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© Jef Caïazzo

Du djihad afghan au djihad global (3/8)

Les seigneurs de guerre islamistes joignent leurs forces et convergent vers Peshawar au Pakistan. Ces alliances posent les bases de ce qui, plus tard, deviendra Al-Qaïda.

Instruments de la guerre secrète américaine, les mouvements de résistance des moudjahidines forment dès le début des années 1980 une «mosaïque disparate». Cent septante groupes divisés en trois grandes tendances: les «fondamentalistes» sunnites, les «traditionalistes» et les chiites. En mai 1985, à l’instigation de la Direction pour le renseignement interservices pakistanais (ISI), sept organisations forment une alliance dont le siège se trouve à Peshawar. Les Américains sont inquiets: l’«entente cordiale» entre ces seigneurs de guerre a, au début, du mal à fonctionner. Ils constatent avec plaisir que le Cheikh aveugle s’emploie lui aussi à rapprocher les frères ennemis de la résistance islamiste afghane. La CIA compte sur lui pour unifier les moudjahidines arabes sous la bannière étoilée américaine. Le Boston Globe expliquera plus tard qu’à cette époque, Omar Abdel-Rahman était considéré par les Américains comme le «maître à penser des moudjahidines appuyés par la CIA». Tout le monde savait dans le bazar de Peshawar qu’il «travaillait étroitement avec les officiers du renseignement américain et pakistanais, qui orchestraient la guerre secrète en Afghanistan». Le cheikh était un atout solide pour la soixantaine d’officiers de la CIA et des forces spéciales basées à la frontière avec l’Afghanistan. Voilà sans doute pourquoi les officiers américains ont fermé les yeux sur ses appels à la guerre sainte contre les Occidentaux. Question de priorités. A Peshawar, le Cheikh aveugle a retrouvé le cheikh Abdallah Youssouf Moustafa Azzam, son meilleur ami. Egalement diplômé de l’Université Al-Azhar du Caire, il est, lui aussi, un saint homme. On ne pourrait rêver deux hommes moins bien assortis. Les camps de réfugiés et les mosquées sont en émoi quand s’avance ce grand gaillard élancé, robe traditionnelle afghane au vent, keffieh de guerrier palestinien fièrement noué sur le crâne, flanqué du petit homme rondouillard au regard vitreux coiffé de son fez rouge. Une même fièvre les anime, un même charisme leur fait galvaniser les foules. Les deux amis se répartissent la tâche: au Cheikh aveugle les prêches, à l’autre le recrutement des combattants.

Le djihad afghan ne pouvait rêver meilleur représentant que le flamboyant cheikh Azzam, un Palestinien né en 1941 dans un petit village près de Jénine. Après avoir combattu lors de la guerre des Six-Jours, il délaisse la cause palestinienne, la jugeant trop peu ancrée dans l’islam. Cette position radicale l’amènera à participer en 1987 à la fondation du groupe islamiste palestinien Hamas, créé pour concurrencer l’OLP. Après avoir fait ses classes dans des écoles religieuses jordaniennes, il fréquente le collège Charia de Damas puis l’Université du Caire al-Azhar. Avec son condisciple le Cheikh aveugle, il refait le monde islamique et dessine les bases d’un nouveau califat. L’Afghanistan est pour lui plus qu’une expérience, c’est un mode de vie. Il s’y rend au lendemain de l’invasion soviétique, en revient émerveillé, parle d’une seconde naissance, évoque les miracles des guerriers saints face à la machine de guerre soviétique. Il parle d’hélicoptères attirés dans des gorges profondes et fracassés au sol ou contre les murailles par des hommes armés de cordes et de fusils rudimentaires. Il évoque des guerriers criblés de balles et pourtant indemnes. En novembre 1981, il abandonne son poste de lecteur à l’Université du roi Abdul Aziz de Djeddah pour un poste de professeur d’arabe et de Coran à l’Université internationale islamique d’Islamabad. Parallèlement, il sillonne l’Arabie saoudite, l’Europe, les Etats-Unis et le Proche-Orient, prêche pour enrôler les jeunes combattants dans le djihad afghan. Les cassettes audio de ses discours s’écoulent par dizaines de milliers. Sa vision du djihad inspirera jusqu’aux organisateurs et exécutants des attaques du 11 septembre 2001. Aux Etats-Unis, il est accueilli à bras ouverts par les différentes communautés musulmanes des villes qui jalonnent ses tournées. Il s’y rendra régulièrement. Il est chez lui à Tucson au cœur de l’Arizona, mais aussi à Chicago ou à Brooklyn. Ses conférences affichent complet, les caisses se remplissent et les volontaires pour l’Afghanistan se bousculent. C’est en Arabie saoudite qu’il rencontre le plus de succès. A Djeddah, il descend chez un ancien élève de l’Université du roi Abdul Aziz, le fils d’une des fortunes du BTP, Oussama ben Laden. Il n’a aucun mal à le convaincre que l’avenir de la guerre sainte se joue en Afghanistan. Ben Laden arrive en Afghanistan en 1984 pour se faire une idée de ce qui s’y passe. Il y est pour ainsi dire en touriste. Dans l’un des camps d’entraînement des combattants arabes, il assiste de loin à des affrontements contre les Soviétiques près de la ville de Jaji. Dès lors, il n’a de cesse de monter une légion arabe sur le modèle des Brigades internationales qui combattirent aux côtés des républicains en Espagne lors de la guerre civile. Depuis l'Egypte, ses sociétés de travaux publics acheminent des mercenaires en Afghanistan. Quelques mois plus tard, il s’installe à Peshawar. Le Pakistan a besoin de bâtiments et de routes pour entreposer et acheminer les armes et les munitions destinées aux moudjahidines. Ben Laden s’en charge, il fait venir d’Arabie saoudite les engins et les travailleurs nécessaires. Les Pakistanais lui en sont reconnaissants, les Saoudiens aussi.

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A Peshawar, Omar Abdel Rahman dit «le cheikh aveugle» retrouve le cheikh Abdallah Youssouf Moustafa Azzam. Tandis qu'Azzam recrute les combattants, le cheikh aveugle assure les prêches. © Archives d'Emad Salem

En 1985, lors d’une réception à l’Ambassade d’Arabie saoudite au Pakistan, Oussama ben Laden fait la connaissance du chef des Services secrets saoudiens, le prince Turki ben Fayçal Al Saoud. Le courant passe entre les deux hommes et ne s’interrompra pas avant de longues années. Le prince Turki est impressionné par cet homme réservé, presque timide, qui lui raconte «avec gentillesse» comment ses ingénieurs sont en train de bâtir des fortifications le long de la frontière avec l’Afghanistan. Une impression que partage son bras droit, Ahmed Badeeb, autre ancien professeur d’Oussama ben Laden et chef de cabinet du prince Turki. Reste à trouver des alliés au sein de la galaxie des moudjahidines. Le seigneur de guerre Abdul Rasul Sayyaf s’impose très vite. C’est le favori des Services secrets saoudiens. Les deux hommes sont faits pour s’entendre et le milliardaire devient la courroie de transmission entre Abdul Rasul Sayyaf et le prince Turki. Autre soutien de taille pour ben Laden, Gulbuddin Hekmatyar, favori de l’ISI et ami très cher du Cheikh aveugle. De son côté, le chef de guerre pachtoune Djalâlouddine Haqqani, alors proche des Américains, permet aux combattants de ben Laden d’opérer à partir du territoire qu’il contrôle dans la province de Khost, dans l’est afghan.

Oussama ben Laden met une partie de sa fortune personnelle à disposition de la cause. Mieux, il lève des centaines de millions de dollars auprès de richissimes industriels saoudiens ou d’autres membres de sa famille. Les spécialistes sont admiratifs. Michael Scheuer, chef de 1996 à 1999 d’Alec Station, l’unité de la CIA chargée de traquer ben Laden, parle de 600 millions de dollars de fonds provenant de donateurs fortunés des pays du golfe Persique et d’Arabie saoudite recueillis par les organisations caritatives de ben Laden qui contrôle un dixième des financements privés saoudiens destinés au djihad afghan. L’argent afflue de partout. Des Frères musulmans, bien sûr, le cheikh Azzam est l’un des leurs. «Mais le gros de l’argent, explique Mary Anne Weaver, journaliste au New Yorker, provient d’Arabie saoudite. Certains fonds étaient clandestins (difficile de remonter jusqu’à leur origine), d’autres venaient directement du gouvernement et des mosquées, ou encore de princes saoudiens ou de membres de l’élite financière du royaume. Parmi les gros contributeurs, le prince Salmane ben Abdelaziz, gouverneur de Ryad, à la tête d’un comité de soutien et de financement des moudjahidines arabes. Le grand mufti Abd al-Aziz ibn Baz, qui dirige la très puissante Muslim World League, organise des financements saoudiens pour les causes islamiques du monde entier.» Mohammad Yousaf, alors responsable de l’ISI, estime que, sans «l’argent arabe», tout le système de financement aux moudjahidines se serait effondré: «Je veux parler des fonds provenant d’individus ou d’organisations privées arabes, et pas des financements du gouvernement saoudien. Sans ces millions supplémentaires, le flot d’armement qui alimentait les moudjahidines aurait été coupé.» La CIA s’en félicite. Certains de ses dirigeants envisagent même, comme ben Laden, la création d’une brigade islamique sur le modèle des Brigades internationales ayant pour base Peshawar. Quel meilleur endroit au monde pour faire se rencontrer djihadistes philippins, algériens, américains, tchétchènes ou ouïgours? L’Agence se rend-elle compte qu’elle bénit ainsi la naissance d’une nouvelle Internationale de la terreur?

En septembre 1984, pendant le pèlerinage de La Mecque, le cheikh Azzam émet une fatwa guerrière: il décrète qu’il est du devoir de tout musulman en âge et en état de se battre de rejoindre les moudjahidines en Afghanistan. A ses côtés, Oussama ben Laden approuve et réfléchit à l’encadrement des futures recrues. Jusque là, les Afghans prenaient en charge les volontaires arabes. N’est-il pas temps que les Arabes s’occupent eux-mêmes des infrastructures d’accueil, d’hébergement et d’entraînement de leurs moudjahidines? C’est ce à quoi ben Laden et le cheikh Azzam vont s'atteler dès leur retour à Peshawar, avec la bénédiction du Cheikh aveugle qui n’est jamais très loin. Ils louent dans le quartier universitaire de Peshawar une jolie maison blanche de style colonial, destinée à accueillir en d’autres temps les invités de Sa Très Gracieuse Majesté britannique. Un étage s'ouvre sur un patio qu’une rangée de colonnes classiques sépare d’un bout de terrain planté de quelques arbres. L’endroit accueille les enrôlés et sert de bureau aux maisons d’édition du cheikh Azzam. Ils affluent par dizaines, puis par centaines, et enfin par milliers. Ben Laden ouvre des «maisons d’hôtes» où ils séjournent en attendant de rejoindre les camps d’entraînement, puis les groupes de combat. Rapidement, l’organisation tourne à plein. Reste à lui trouver un nom. Ce sera Maktab al-Khadamat (MAK), que l’on pourrait traduire par «Bureau des services», et, pour bien montrer de quoi il s’agit, on lui accole parfois la mention al-Kifah (le Combat). Une structure souple, informelle, prête à accueillir des groupes de combattants venus du monde entier qui, sans renoncer à leur lutte première, acceptent tous de rejoindre le djihad global et planétaire. L’ancêtre d’Al-Qaïda vient de naître. Le Bureau des services, principal centre de recrutement, essaime dans le monde entier, à commencer par les Etats-Unis. De Tucson à Brooklyn, en passant par Chicago, 22 sections voient le jour. L’amateurisme des débuts disparaît rapidement. Dès leur arrivée à Peshawar, les futurs guerriers sont solidement encadrés. Les camps d’entraînement régulièrement approvisionnés trouvent leur prolongement dans les mosquées et les écoles religieuses voisines. Le Bureau prend en charge les familles, s’occupe des veuves et de l’éducation religieuse des enfants. Tout est fait pour assurer la formation militaire et idéologique des moudjahidines. Pourtant, cela ne suffit pas. Sur le terrain, les choses ne bougent plus en ce début d’année 1986. Confinée dans les villes, l’Armée rouge a toujours la maîtrise du ciel et ses redoutables hélicoptères font la différence. Bientôt, la situation va basculer avec la livraison de FIM-92 Stinger, le fin du fin de la technologie américaine, le rêve des moudjahidines. Facile d’emploi, ce missile sol-air à courte portée fonce directement sur la cible une fois accrochée, hélicoptères et avions de combat à basse altitude. Une arme secrète qui permettra aux moudjahidines de gagner la guerre contre l’une des armées les plus puissantes de la planète.

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C'est à partir de 1987 que la fortune de ben Laden rencontre les idées politiques radicales d'al-Zawahiri. Ici, l'une des rares photos des deux hommes en 2001. © Hamid Mir

En 1987, le MAK reçoit un renfort de poids en la personne d’Ayman al-Zawahiri qui a trouvé un poste de médecin dans un hôpital financé par des fonds koweïtiens à Peshawar. Ben Laden s’y rend souvent pour donner des conférences et rencontrer les moudjahidines blessés qui y sont soignés. L’entente, cordiale, est scellée peu après par l’intronisation d’al-Zawahiri dans le MAK. Les points communs entre ces deux hommes modernes, éduqués et familiers de la culture et de la technologie occidentales n’abondent pas: s’ils sont tous deux issus de familles en vue dans le monde arabe, la première a fait fortune dans le bâtiment et les travaux publics tandis que la seconde a obtenu sa renommée dans l’étude universitaire du Coran et la médecine. Ben Laden sait depuis longtemps diriger les équipes et possède une solide expérience de la finance internationale. De son côté, al-Zawahiri n’ignore rien des progrès scientifiques dans le domaine médical. Profondément pieux, ils sont résolus à jeter leurs carrières professionnelles aux orties pour embraser le monde dans un djihad cruel et sans fin. Alliés sans être amis, chacun a besoin de l’autre. L’industriel saoudien apporte au docteur égyptien sa fortune et ses contacts et reçoit en retour une ligne politique héritée du Djihad islamique égyptien qui lui fait cruellement défaut. L’Egyptien voit dans le djihad afghan une occasion de rebâtir son organisation pour l’heure en miettes et trouve en ben Laden un riche parrain charismatique et malléable. Le jeune Saoudien est à n'en pas douter un authentique dévot salafiste, mais pas un grand penseur politique. Avant sa rencontre avec al-Zawahiri, ben Laden n’avait jamais critiqué son propre gouvernement ni d’autres régimes arabes répressifs. Plus que tout, il aspire à chasser l’envahisseur infidèle des terres musulmanes, ce qui ne l’empêche pas de nourrir l'ambition de châtier l’Amérique et l’Occident qui, selon lui, portent atteinte à l’islam. «Vous devez changer tout votre système de protection, lui suggère al-Zawahiri à l’issue d’une conférence donnée à l’hôpital de Peshawar. Votre tête est mise à prix par les Américains et les Juifs.» Des propos très en avance sur leur temps, car, en ce qui concerne les Américains, il faudra attendre le début des années 1990 pour qu’une poignée d’enquêteurs isolés prenne conscience de l’existence même de ben Laden. Pour montrer qu’il ne plaisante pas, al-Zawahiri met sa garde prétorienne à la disposition de son nouvel allié, des combattants rompus aux techniques de la clandestinité et habitués aux tortures et aux pratiques violentes de la police égyptienne. Il s’agit d’anciens médecins, ingénieurs, soldats, policiers. Ils forment un petit commando soudé qui ne se mélange pas aux autres moujahidines de ben Laden, même après les avoir rejoints au camp de Massada (la tanière du Lion) dans une région escarpée de l’est de l’Afghanistan, près de la ville de Jaji. Impressionné par leur efficacité, ben Laden place les Egyptiens à des postes clefs: Abou Ubaidah al-Banshiri, ancien policier et frère d’un des assassins de Sadate, devient le chef des opérations militaires; il est secondé par Mohammed Atef, lui aussi ancien policier, qui prendra sa place après sa disparition, le 21 mai 1996, lors du naufrage d’un ferry sur le lac Victoria. Al-Zawahiri fait encore mieux; il met à la disposition de ben Laden son agent le plus secret et le plus précieux, sa taupe à l’intérieur du dispositif militaire ennemi: l’ancien lieutenant-colonel de l’armée égyptienne Ali Mohamed, qui se rend régulièrement en Afghanistan.

Ali l’Afghan (1987)

Depuis 1983 se tiennent tous les deux ans des manœuvres militaires américano-égyptiennes baptisées «opération Bright Star». Leur but est de préparer une intervention américaine aux côtés de leur allié arabe en cas de conflit dans la région. Les meilleures troupes aéroportées et terrestres, celles qui dépendent du commandement de Tampa, sont engagées dans cet exercice. Imaginée au lendemain des accords-cadres de Camp David signés le 17 septembre 1978 par le président égyptien Anouar el-Sadate et le Premier ministre israélien Menahem Begin, Bright Star a aussi pour fonction de resserrer les liens entre les deux pays face à la fureur des autres pays arabes. En 1987, Fort Bragg dépêche le sergent Ali Mohamed pour participer aux manœuvres. Ce choix semblait évident, justifié par les origines et les qualités du sergent. Il va se révéler catastrophique. Les Egyptiens, qui ne l’apprécient pas du tout, le font savoir: exclu de collaborer avec un homme expulsé de leurs rangs pour ses convictions religieuses extrémistes. L’affaire fait grand bruit. Embarrassés, les Américains tergiversent et finissent par céder pour ne pas compromettre les grandes manœuvres. Après trois jours de crise, Ali Mohamed est rapatrié en catimini et réintègre ses quartiers à Fort Bragg. Les Américains auraient dû s’interroger après cette réaction virulente. Ils ne l’ont pas fait et l’affaire a été classée sans suite. Que fait alors le sergent honni? Profil bas? Essaie-t-il de se faire oublier? Non. Sûr de son impunité, convaincu de pouvoir manœuvrer ses supérieurs à sa guise, il leur annonce une nouvelle qui fait l’effet d’une bombe: il compte profiter de ses vacances pour se rendre en Afghanistan afin de «casser du Russe». Comme tous les islamistes fondamentalistes de la planète, il garde les yeux rivés sur la ligne bleue des montagnes afghanes, là où se joue l’avenir de la guerre sainte.

Quand le commandant de Fort Bragg, le lieutenant-colonel Robert Anderson l'apprend, son sang ne fait qu’un tour: les simples sergents comme les hommes de troupe ou les hauts gradés n’ont tout simplement pas le droit d’aller combattre où bon leur semble. Question de discipline, mais aussi de politique. Anderson est conscient du risque qu’Ali Mohamed fait courir à la diplomatie américaine. La mort ou l’arrestation d’un militaire américain en Afghanistan ne manquerait pas d’entraîner une crise internationale. Il est convoqué pour une mise au point. L'espion se défausse et prétend n’avoir jamais eu aucune intention de se rendre en Afghanistan, mais vouloir profiter de son mois de congé pour faire du tourisme à Paris. Anderson, qui n’a pas les moyens de se payer un tel séjour, se demande d’où ce simple sous-officier peut bien tirer l’argent de ses voyages. Il interroge un juriste du cabinet du Juge-avocat général (Judge Advocate General's Corps, JAG) chargé de fournir des conseils juridiques aux responsables des forces armées américaines, qui lui réplique: «Vous ne pouvez rien faire.» Anderson rédige alors un rapport de huit pages sur Ali Mohamed, y joint une copie de ses billets d’avion, et adresse le tout à ses supérieurs. Pour être certain que son rapport ne soit pas enterré, il l'envoie aussi aux Services secrets de l’armée. Il n’aura jamais de réponse. A la veille du départ de son subordonné, il tente une dernière manœuvre et lui interdit formellement de se rendre en Afghanistan. Il ne peut par contre l’empêcher de s'envoler pour Paris. Courant juillet 1988, l’Egyptien débarque à Roissy et disparaît peu après avant de ressurgir dans les montagnes du nord de l’Afghanistan, non loin de Kandahar. Que vient-il y faire et comment y est-il arrivé? La CIA pourrait sans doute donner la réponse. Selon l’agent du FBI Jack Cloonan, il était en mission pour l’Agence qui lui aurait fourni des faux papiers pour qu’il se rende auprès du commandant Ahmed Chah Massoud. Pour quoi faire? Mystère. On sait juste que la CIA se méfie du commandant Massoud qui est plus proche des services britanniques et français. Ali Mohamed arrive donc dans la vallée du Pandjchir où le commandant Massoud vient de remporter une victoire diplomatique en négociant une trêve avec le dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev. Les troupes soviétiques ont commencé leur retrait en mai 1988. Un an plus tard, l’Armée rouge aura quitté le territoire afghan. Combien de maîtres le transfuge sert-il en se rendant auprès de celui que l’on surnommait déjà le «Lion du Pandjchir»? Travaille-t-il uniquement pour la CIA? Rend-il aussi compte à Ayman al-Zawahiri, dont l’islam est aux antipodes de celui du commandant Massoud? Gagne-t-il ses lettres de créance auprès d’un ben Laden, futur ennemi mortel du «Lion du Pandjchir»? On sait que ben Laden surveillait Massoud de près. Peu avant les attaques du 11 septembre, quelques-uns de ses hommes déguisés en journalistes l’assassineront.

Un mois plus tard, Ali Mohamed est de retour à Fort Bragg. Il a perdu une dizaine de kilos, ses compagnons y voient la preuve qu’il a dû prendre part à des combats. Il ne s’en cache pas. A qui veut l’entendre, il dit avoir tué quelques membres des forces spéciales de l’Armée rouge, les spetsnaz. Il exhibe fièrement deux ceintures arrachées aux pantalons de ses victimes. Certes, il aurait pu se les procurer dans n’importe quel bazar de Peshawar, mais quelque chose dans le ton de sa voix convainc ses auditeurs que ce n’est pas le cas. Mû par un sentiment d’impunité, il en remet une au lieutenant-colonel Anderson, prouvant ainsi qu’il a désobéi à ses ordres directs. Il lui donne aussi des cartes de la région où il aurait tué les spetsnaz et lui fait un compte-rendu détaillé de ses exploits. Après l’avoir vu, Anderson rédige un nouveau rapport accablant qu’il adresse aux mêmes destinataires que le précédent. Là encore, pas de réponse. Le lieutenant-colonel envisage de déférer le félon devant la cour martiale. Pour lui, il est inconcevable que l’armée américaine ne punisse pas l’un de ses hommes qui serait allé combattre à l’étranger sans autorisation. Il consulte une nouvelle fois les juristes du JAG qui font la moue. Il exhibe comme pièce à conviction la ceinture remise par Ali Mohamed, c’est insuffisant pour obtenir une condamnation. Résigné, Anderson abandonne, mais personne ne lui ôtera l’idée que son subordonné est protégé, contrôlé par une puissance bien supérieure à celle du commandant de Fort Bragg. Mais lequel d’entre les Services de renseignement américain? Celui de l’armée, la DIA? La CIA? La NSA? Jack Cloonan du FBI dit de lui que c’est un «espion qui se cache au grand jour». En aurait-il été autrement sans d’importantes protections? Sans elles, aurait-il pu continuer à travailler au Swick? Car, après l’épisode afghan, non seulement le sergent a repris son service au sein de l’école des forces spéciales, mais il est aussi de toutes les sorties officielles. Une délégation d’un pays arabe est-elle annoncée? Il s’y rend. Ce qui ne va pas sans poser des problèmes quand un responsable des Services secrets jordaniens manque de s’évanouir en le voyant parader au milieu des gradés américains. Il est tellement surpris qu’il ne peut s’empêcher de lâcher: «Putain! Qu’est-ce que tu fais là?» Il est bien le seul à se poser la question.