Les pouvoirs magiques du «Mammograben» (3/4)

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L'eau des fameuses chutes du Niagara (Canada) teintée de rose, la couleur de la lutte contre le cancer du sein.

Les lobbies pro-dépistage ont compris qu’il suffisait de prononcer le mot «Mammograben» pour endormir les médias et trouver des relais politiques. En inventant une Suisse qui n’existe pas, où le cancer du sein tue beaucoup moins de Romandes que d’Alémaniques par la grâce de la mammographie.

Treize interventions parlementaires en 17 ans. Ce score ne laisse aucun doute: le dépistage du cancer du sein a été l’un des sujets de santé publique les plus investis par les politiques sous la Coupole fédérale. 

Or, comme le montre ce troisième volet de l’enquête de sept.info sur le mammo-business, la plupart de ces élus étaient directement liés à des lobbies ou largement influencés par eux. Avec leurs interpellations, motions, questions et autres postulats, ils ont systématiquement servi l’agenda et les intérêts de ces groupes de pression.

La première de ces interventions date d’octobre 1997. Quatre mois après l’inscription provisoire de la mammographie de dépistage dans le catalogue des prestations obligatoires de l’assurance de base, la conseillère nationale vaudoise Francine Jeanprêtre (PS) demandait par motion interposée de la libérer de la franchise. La proposition a été acceptée et est entrée en vigueur le 1er janvier 2001, mais uniquement pour les mammographies réalisées dans le cadre de programmes cantonaux. «Ma préoccupation a toujours été d’atténuer les différences socio-économiques au sein de notre population», affirme Francine Jeanprêtre, pour qui supprimer la franchise était un moyen d’assurer l’égalité d’accès au dépistage, pour toutes les femmes entre 50 et 69 ans, quelle que soit l’origine sociale. 

Au-delà, un fait demeure: son initiative était directement portée par la Fondation vaudoise pour le dépistage du cancer du sein (FDCS) qui promeut et gère le programme de ce canton. A l’époque, la parlementaire fédérale était en effet membre du Conseil de fondation de la FDCS. Elle admet d’ailleurs que c’est «dans ce cadre» qu’a été évoquée «l’idée de l’accessibilité la plus facilitée et financièrement la moins à charge de la population féminine», et souligne que «le directeur et les membres de la Fondation», tous médecins, «étaient acquis à la démarche la plus large possible».

A l’évidence, la motion Jeanprêtre servait les intérêts de ces spécialistes, dont les affaires et la carrière étaient directement concernés. Elle assurait l’existence aux meilleures conditions possibles de leurs programmes jusqu’à fin 2007. Tout en garantissant à ces derniers l’exclusivité de la «gratuité» de la prestation, et donc de l’épithète «social».

La politicienne vaudoise avait par ailleurs rédigé le texte de son intervention «dans le cadre de discussions avec Ruth Dreifuss». Alors à la tête du Département fédéral de l’intérieur (DFI), la conseillère fédérale socialiste était en charge du dossier de la santé. La FDCS avait donc ses entrées directes au Conseil fédéral. Un tel relais vers le législatif et l’exécutif à Berne est le rêve de tout groupe de pression helvétique.

En octobre 1999, cinq mois après l’entrée en vigueur de ce cadre législatif et financier qui rendait possible l’existence d’un dépistage organisé, trois cantons romands (Vaud, Genève et Valais) se sont dotés d’un programme, ce qui leur a valu d’être présentés comme des pionniers dans les médias de tout le pays. Les 23 autres, en revanche, en ont pris pour leur grade. Le magazine féminin alémanique Annabelle a ainsi titré d’un ton accusateur Le dépistage gratuit n’existe pas pour toutes les femmes. Alors que «sur le papier», tout était «limpide», disait l’article, puisque le Conseil fédéral avait fixé l’ensemble des conditions-cadre de tels programmes cantonaux de prévention (prise en charge par l’assurance de base, normes européennes, double lecture, etc.)

S’ils n’avaient pas encore été instaurés partout, c’était uniquement en raison de l’incapacité des cantons à régler de triviales questions logistiques et financières, qui privait les femmes de la meilleure prévention possible. La balle était donc dans le camp de la Conférence suisse des directeurs cantonaux de la santé (CDS). Elle devait convaincre ses membres de mettre en application cette démarche préventive, recommandée par les meilleurs experts.

En dépit de leurs doléances, les partisans du dépistage organisé n’avaient alors pas de raison de douter que la mesure finirait par s’imposer avec le temps. Des travaux préparatoires étaient en cours dans différents cantons romands et alémaniques. Mais trois mois plus tard, ces perspectives optimistes ont été brutalement assombries par la publication de la méta-analyse de Peter Gøtzsche et Ole Olsen du Centre Nordic Cochrane dans la revue The Lancet. L’article concluait, sur la base des meilleures données disponibles, que le dépistage n’avait pas d’impact sur la mortalité par cancer du sein, ce qui rendait la question de son rapport bénéfice-risque «très délicate».

Le Comité directeur de la CDS a réagi à cette parution en décidant de ne pas adresser de recommandations aux cantons concernant l’instauration de programmes et une éventuelle participation à leur financement. Il envisageait aussi la possibilité de «baisser considérablement le prix des activités médicales du dépistage du cancer du sein en Suisse par rapport aux montants alors en discussion». Une catastrophe pour tous ceux qui s’étaient engagés en faveur de programmes, affirmant avoir la science et des données en béton de leur côté.

La Ligue suisse contre le cancer (LSC) a alors commandé un rapport à un panel d’auteurs emmené par Christine Bouchardy, directrice du Registre genevois des tumeurs, pour «faire le point sur l’efficacité de la mammographie de dépistage à la lumière des travaux de Peter Gøtzsche et d’Ole Olsen». Avec le concours de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), de l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS), du Concordat des assureurs-maladie suisses et de la CDS, la LSC a également mandaté l’Institut de médecine sociale et préventive (IMSP) de l’Université de Zurich pour analyser la situation dans le cadre d’une étude et esquisser des stratégies.

La parution du texte Est-il justifié de remettre en question l’efficacité du dépistage du cancer du sein par mammographie de Christine Bouchardy et de ses collègues n’a pas infléchi la position de la CDS. En 2001, un groupe de travail de son Secrétariat central a même fait savoir que l’information fournie aux femmes invitées au dépistage «ne leur permettait pas de prendre une décision libre et éclairée». Il jugeait «particulièrement inquiétant» que des «cercles spécialisés» diffusent des «affirmations et postulats» «fantaisistes», «voire faux et liés à des intérêts».

Face à cette hostilité, les promoteurs du dépistage on dû revoir leur stratégie. 

L’étude de l’IMSP, commandée notamment par la LSC, fournissait des pistes. Pour «améliorer les chances des programmes», ses auteurs préconisaient de faire du dépistage organisé par mammographie un point fort de la politique nationale de santé et d’impliquer l’opinion publique, surtout les femmes.

La décision de la Ligue suisse contre le cancer de lancer dès octobre 2000 la «Journée de la mammographie» (dans la droite ligne mouvement international d’«Octobre rose mois du cancer du sein») allait exactement dans ce sens. L’objectif de ces actions nationales était d’«informer et de sensibiliser» l’opinion sur la maladie et sa prévention. Ce qui revenait à souligner le nombre de victimes que la maladie faisait chaque année, avant de présenter la mammographie de dépistage comme «le seul moyen» de «détecter précocement» le cancer et d’assurer des «traitements moins lourds», voire de «meilleures chances de guérison».

L’étude de l’IMSP recommandait enfin d’œuvrer pour «supprimer les résistances». Or, pour les auteurs, celles-ci ne pouvaient pas être médico-scientifiques – de leur point de vue, la publication de Christine Bouchardy et collègues avait définitivement réglé la question. 

Ils ont donc demandé à 15 experts de santé publique, dont les noms n’ont pas été cités, d’expliquer pourquoi en «Suisse alémanique, les travaux préparatoires étaient bloqués depuis mars 2000, alors que des programmes étaient en cours dans trois cantons romands».

«De manière générale, les personnes interrogées estimaient qu’en Suisse romande, les programmes de santé publique rencontraient une meilleure adhésion, notaient les auteurs, avant de citer quelques réponses: «Les Suisses romands ont une sensibilité plus centraliste, quand quelqu’un fait quelque chose, on participe», «La Suisse romande adopte dans ce genre de programmes un rôle de pionnier», ou encore «Le rapport aux prestations de santé – aussi aux prestations de santé fournies par l’Etat – est différent dans la zone francophone et dans la zone germanophone». Certains experts craignaient de voir les Romands finir par «se lasser», à force de devoir «toujours attendre les Alémaniques». 

Enfin, selon trois d’entre eux, «l’attitude de refus de la Suisse alémanique» s’expliquait «par une différence de perception des effets secondaires de l’examen radiologique».

Aucune de ces affirmations n’était étayée par des chiffres ou une étude. C’est pourtant sur elles que repose de la thèse du «Mammograben», qui aujourd’hui encore, structure la rhétorique des groupes de pression pro-dépistage. Directement inspirée de l’expression Röstigraben, elle postule (à tort ou à raison) l’existence d’une conception différente de la santé publique de part et d’autre de la Sarine. Corolaire: ceux qui n’embrassent pas la cause du dépistage organisé du cancer du sein ne le font pas pour des motifs scientifiques rationnels (car ces derniers n’existent pas), mais parce qu’ils restent prisonniers de schémas idéologico-culturels (irrationnels par définition).

Les efforts déployés pour populariser le «Mammograben» et le présenter comme une réalité démontrée ont été rapidement couronnés de succès. Médias et politiciens, en Suisse romande notamment, se sont aussitôt appropriés les hypothèses avancées par les experts anonymes et les ont citées comme des faits avérés. La création de l’association de lutte contre le cancer du sein Europa Donna Suisse (EDS) en septembre 2002 a été justifiée par la même thèse.

A partir de 2005, la LSC et EDS ont déployé un activisme conjoint et soutenu sur différents fronts, avec l’appui des programmes cantonaux. Car le temps pressait. Fin 2007, la mammographie de dépistage cesserait de figurer au catalogue des prestations remboursées et serait soumise à une réévaluation. Par ailleurs, seul un canton (Fribourg) avait rejoint les «pionniers». Il fallait donc gagner du temps, consolider la position des programmes existants et mobiliser des relais pour motiver les récalcitrants.

Le 4 mai 2005, lors d’une annonce de prévisions alarmantes concernant le cancer du poumon chez les femmes, la Ligue suisse contre le cancer a été citée dans les médias romands avec la phrase suivante: «Aujourd’hui, seuls quatre cantons romands (Vaud, Valais, Genève et Fribourg) disposent d’un programme de dépistage du cancer du sein: les chances de survie y sont nettement plus élevées qu’en Suisse alémanique, où rien de tel n’existe.» La nouvelle était donnée par la bande, mais elle était extraordinaire: on avait désormais la preuve, en Suisse, de l’impact du dépistage organisé sur la mortalité par cancer du sein. Une information pareille ne demandait qu’à être capitalisée.

Les choses n’ont pas traîné. Trois semaines plus tard, le journal Le Temps publiait une lettre ouverte du conseiller national socialiste vaudois Roger Nordmann, adressée aux dirigeants de Suisse. Ce texte intitulé La Suisse menace de se disloquer, citait le dépistage organisé du cancer du sein comme un exemple du fossé qui, selon l’auteur, était en train de se creuser entre Suisse alémanique et Suisse romande: «La conséquence logique, écrivait-il, est que la maladie est traitée à un stade plus précoce» dans les cantons dotés d’un programme de dépistage du cancer du sein. «De ce fait, les femmes atteintes ont statistiquement une probabilité nettement plus élevée de survivre à la maladie qu’en Suisse alémanique.»

Le 14 septembre, c’était au tour du magazine Annabelle d’entrer en action. Invoquant lui aussi ces «nouveaux chiffres» qui «prouvaient» qu’en Suisse alémanique, les femmes étaient «nettement plus nombreuses à mourir du cancer du sein qu’en Suisse romande, parce que le dépistage par mammographie y est mal organisé», le journal invitait ses lectrices à «changer ça». La rédaction lançait une pétition nationale, demandant à Pascal Couchepin, conseiller fédéral PLR alors à la tête du DFI et donc ministre de la santé, de s’engager pour que la CDS enjoigne aux cantons de mettre en place des programmes de dépistage. Le texte exigeait aussi le maintien du remboursement de la mammographie de dépistage.

Les réactions ne se sont pas fait attendre. Le 3 octobre, 2005 Lucrezia Meier-Schatz, conseillère nationale PDC saint-galloise, interrogeait le Conseil fédéral à ce sujet. «J’avais été sensibilisée à la question de l’inégalité de traitement par les milieux féminins des différents cantons», dit-elle. 

Dans la dépêche qui relatait le déroulement de son intervention au Parlement, l’Agence télégraphique suisse (ATS) a publié des chiffres spectaculaires, que lui avait fourni la Ligue suisse contre le cancer: «Les cantons offrant des programmes de dépistage ont constaté, entre 1995 et 2002, une baisse de la mortalité par cancer du sein de 35% (contre 14% dans les autres cantons) pour les femmes de 55 à 74 ans.»

Nous avons demandé à la Ligue d’où provenaient ces résultats, car nous n’avons pas trouvé trace de leur existence dans la littérature scientifique. Cathy Maret, porte-parole de la LSC, nous a répondu qu’elle «ne savait pas sur quelles références» ces chiffres étaient basés. «Il faudrait remonter à nos sources d’il y a neuf ans pour plus de précisions, mais puisque nous n’utilisons pas ce chiffre dans notre communication, cela ne nous semble pas utile, a-t-elle ajouté. Nous nous appuyons sur les données actuelles pour émettre nos recommandations.»

L’origine de ces scores reste donc un mystère, ils n’ont jamais été publiés et l’organisation qui les a si largement diffusés à l’époque estime aujourd’hui qu’il n’est «pas utile» de savoir d’où ils sortaient. Autrement dit, ils n’ont aucune valeur et n’en avaient pas davantage il y a neuf ans. Pourtant, leur fortune a été exceptionnelle.

Entre 2005 et aujourd’hui, ils ont été cités à d’innombrables reprises – par des journalistes dans tout le pays, par la Ligue suisse contre le cancer (en dépit de ses trous de mémoire actuels) et d’autres organismes de lobbying, par des autorités cantonales, par des parlementaires, par des médecins – et… ont même fini par être été attribués à l’Office fédéral de la statistique (OFS) comme nous le verrons plus loin.

L’articulation de ces résultats impressionnants a contribué de manière décisive à convaincre certains décideurs de soutenir à fond la cause du dépistage organisé. Par exemple les autorités cantonales vaudoises, qui ont annoncé qu’«à l’occasion du ‘mois d’information sur le cancer du sein’ et à l’instar de la Ligue suisse contre le cancer (LSC)», le canton se mobilisait «en faveur du dépistage par mammographie». Motif allégué: les fameux chiffres propagés par la LSC, qui «prouvaient» l’effet du dépistage.

A Berne, trois conseillers nationaux se sont engagés: la Soleuroise Bea Heim (PS), la Fribourgeoise Thérèse Meyer (PDC) et le Vaudois Yves Guisan (PLR) ont déposé chacun une intervention parlementaire en faveur du dépistage du cancer du sein. Les textes de leurs motions différaient mais avaient tous en commun de réclamer la mise en place d’une coordination nationale pour généraliser les programmes à l’ensemble de la Suisse et mettre un terme à une situation «inacceptable» de par l’inégalité qu’elle entraînait. Bea Heim avait d’ailleurs déjà déposé une autre motion début octobre – le jour même où le Canton de Vaud lançait son action pro-dépistage – réclamant la mise en œuvre d’une stratégie nationale de détection précoce du cancer.

Les motions Heim, Guisan et Meyer ont été déposées toutes les trois le 15 décembre 2005. La date n’a pas été choisie par hasard: c’est ce jour-là que la pétition Annabelle, munies de plus de 15’000 signatures, a été remise au Conseil fédéral. L’action a été très médiatisée et présentée comme hautement symbolique. D’autres parlementaires sont venus en renfort témoigner de leur «soutien». Cet impressionnant bouquet d’efforts synchrones a été largement porté en sous-main par la FDCS, la LSC et EDS. La rédaction d’Annabelle s’en est d’ailleurs félicitée: «Le fait qu’autant de signatures aient été réunies doit beaucoup aussi à des organisations comme la Ligue suisse contre le cancer et Europa Donna Suisse», écrivait-elle.

Trois jours après le dépôt de la pétition au Palais fédéral, le Secrétariat central de la CDS a une nouvelle fois remis en cause la véracité des informations propagées par la Ligue suisse contre le cancer et dénoncé leur caractère invraisemblable. Il rappelait aussi qu’on attendait toujours une preuve de l’efficacité des programmes et soulignait que la qualité de l’information fournie aux femmes invitées au dépistage continuait de laisser à désirer. Aucun média n’est entré en matière sur ces arguments, en dépit de la gravité des reproches. Au contraire, les salves sont reparties de plus belle dès le printemps suivant.

En mai 2006, un «rapport d’expert» a été publié. Ce texte, commandé par la Ligue suisse contre le cancer, était en fait un plaidoyer pour le dépistage organisé du cancer du sein, destiné à fournir chiffres et arguments aux décideurs, aux élus et aux médias. Ceux-ci ne se sont d’ailleurs pas fait prier pour les reproduire tels quels à de multiples occasions, manifestement sans s’interroger sur leur exactitude, ni sur les conflits d’intérêts de l’auteur, Chris de Wolf. 

Présenté comme «Consultant en Santé publique à l’European Breast Cancer Network (EBCN)», ce dernier assurait aussi depuis août 2004 la direction médicale du Centre fribourgeois du dépistage du cancer du sein. Son statut de promoteur explique peut-être la véhémence avec laquelle il prenait la CDS à parti dans son texte: «Certains professionnels de la santé rappellent encore qu’une méta-analyse a démontré le manque de légitimité du dépistage du cancer du sein, déplorait-il. Comment cela est-il possible dans un pays où le corps médical est d’ordinaire à la pointe du progrès?»

A l’automne, le mois d’information sur le cancer du sein a été l’occasion pour le quotidien 24 Heures de clamer par éditorial interposé «Nous voulons toutes un accès au dépistage». Le politique ne chômait pas non plus. Quelques jours plus tard, la conseillère aux Etats radicale vaudoise Christiane Langenberger déposait son interpellation «Dépistage du cancer du sein. Quand l’OFSP se décidera-t-il à agir?». L’ancienne élue n’a «plus d’indications précises» sur ses «sources» de l’époque. Mais Christiane Langenberger a, elle aussi, articulé les chiffres de la LSC, lors de sa discussion avec Pascal Couchepin devant le Parlement en décembre 2006.

Christine Bouchardy avait également fait en sorte que le public romand n’oublie pas ces scores extraordinaires, puisqu’elle les avaient resservis quelques semaines auparavant lors d’une interview dans Le Temps. Quant aux membres des Commissions de la sécurité sociale et de la santé publique (CSSS) du Conseil national et du Conseil des Etats, ils avaient eu, cette année aussi, l’occasion de les entendre de la bouche d’Yves Guisan lors d’une présentation. A cette occasion, ces chiffres avaient cependant changé de source, puisque la diapositive PowerPoint que les parlementaires ont vue affirmait qu’ils émanaient… de l’OFS. Yves Guisan n’a pas été en mesure de nous dire si l’erreur venait de lui, ou s’il avait été mal renseigné à l’époque.

Les efforts se sont poursuivis l’année suivante, notamment par médias interposés, où la Suisse était régulièrement présentée comme «rétrograde» et «inégalitaire». Une situation d’autant plus incompréhensible que le dépistage était «une bonne affaire», «qui permettait de faire des économies!», expliquait Le Matin dimanche citant un communiqué de la LSC.

Toute cette pression a-t-elle fini par payer? Deux décisions l’indiquent.

Début septembre 2007, la CDS a jeté l’éponge. Elle a fait savoir que «sous réserve d’un résultat positif de l’examen scientifique détaillé par les autorités fédérales de la demande de poursuite du dépistage du cancer du sein», son Comité directeur «approuvait» la prolongation de l’obligation de prestation de l’assurance-maladie, notamment pour rendre possible «la poursuite des programmes en cours en Suisse romande». Elle insistait toutefois pour qu’«une information conforme à la vérité» soit remise aux femmes.

«Pascal Couchepin devra décider», a alors prophétisé Le Temps, avant d’ouvrir quelques jours plus tard ses colonnes à Thomas Cerny, président de la Ligue suisse contre le cancer, qui en appelait au ministre dans une lettre ouverte.

Apparemment, les lobbies ont su se montrer convaincants, car fin novembre, le conseiller fédéral décidait de prolonger pendant encore deux ans la prise en charge des mammographies de dépistage effectuées dans le cadre de programmes cantonaux, notamment pour «optimiser» les normes de qualité. Le DFI invitait par ailleurs les cantons qui n’avaient pas encore de programme à en mettre en place. Or un an plus tôt, rien ne laissait présager un tel revirement. Selon Christiane Langenberger, qui avait mené des discussions avec lui avant de déposer son interpellation en septembre 2006, Pascal Couchepin était encore «très prudent et sceptique» à ce moment.

Les programmes de dépistage avaient donc gagné deux ans. La pression ne s’est pas relâchée pour autant. Le public a ainsi été abondamment renseigné sur «l’incertitude» dans laquelle se retrouvaient les Saint-Galloises et les Thurgoviennes, dont les cantons attendaient la décision définitive du Conseil fédéral pour introduire un programme. 

Début octobre 2008, la conseillère nationale tessinoise Marina Carobbio (PS) a déposé une nouvelle motion, demandant de libérer tous les examens de dépistage (mammographie, colposcopie, frottis) de la franchise à condition qu’ils soient «soumis à un contrôle de qualité». Moins de trois semaines plus tard, Europa Donna Suisse lançait son «action Soutien-gorges» sur la place fédérale, soutenue par la Société suisse de sénologie qui publiait un plaidoyer pour la généralisation du dépistage dans le Bulletin des médecins suisses, assorti de chiffres infondés, mais qui n’ont jamais été officiellement corrigés par la suite.

Fin mars 2009, c’était au tour de la CSSS du Conseil national de déposer une motion. Donnant suite aux motions Heim, Meyer et Guisan de 2005, elle demandait de prolonger le délai d’inclusion de la mammographie de dépistage dans le catalogue des prestations. Pascal Couchepin, qui avait initialement signalé son opposition à une telle modification, a fait volte-face et s’est offert un tonnerre d’applaudissements au Conseil national, en déclarant le 27 mai 2009: «Au nom du Conseil fédéral, je retire l’opposition à cette motion et je vous invite à l’accepter.» Cette annonce lui a valu de la part de Chiara Simoneschi-Cortesi, alors présidente de l’Assemblée fédérale, une véritable effusion de gratitude: «C’est un cadeau que Monsieur le conseiller fédéral Couchepin fait à toutes les femmes, car nous savons que la détection précoce peut sauver des vies. Alors merci beaucoup, Monsieur le conseiller fédéral!». 

Cinq mois plus tard, le Conseil fédéral faisait même un pas de plus et décidait que la prestation serait définitivement prise en charge.

Pour les promoteurs du dépistage, c’était une victoire sur toute la ligne. De leur point de vue, le caractère provisoire de la prise en charge de la mammographie de dépistage par l’assurance de base était une véritable épée de Damoclès, qui menaçait directement l’existence des programmes. Son inscription définitive dans le catalogue des prestations avait fait disparaître ce spectre. Par ailleurs, le soutien officiel de Berne offrait un nouveau moyen de pression sur la CDS et les cantons. 

Les réponses du Conseil fédéral aux questions d’Isabelle Moret (PLR, VD) en 2010 et de Margret Kiener Nellen (PS, BE) en 2011 ne laissaient pas le moindre doute sur ce point. Les deux conseillères nationales voulaient savoir quelles mesures Berne et la CDS comptaient prendre pour motiver «les cantons récalcitrants à introduire des programmes de dépistage». Il leur a été notifié à chacune que la Confédération soutenait les programmes cantonaux et encourageait la CDS à inciter les cantons à en mettre en place. A partir de là, le lobbyisme pro-dépistage du cancer du sein s’est concentré sur les cantons. Aux Chambres fédérales, les interventions faites entre 2011 et 2013 ont porté sur la stratégie nationale de lutte contre le cancer. Or, en matière de prévention, celle-ci incluait désormais comme allant de soi le dépistage organisé par mammographie.

La parution du rapport du Swiss Medical Board (SMB) en février 2014 a fait l’effet d’un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Et après trois ans sans actionnisme fédéral majeur, la mammographie a de nouveau été catapultée sur le devant de la scène par deux interventions parlementaires, déposées le même mois par Marina Carobbio et Bea Heim. Au cœur de leurs motions 2014, on trouve la question de la garantie qualité du dépistage, notamment du dépistage organisé du cancer du sein. Or l’argumentaire des promoteurs de la démarche, en Suisse et ailleurs, met lui aussi de plus en plus l’accent sur ce point.

Cette focalisation présente deux avantages. Elle favorise la multiplication de normes, qui préconisent notamment une augmentation des contingents de femmes invitées au dépistage et du nombre de lectures des clichés mammographiques – autant de perspectives lucratives et réjouissantes pour les acteurs du mammo-business.

Mais surtout, l’argument «qualité» détourne l’attention de ce qui est peut-être le problème fondamental de la démarche: sa prémisse «Plus on détecte tôt un cancer du sein, meilleures sont les chances de guérison». Celle-ci implique que toute petite tumeur diagnostiquée est un cancer qui progresse inéluctablement. 

Or selon différents travaux scientifiques, elle pourrait bien être fausse. Comme l’expliquait Bernard Junod, fondateur du Registre vaudois des tumeurs, dans le deuxième volet de l’enquête de spet.info (Un quart de siècle de désinformation), «cette vision linéaire de l’histoire naturelle du cancer du sein n’est pas confirmée par les faits. La femme qui a une petite tumeur, identifiée comme telle à la biopsie, n’a pas forcément un cancer au sens de maladie».

Parler uniquement qualité permet enfin de masquer une réalité dérangeante: notamment dans les cantons pionniers comme Vaud et Genève, la mortalité par cancer du sein stagne. En dépit de ce que Christine Bouchardy affirmait encore récemment.

A l’heure actuelle, en Suisse, de nombreuses forces politiques restent acquises au dépistage organisé du cancer du sein. Ce soutien pourrait-il vaciller? Quelques signes l’indiquent. En juillet 2014, le magazine allemand Spiegel a publié un gros dossier sur la mammographie. Intitulée Une absurdité de première qualité, cette enquête posait la question de savoir si ce n’était pas toute la démarche qu’il fallait remettre en cause, au lieu de chercher à améliorer sa qualité. Les journalistes ont interrogé à cette occasion les politiciens allemands, de gauche comme de droite, qui s’étaient le plus engagés pour la systématisation et la gratuité de la mammographie. Ceux-ci admettent aujourd’hui qu’il faut procéder à une réévaluation complète de la démarche.