deux incidents majeurs me poussent sur la route d’un exil contraint: d’une part, mes photographies publiées dans la presse internationale m’ont attiré les foudres du régime des mollahs; je suis l’un des hommes qu’il faut réduire au silence, mon nom est sur liste noire, m’avertit l’un de mes amis. D’autre part, un éclat d’obus logé dans ma main sur le front Iran-Irak risque de me la faire perdre si je ne tente pas un traitement à l’étranger.

C’est le temps de l’expatriation. Entre New York pour Newsweek et Paris pour l’agence Sipa Press, je choisis la Ville Lumière, autre lieu convoité. Aller en Afghanistan demeure cependant ma priorité, et je me prépare à nouveau à partir en reportage. La guerre du Liban m’en détourne une fois de plus. Le funeste siège de Beyrouth, ses milliers de morts et de blessés civils, et l'intensité des bombardements me transforment en funambule du témoignage, seul lien à la nécessité absolue de rester en vie au coeur de cette folie des hommes. Blessé aux poumons par une bombe au phosphore, je passe deux mois aux soins intensifs dans un hôpital parisien. Cela ne suffira pas à me guérir. On me recommande l’air pur des montagnes. J’ai le choix entre la tranquillité des Alpes ou celles des Pyrénées. Contre toute attente de mon médecin, dubitatif, je choisis les montagnes afghanes. Time Magazine accepte d’envoyer simultanément trois photojournalistes à condition que chacun d’entre nous signe une décharge stipulant que l’hebdomadaire n’est pas responsable de ce qui peut nous arriver. Nous partons dans des directions différentes afin d’assurer la couverture la plus étendue possible de ce pays en guerre et de ses habitants. Pour ma part, je me rends dans la vallée du Pandjchir afin d’y rencontrer Ahmed Chah Massoud, un jeune ingénieur devenu chef de la Résistance afghane, dont le nom commence à circuler sur toutes les lèvres et dans les médias. Tout est arrangé: un groupe de moudjahidines de Peshawar a accepté de m'accompagner après avoir reçu l’aval de Massoud, et j'ai acheté des vêtements afghans, le pakol (chapeau traditionnel en laine, en forme de galette, ndlr), afin de me fondre dans le paysage. Nos préparatifs se font dans le plus grand secret en raison du nombre d’espions de tous horizons qui grouillent dans la ville pakistanaise. Nous prenons un dernier repas avant notre départ prévu à 4 heures le lendemain matin. A 1 h 00, je suis sous perfusion. Nouvel acte manqué. Le médecin a l’air épouvanté, j’ai été empoisonné. Je reste alité une semaine tandis que l’un de mes collègues se rend au Pandjchir, comme prévu. Une fois rétabli, j’opte pour Kaboul. Je souhaite y pénétrer avec le groupe de Mahaz-e Milli-ye Islami, le Front national islamique, parti pachtoune royaliste du guide spirituel pir sayyid Ahmad Gailani.

L’Afghanistan, enfin. Entrer dans ce pays en 1983, c’est avoir la chance de plonger dans le monde magique et mystérieux des conteurs de l’Orient, à l’image de Shéhérazade et ses mille et une nuits. Contrairement aux villes, les campagnes et leurs habitants n’ont pas cédé aux sirènes étrangères et à l’industrialisation. L’intégrité et la fierté immuable du peuple afghan sont palpables. Je me souviens du désespoir d’un vieil homme qui, me montrant sa maison rasée par des bombardements aériens, m’a dit d’une voix entrecoupée de sanglots: «L’oiseau de feu est venu et il a détruit ma maison.» Notre voyage vers la capitale afghane est périlleux. Nous sommes constamment en alerte, évitant les embuscades des troupes afghanes et de l’aviation russe. Durant nos interminables marches dans les montagnes, manquant de nourriture et de sommeil, je me suis demandé comment le monde pouvait comprendre la réalité des événements qui se déroulaient ici, si nous, une poignée de journalistes, avions tant de difficultés à accéder à ces régions si reculées? Un jour de mai 1983, l’idée a germé: pourquoi ne pas former les Afghans des camps de réfugiés afin qu’ils deviennent eux-mêmes photographes, témoins de leur histoire? Un projet que je réaliserai deux ans plus tard à mon retour à Peshawar. Après avoir acheté quelques appareils photo et rouleaux de films, je formerai certains d’entre eux en leur donnant ce conseil: «Photographiez, il en restera toujours quelque chose.»

Nous atteignons finalement la périphérie de Kaboul au moment même où des moudjahidines lancent une offensive massive contre les positions afghano-russes à l'est, la première attaque d'envergure aussi proche de la ville. De cet inégal combat nocturne, il ne me reste qu’une seule image, saisie alors que je suis tapi à même le sol: les traces des balles se détachant dans le ciel obscur. Notre reportage à six mains fait le tour du monde, et l’une de mes photographies obtient le deuxième prix du World Press Photo. Durant les deux ans qui suivent, alors que je couvre les conflits qui secouent le monde, je ne souhaite qu’une seule chose: rencontrer Massoud, dont les exploits sont de plus en plus relayés par les médias grâce à quelques journalistes courageux comme le regretté Christophe de Ponfilly. En 1985, je retourne donc à Peshawar. Je me fais très discret et mes repas sont simples et surveillés. J’ai tiré les leçons du passé et je garde à l’esprit que je dois rencontrer un homme que les Services secrets russes et afghans cherchent à abattre. Nos deux premières tentatives de rejoindre clandestinement son bastion échouent. La menace d’attaques des forces armées en place nous force à rebrousser chemin, à pied. Nous décidons finalement d’emprunter la difficile route des montagnes du Nouristan, une province du nord-est, avec le passage d'un col à 4’400 mètres. Au sommet, pris dans une tempête de neige, nous sommes contraints, une fois encore, à faire demi-tour en abandonnant notre matériel. Les doigts de pieds de l’un de nos guides ont gelé dans ses chaussures de fortune; je le porte sur mon dos jusqu’aux premières maisons en contrebas du col. A notre seconde tentative, nous retrouvons nos sacs et atteignons le district de Paryan, qui marque le début de la vallée du Pandjchir à l’est. Après plusieurs jours de marche sur des chemins escarpés, passant d’un village à l’autre, d’une position de résistants à une autre, j’arrive enfin dans le repaire d’Ahmed Chah Massoud. Au petit matin du 23 mai 1985, depuis la place d’un village où nous avons fait halte pour la nuit avec mes compagnons de route, j’aperçois un groupe qui descend à flanc de montagne d’un pas alerte. Je reconnais celui que des milliers de soldats russes rêvent d’éliminer. Il a une belle prestance et la chaleur d’un homme simple. Il connaît tout de mon voyage, de ce que nous avons enduré pour l’atteindre. Il me serre dans ses bras. Je lui offre un petit jeu d’échecs; j’aime y jouer et il a la réputation d’être un excellent joueur. C’est donc autour d’une partie d’échecs que nous avons entamé une longue conversation qui marquera le début de dix-sept années d’une relation de confiance et d’amitié, que j’entretiens toujours, même après sa mort, par l’ensemble de mes actions, par ma fidélité à son fils, aux Afghans et à l’Afghanistan. Avec le temps, j’ai pu mesurer le caractère exceptionnel de Massoud. C’était un être d’une extraordinaire intelligence, un fin stratège et un véritable génie militaire. Il était également animé d’une profonde sensibilité et d’un sens de l’honneur rare. De nos échanges, si précieux parce que si fragiles dans un pays en guerre, je conserve ses rêves d’un Afghanistan libre et démocratique, en paix avec ses voisins et dans lequel l’éducation serait la plus juste des armes; sa conviction que la culture peut sauver le monde, et, surtout, nos lectures des poèmes de Rûmi, d’Hafez et de Saadi de Chiraz… Depuis cette première entrevue, je suis retourné plusieurs fois en Afghanistan, allant toujours à sa rencontre, le suivant dans ses batailles et ses replis, entre trahisons et errements des combats. Chaque fois, mon appareil photographique, outil de récits, s’est fait complice de sa vie dédiée – dois-je dire, sacrifiée? – à la liberté de son peuple et de son pays. Parmi mes images, ce célèbre portrait saisit un jour de 1985 dans une grotte de la vallée du Pandjchir où nous nous étions repliés plusieurs heures pour éviter les bombes.

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Vallée du Pandjchir, 1985 Portrait du commandant Ahmed Chah Massoud devenu une icône dans le monde entier. © Reza

De la résistance afghane, ne faut-il se souvenir que de celle conduite par Massoud? Bien sûr que non. Même si un gouffre éthique et de posture sépare Massoud des autres commandants, d’autres groupes se sont battus pour repousser l’invasion ennemie. Certes, mal équipés face aux Soviétiques, mais dotés d’une détermination autrement supérieure. En partageant plusieurs mois leur vie, j’ai eu l’intuition que ces hommes feraient fléchir et même contraindraient les troupes d’occupation au retrait, comme le firent avant eux leurs ancêtres. J’avais vu juste puisque le 15 février 1989, après dix ans de conflit, la résistance afghane fait reculer l’une des plus puissantes armées du monde. Les chars de l’ex-URSS rebroussent chemin, empruntant le pont de l’Amitié, qui franchit l’Amou-Daria entre l’Afghanistan et l'Ouzbékistan, construit par l'Union soviétique pendant la guerre. Symboliquement, le mur apparemment inébranlable entre les blocs de l’Est et de l’Ouest vient de se fissurer. Après la déroute des Russes, le gouvernement afghan reste pour un temps encore sous l’influence du Kremlin. Les Nations Unies me demandent alors d’accepter une mission de consultant pour la mise en place d’une aide massive dans quatre provinces du nord du pays. Je m’installe à Faizabad, dont je conserve encore dans ma mémoire auditive les murmures de la rivière. Le Badakhchan des rêves de mon enfance devient ma base de rayonnement. J’y découvre les traces laissées par Rûmi et Nasser Khosrow, ces poètes de légende. Après avoir établi le lien avec Massoud et négocié avec les chefs de guerres locaux le passage des convois humanitaires, je mets sur pied des services «food for work» qui acheminent et distribuent la nourriture à ceux qui travaillent dans des projets de reconstruction. Pendant neuf mois, je m’engage à abandonner contractuellement mon métier de photojournaliste, ne prenant avec moi qu’un seul appareil, un Leica, et quelques films. Loin des guerres et de ses chagrins, de la résistance et de ses luttes, je saisis le peuple afghan en marche vers la vie et la paix. Mes photographies intemporelles et universelles racontent les cavaliers de Kessel, la fuite d'Egypte version afghane, les paroles de sagesse d’un vieil homme rencontré dans son exil, le rituel d’une femme dans son habit doré, la leçon de l’enfant à la plante.

En 1992, les moudjahidines sont aux portes de Kaboul. Sa chute est imminente. Je pars retrouver Massoud qui se prépare à entrer dans la capitale. Je me souviens de sa main tendue pour m’aider à monter sur le char en tête de cette interminable ligne de blindés qui sillonne la terre à perte de vue. Ses hommes prennent d’assaut la ville dans laquelle nous entrons à la tombée de la nuit. Les dix premiers jours, je reste avec eux, témoin de la prise de pouvoir par les groupes moudjahidines et aussi des prémices des guerres intestines entre les différentes factions qui vont mettre le pays à feu et à sang pour de longues années. Massoud devient l'homme en charge de la défense, ne voulant pas intervenir dans les jeux politiques. Quand les canons se taisent, la quête du pouvoir commence. Les résistants, unis hier, deviennent des combattants assoiffés de puissance se déchirant pour faire triompher leur ethnie. Massoud est pris dans l’œil du cyclone. Il est acculé, perdu dans ce sale jeu de conquêtes fratricides qui ont laissé d’indélébiles taches. Mais mon métier de reporter m’appelle vers d’autres contrées, notamment le Xinjiang et le sort réservé aux Ouïghours. Mes pas me conduisent moins en Afghanistan dont je suis à distance la triste actualité dans laquelle s’invitent d’autres intérêts. La mise en échec de la plus puissante armée du monde a entraîné l'effondrement du bloc soviétique et favorisé l’éclosion de pays émergents et d’un nouvel équilibre mondial. L’Iran et le Pakistan refusent l’établissement d’un Afghanistan indépendant et démocratique, et plus encore celui d’une figure telle que Massoud. Ils enclenchent des leviers mis en place pendant les années de guerre avec les différents groupes de résistants, attisant l’animosité et les conflits interethniques: l’Iran s’appuie sur les Hazara, majoritairement chiites, le Pakistan sur les Pachtounes, les Russes et d’autres pays d’Asie centrale sur les Ouzbeks. Et au milieu gît une terre dévastée par des décennies de guerre vomissant ses dizaines de milliers de morts, et des centaines de milliers de mutilés et de blessés abandonnés par l’aide internationale, le communisme ne représentant plus de menace...

Facteur déterminant de l’instabilité programmée, voire entretenue, de l’Afghanistan, la libération des immenses réserves de gaz et de pétrole de la mer Caspienne. Assurée pendant 70 ans par Moscou, leur exploitation échoit aux pays d’Asie centrale maintenus jusque là dans une grande pauvreté par le Kremlin. Une aubaine pour les compagnies pétrolières occidentales qui signent de faramineux contrats et cherchent des routes pour acheminer le fruit de leurs possessions. Le passage par l’Iran de la République islamique étant impensable, il faut construire des oléoducs à travers le Turkménistan, l’Afghanistan et le Pakistan pour atteindre la mer d’Oman. Des droits de passage âprement monnayés qui rapportent des fortunes, en particulier au Pakistan. Reste à mettre en place en Afghanistan un gouvernement «docile» pour faciliter le passage de ces pipelines et garantir leur protection. C’est du Pakistan voisin que viendra «la solution». Depuis la guerre, des millions de jeunes afghans sont éduqués dans des écoles spécifiques, les madrasas, qui enseignent un islam radical et intégriste, doublé d’un entraînement militaire. Ces étudiants, connus sous leur nom arabe de talibans, sont prêts à agir aux ordres du Pakistan et d’entente avec les membres d’Al-Qaïda d’Oussama ben Laden afin d’établir un gouvernement islamique en Afghanistan et des califats dans tous les pays d’Asie centrale de confession majoritairement musulmane. Le trio Pakistan, talibans, Al-Qaïda est en marche avec la bénédiction, sous forme d’aides militaire et financière, des puissances contractantes du pétrole. En peu de temps, grâce au soutien de l'armée et des Services secrets pakistanais, les talibans font plier les groupes des moudjahidines, s’emparent de Kaboul et de plus des deux tiers du pays, et établissent l’Emirat islamique d’Afghanistan de 1996 à 2001. Trop proche de Massoud, je ne peux me rendre sur place qu’à une seule reprise durant ces années noires, accompagnant lors d’une courte visite officielle, Bill Richardson, alors secrétaire à l’Energie des Etats-Unis. Les maîtres des lieux font régner la loi de la terreur. Pas de chants d’oiseaux, pas de mélopées échappées d’un transistor d'échoppe dans le bazar, pas de vêtements occidentaux. Mais à chaque coin de rue l’odeur de brûlé, des pellicules de films et des écoles pour filles; les visages grillagés des femmes et l’interdiction de tailler la barbe pour les hommes; les hurlements des mariées dont on coupe les doigts pour avoir osé se vernir les ongles en ce jour de fête; et partout, des autodafés. Seul Massoud résiste. Il refuse de livrer son pays aux talibans. De ce duel me revient en mémoire cette scène: devant ses hommes désespérés par la menace grandissante, le commandant jette sa célèbre coiffe par terre de rage en proclamant: «Tant qu’il restera de mon pays, un territoire libre de la taille de ce pakol, je serai là pour le défendre.» Massoud accueille des milliers d’Afghans qui fuient en famille, marchent des jours et des nuits par monts et vallées. Il construit des camps, fait dresser des tentes, organise une aide humanitaire qui n’arrive pas ou mal. Tout manque, les armes et les pansements pour le corps et l’âme.

En novembre 2000, je pars avec Sebastian Junger, grand journaliste américain, et une équipe de la chaîne National Geographic pour réaliser un documentaire, Into the forbidden zone (Dans la zone interdite). Nous passons par le Tadjikistan et rejoignons en hélicoptère la seule poche de résistance du commandant. Pendant des semaines, nous suivons les combats, sentons la peur et les doutes, et le courage omniprésent. Nous essuyons des tirs, croyant notre dernière heure venue. Nous pleurons sans larmes les jeunes sacrifiés au nom de la liberté, morts sous les balles. Nous entendons les lamentations des enfants malnutris dans les camps de fortune, le silence de ceux qui n’ont plus de souffle. Massoud est mon miroir. Dans son bunker, il lit encore et toujours de la poésie. En de rares occasions, nous rions comme si la guerre n’existait pas. Sur son visage, je distingue parfois la lassitude et, l’instant d’après, il redevient le stratège préparant ses hommes au futur combat. Malgré toutes ces difficultés, il arrive à sceller des alliances avec d’autres groupes, y compris des tribus pachtounes dont les talibans sont issus. Des ententes qui ébranlent ses adversaires et leur feuille de route économique pour l’Afghanistan. Le signal de son assassinat est donné. Parallèlement, Massoud tente de sensibiliser le reste du monde aux menaces de ce fondamentalisme religieux conquérant. En avril 2001, à l'invitation du Parlement européen présidé alors par Madame Nicole Fontaine, il se rend en France accompagné de commandants et d’hommes politiques afghans qui représentent toutes les ethnies de son pays. Je suis là, sur le tarmac, et ne le quitte pas. Au fil de ses conférences de presse, interventions et interviews, il martèle ce message simple et clair tel que délivré au président américain George Bush: «Si vous ne faites pas le nécessaire contre l’intervention du Pakistan et son soutien aux talibans et contre Al-Qaïda, si vous n’agissez pas pour la paix en Afghanistan, bientôt, les Américains et les Européens souffriront sur leur sol. Si vous souhaitez lutter contre Al-Qaïda et le terrorisme, je vous demande simplement de faire pression sur le Pakistan afin qu’il ne soutienne pas ces groupes, et de fermer les passages à la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan. Nous ne demandons pas d’intervention d’une armée étrangère. Nous avons battu les Russes et nous battrons facilement Al-Qaïda et les talibans. Alors, seulement, il y aura la paix en Afghanistan et le monde ne sera plus menacé par le terrorisme.» Dans un hôtel parisien, en présence de quelques médias, il ajoutera: «Je me demande si les Occidentaux veulent vraiment se débarrasser d’Al-Qaïda ou s’ils ont un plan commun, parce que nous disposons de toutes les informations nécessaires sur ses lieux de vie et ses actions!» Rares furent celles et ceux qui l’écoutèrent. Ni le président Jacques Chirac ni le Premier ministre Lionel Jospin ne le reçoivent. Seul le président du Sénat, Christian Poncelet a le courage de l’accueillir. Trop tard. Quelques mois plus tard, deux faux journalistes, membres d’Al-Qaïda, venus de Belgique après un séjour en Angleterre, rejoignent le Pakistan sous la protection des Services secrets pakistanais et rallient le fief de Massoud au prétexte d’une interview. Des explosifs sont dissimulés dans leur caméra. Le décès le 9 septembre 2001 de celui que l’on a surnommé le «Lion du Pandjchir» n’est que le premier acte d’un scénario global. Le second se joue deux jours plus tard avec la tragédie des tours du World Trade Center à New York. Un autre monde naît, régi par un nouvel ordre. La ruée vers l’Afghanistan commence: des milliers de militaires et de journalistes, dont je fais partie, débarquent. Les talibans sont chassés du pouvoir par les bombardements de l’Otan et de l’aviation américaine, et grâce aussi à l’avancée au sol et les attaques massives des forces de Massoud, l’Alliance du Nord. Le chagrin de la perte de leur héros décuplant sans doute leur rage. Je suis l’offensive avec Sebastian Junger pour ABC News et Vanity Fair. Dans la nuit du 12 au 13 novembre, des colonnes de plusieurs centaines de véhicules dans lesquels se trouvent des membres importants des talibans et d’Al-Qaïda abandonnent Kaboul en direction de Kandahar et de Jalalabad. Etrangement, aucune bombe américaine n’atteint ces convois... Au matin du 13 novembre, nous sommes avec Sebastian Junger et l’équipe de télévision les premiers civils à entrer dans la capitale libérée. Des scènes de liesse, des chants et des danses animent les ruelles de la ville. Certains passants incrédules nous invitent à la prudence. Des hommes forment des queues devant les salons de coiffure pour se faire raser la barbe.

Kaboul et l’Afghanistan délivrés du joug taliban, place à la reconstruction. Des bataillons d’hommes munis de simples pelles se mettent en marche s’évertuant à ne laisser aucune trace de ce passé violent: routes, maisons, écoles, cliniques sont autant d’infrastructures auxquelles nombre d’organisations non gouvernementales se consacrent. D’autres, avec dévouement, pansent les corps qui ont souffert. Cependant, dans le secret des dignités atteintes, il est une destruction invisible: les blessures de l’âme sont des plaies aussi béantes qu’invisibles, ancrées au plus profond des êtres et peuvent, à long terme, anéantir les efforts de reconstruction physique d’un pays et empêcher toute une nation de se relever. La culture de la guerre engendre la guerre. Celui à qui on ne donne pas d’armes intellectuelles et culturelles retournera à son unique référence: le bruit assourdissant des fusils et des canons. De mon côté, j’avais lancé, en juillet 2001 à Paris, l’idée d’un centre de médias indépendants afin de former les Afghans, hommes et femmes, à tous les métiers de l’information et de la culture. J’avais réuni quelques amis autour de Fahim Dashti, rédacteur en chef de Kabul Weekly, interdit sous les talibans, et compagnon de Massoud, décédé le 6 septembre 2021 lors d’une offensive talibane dans la vallée du Pandjchir. La libération de l’Afghanistan précipite la concrétisation in situ de ce projet. La mort de Massoud, sacrifié, m’oblige plus encore. Fin décembre 2001, je fonde l’association Aïna, «miroir» en persan. Je consacre alors une grande partie de mon temps à l’émergence d’une société civile au travers de l’éducation des enfants, de l’apprentissage des femmes aux métiers de l’information, de soutiens aux médias indépendants et aux actions culturelles sous toutes ses formes. Aux premiers jours, je reprends ma casquette d’architecte et réhabilite un lieu. Le centre fourmille bientôt d’étudiantes et d’étudiants avides d’apprendre. La première radio pour les femmes est créée par les femmes, huit titres de presse, dont un magazine pour enfants distribué gratuitement, sont financés et neuf caravanes sillonnent les villages afghans pour projeter des films ludiques et éducatifs. Des répliques de notre centre fleurissent dans les principales villes de province. Un parfum de liberté flotte dans l’air. Je ne compte ni le temps consacré, qui m’éloigne parfois de mon métier de reporter, ni l’argent personnel investi quand les fonds font défaut. En 2004, le magazine National Geographic me demande de réaliser un reportage qui s’intitulera Sur les traces de ben Laden. Je travaille ensuite sur le Pakistan et les zones tribales frontalières. Mes témoignages photographiques et mes actions humanitaires sont au service d’un désir constant de participer à la stabilité de l’Afghanistan en sensibilisant le monde aux réalités du terrain et en favorisant le développement de compétences locales.

En 2009, je retourne sur les traces de la célèbre photographie de Massoud et de la grotte où elle fut prise, neuf ans plus tôt, avec l’équipe de la télévision National Geographic. Mais, les sourires se sont transformés en rictus de la désillusion. La peur a lentement gangréné la population afghane, pourtant dynamique, et commencé à faucher non pas ses rêves d’avenir, mais sa foi en une paix pérenne. La gestion de la reconstruction a davantage fissuré encore la société. Les chômeurs sont embauchés par les talibans quand les compagnies étrangères, elles, privilégient une main-d’œuvre étrangère. La culture de l’opium s’est intensifiée, sans réelle opposition des forces internationales, et finance le retour des talibans. En tant que témoin qui sillonne le pays, échange avec les Afghans de différentes ethnies et couches sociales, je constate que la situation s’est dégradée au fil des années à un point tel que j'en suis réduit à penser que la présence des armées de la coalition ne se justifie que par la complaisance qu’elles entretiennent avec l’ennemi. Insidieusement, l'administration passe sous le contrôle des Pachtounes qui écartent les autres tribus qui se sont battues avec leurs moyens dérisoires contre les Russes, puis les talibans, Al-Qaïda et le Pakistan. On leur retire même leurs armes au prétexte d’un désarmement national, alors que, les forces du sud, proches des talibans, conservent les leurs. Les différents votes démocratiques sont des farces qui aboutissent à l’élection d’un président pachtoune, choisi par les forces internationales (Hamid Karzai en 2004 puis 2009, et Ashraf Ghani en 2014, puis 2019). Le gouvernement bicéphale inédit de Ghani – imposé en raison de la contestation de son élection et de la crise politique qui s’ensuit – est incapable de régler les problèmes essentiels du pays. Sa politique ethnique et de division prime sur la volonté de créer une nation mixte. Les manipulations et la corruption atteignent un niveau historique, et les nouveaux riches poussent comme de la mauvaise herbe alors que des milliards de dollars disparaissent. Le Pakistan, l'Iran et d’autres pays de la région poursuivent leurs jeux d'influences en armant et contrôlant les différents groupes. Et la guerre reprend, plus violente encore, atteignant un degré jamais vu. L’arrivée en force de l’Etat islamique depuis l’Irak et la Syrie ajoute au chaos. Les attaques suicides fauchent de plus en plus de vies et les talibans sont à nouveau les maîtres du jeu malgré la présence des forces de coalition et de l'armée afghane.

Fidèle au fils du commandant Massoud, je me suis rendu chaque année en Afghanistan pour passer un mois à ses côtés, même après avoir transmis aux Afghans la gestion du centre Aïna en 2012. A la fois témoin et soutien, j’ai tenté de l’accompagner dans sa volonté de créer un mouvement national multiethnique pour la paix dans son pays. Mais, depuis septembre 2019 et le retour des talibans au pouvoir cautionné par les Américains, je n’y suis plus le bienvenu, trop identifié comme proche de Massoud. En dépit de ce marasme, les Afghans demeurent un peuple fier et différent de la centaine d’autres que j’ai pu côtoyer. Ils ont cette capacité de renaître de leurs cendres et de relativiser les difficultés, les considérant toujours comme un moment passager. J’aime leur résilience exemplaire en laquelle je crois également. Des graines de résistance de la pensée et de la connaissance ont été semées chez toutes celles et tous ceux qui ont goûté aux années de la liberté. Un jour, je reprendrai mon pakol, mes appareils et, dans la vallée du Pandjchir, j’irai sur la tombe de Massoud, détruite par les talibans. De ma main, j’enlèverai la poussière de la haine et je lui dirai que la guerre pour la paix n’est pas perdue.