Catherine Domain est libraire. Ulysse, son havre littéraire sur l’île Saint-Louis à Paris et en transhumance l’été à Hendaye, au Pays basque, est la plus ancienne librairie de voyage en France et même au monde, créée en 1971. Une lucarne ouverte sur les horizons et où l’on respire l’air du grand large.
Catherine Domain, vous étiez l’une des amies d’Ella Maillart, cette étonnante aventurière, écrivaine, photographe, exploratrice, reporter. Racontez-nous les circonstances de votre première rencontre…
Un jour à Genève, dans les années 60, j’ai vu sur le canapé d’un ami, Roland, le livre Oasis interdites d’Ella Maillart. «Comme j’aimerais la rencontrer, ai-je lancé. Dommage qu’elle soit morte.» «Mais pas du tout, me rétorque Roland, elle vit en Valais!» Il se trouve qu’il la connaissait. C’est ainsi qu’il m’a emmenée à Chandolin, dans le chalet de l’écrivaine qui avait déjà plus de soixante ans. La rencontre a été plutôt chaleureuse, même si elle a nous a servi un déjeuner bio pas terrible... Devenue guide de voyage, elle était très bonne conseillère concernant les expéditions et les longs périples. Très attentive aux uns et aux autres, elle prodiguait ses recommandations comme si elle distribuait des gâteaux. Lorsqu’elle avait reçu Nicolas Bouvier avec son compagnon de route Thierry Vernet, elle leur avait suggéré: «C’est très simple, vous n'avez qu’à partir et, si ça ne va pas, revenir!» Je connaissais Nicolas Bouvier, car il était venu déjeuner chez Roland avec Eliane son épouse en rentrant du Japon. J’avais été très impressionnée par l’écrivain suisse.
Le temps a passé et, en 1970, alors que je vivais à Paris, j’ai quitté l’homme de ma vie, à trente ans, et décidé de faire le tour du monde. Je me suis dit: «Je pars une année entière, c'est bien, mais qu’est-ce que je vais faire en rentrant?» Au fil des escales, Egypte, Yémen, Sri Lanka, Inde, j’ai eu l’idée d’ouvrir une librairie entièrement dédiée au voyage, ce qui n’existait encore nulle part dans le monde. J’ai écrit à Roland depuis l’Australie: «Vas-tu m’aider?» «Oui», m’a-t-il certifié. En rentrant, j’ai cherché un endroit singulier. J’habitais sur l’île Saint-Louis et j’ai pensé que je ne pouvais que rester sur l’île. Nicole Vitoux, épouse de l'écrivain, critique littéraire et futur académicien Frédéric Vitoux, possédait une librairie au 35 rue Saint-Louis, et s’en était séparée. Je me suis rendue dans ce minuscule local de 16m2 où quatre hommes, étrangement, jouaient au poker. «Elle est mignonne cette librairie», leur ai-je lancé. «Elle est à vendre!» m’a répondu l’un d’entre eux. Voilà comment l’aventure a commencé. Je voulais mettre en valeur l’endroit et rééditer Ella Maillart. Quand j’ai rencontré le philosophe et écrivain Michel Le Bris, il a été très enthousiaste à cette idée: «Il faut ressortir ses livres!» Je lui ai aussi envoyé Jean Thévenot qui a réalisé le premier documentaire sur Ella. Au fur et à mesure de ses rééditions, Ella Maillart m’adressait chacun de ses livres avec une sacrée et chaleureuse dédicace. J’étais émue par toutes ces marques d’amitié. «En témoignage d’admiration et d’affection», m’écrit-elle en 1979 sur la première page de son livre Ti-Puss. En 1982, j’ai droit à: «Pour Catherine, voyageuse vitale, de tout cœur, de la vieille Ella.» En 1988, je me suis mariée à Genève avec Roland, et elle était ma témoin avec Nicolas Bouvier. Le maire était sidéré par leur présence. En 1989, Ella m’a envoyé Parmi la jeunesse russe dédicacé ainsi: «Pour Catherine, en amitié inaltérable et reconnaissante.» Deux ans plus tard, pour La vagabonde des mers, elle a signé: «Pour Catherine, mon plein d’amitié et d’intelligence.» En 1993, je l’ai accompagnée au festival Etonnants Voyageurs à Saint-Malo, invitées toutes les deux par Michel Le Bris. En 1983, un livre a été édité pour ses 80 ans, Voyages vers le réel, auquel j’ai contribué.
En 1979, je devais partir à Hawaï pour assister à une compétition de surf. Roland, qui m’avait beaucoup aidé dans la tenue de la librairie lors de mes voyages, était sceptique quant à ce projet. Il a fini par me dire: «Je ne le sens pas, ce voyage.» Je l’ai écouté patiemment, et j’ai hésité. Que devais-je faire? J’avais déjà acheté mon billet d’avion et tout était organisé. Roland a alors ajouté: «Peut-être que la réponse à ton hésitation viendra dans la boîte aux lettres lundi.» Le lundi, intriguée, j’ai ouvert ma boîte aux lettres et j’ai été attirée par une écriture qui me semblait familière. Incroyable, c’était une lettre… d’Ella Maillart, comme un signal à mes hésitations! «Est-ce que tu attends que je sois morte pour venir à Chandolin?»