Des vignerons suisses dans le Caucase russe (1/2)

Un vigneron suisse et sa femme d'origine russe cultivent un vignoble dans la région de Krasnodar, au bord de la mer Noire. Le couple est pionnier dans le renouvellement de la tradition viticole russe. Les vins de Renaud et Marina Burnier sont distribués auprès des meilleures tables russes et européennes.

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Renaud Burnier dans son vignoble russe. Octobre 2015.© Jean-Christophe Emmenegger

L’allée de peupliers qui mène à la cave donne une idée de la grandeur de la propriété. Majestueuse, elle s’étend sur plusieurs centaines de mètres. Renaud Burnier a l’intention de la prolonger avec de nouveaux arbres: ceux-ci servent de paravent, dans cette région au microclimat méditerranéen. Le domaine se trouve sur le kraï (territoire) de Krasnodar, au pied des monts du Caucase. A Natouhaevskaya, pour être précis, dans le district de Novorossiisk, près d’Anapa, une station balnéaire très fréquentée par les Russes, sur la côte de la mer Noire. Entre la Crimée, à une centaine de kilomètres au nord, et Sotchi, trois fois plus au sud.

Trajet en avion pour rejoindre la région de Krasnodar.

Dans un couloir de l’aéroport de Zurich, j’entends: «C’est encore loin, après?» «De Moscou à Anapa, il y a encore un peu plus de deux heures d’avion…» Je me retourne. C’est Renaud Burnier, le vigneron que j’avais rencontré à Nant (CH), dans son domaine viticole du Vully, pour préparer un reportage dans son vignoble, dix fois plus grand, de Russie.

Il est accompagné d’Anika Rivé, 23 ans, qui vient de terminer ses études d’œnologie à l’Ecole de Changins et s’aventure en terre inconnue pour un stage de dix jours. Les Burnier cherchent en effet à pourvoir un poste de responsable de cave pour veiller sur leurs tonneaux russes. «Le mieux, c’est de venir voir, explique Renaud Burnier. C’est inutile de prendre quelqu’un à l’essai si l’air du pays ne lui convient pas.»

Nous faisons le voyage ensemble. Les deux vols nécessaires pour atteindre Anapa sont entrecoupés par une escale à l’aéroport de Moscou, où nous devons poireauter pendant quatre heures en pleine nuit. Je sors toutes les heures sur le trottoir pour fumer une cigarette, humer l’air cru de Moscou, «la ville des mille trois clochers et des sept gares, à 16’000 lieues du lieu de ma naissance». Renaud Burnier dort, car il aura fort à faire dès son arrivée au vignoble. Il effectue régulièrement l’aller-retour entre la Suisse et la Russie. Sa femme, Marina Burnier, nous attend déjà sur place.

Sur le tarmac d’Anapa, une brise marine nous fouette délicieusement le visage. Début octobre 2015, la température de l’air s’élève à 18° C – celle de l’eau de mer, à 22° C. Rien à voir avec l’hiver déjà installé à Moscou. Quelques profiteurs (dont moi-même) font trempette, tandis que les installations balnéaires sont en train d’être démontées.

Mais du côté des vignes, dont cette région est recouverte, il n’est pas question de farniente: la récolte des raisins de première ligne vient de s’achever; le pressurage va commencer; les vinifications suivent leur cours; les cépages blancs doivent être transvasés, il faut goûter les moûts tous les jours pour surveiller leurs processus.

Dans les jours à venir, Renaud Burnier se montrera fier, en toute simplicité, de nous présenter sa cave et les travaux qui s’y déroulent. J’en profiterai pour tourner la première vidéo journalistique de ma vie à l’aide d’un modeste appareil photographique compact faisant office de caméra.

Les différentes étapes de la production de vin.

Anapa est une ville chargée d’histoire, totalement dévastée pendant l’occupation allemande et roumaine lors de la Deuxième Guerre mondiale. «On peut encore voir d’immenses trous creusés par les soldats allemands qui dérobaient la “terre noire” par wagons entiers!» commente notre vigneron jamais à court d’anecdotes. La région a de lointaines origines humaines. Elle a été colonisée et transformée en port dès l’Antiquité par les Grecs pontiques (VIe siècle av. J.-C.)

Ce sont eux qui auraient introduit la culture de la vigne. Le nom actuel d’Anapa viendrait d’une tribu nomade d’Adhygéens ou de Tcherkesses (plus connus en Occident sous le nom de Circassiens) qui ont occupé le territoire au IVe siècle. Plus tard, au XIVe siècle, la contrée a été colonisée par la République de Gênes, remplacée ensuite par les Turcs de l’Empire ottoman (1475) qui en ont fait une forteresse en 1783.

Cette dernière a été attaquée à reprises réitérées par l’Empire russe qui l’a conquise définitivement en 1829 (traité d’Andrinople), hormis une brève occupation par les Ottomans lors de la guerre de Crimée (1853-1856). Il en reste quelques traces. En revanche, l’art urbain se souvient des mythes fabuleux qui ont entouré cette période de l’antique Asie Mineure, avec cette statue représentant Jason et la Toison d’or, devant des escaliers qui rappellent ceux d’Odessa en plus petit.

En quittant l’aéroport, je découvre un bord de mer arborisé et fréquenté par une nuée d’oiseaux maritimes. Vladimir, le chauffeur privé du vignoble, nous attend pour nous amener à bon port, c’est-à-dire l’hôtel où je résiderai puis le restaurant pour faire plus ample connaissance avec mes hôtes. Dans la voiture, je regarde défiler la zone des anciens sanatoriums où l’on envoyait les ouvriers soviétiques qui avaient bien œuvré pour la patrie se remettre de leur labeur.

«Il y a quinze ans, la ville d’Anapa et ses environs étaient à l’abandon, raconte Renaud Burnier. La localité côtière d’Utrish, par exemple, n’était plus qu’un pauvre village de pêcheurs après avoir été un important lieu de production piscicole et de séjours thermaux à l’époque soviétique. On y servait du caviar noir à la louche pour pas cher dans les buvettes. Mais ces dernières années, des magasins, des hôtels, des restaurants et des barres d’immeubles ont poussé comme des champignons dans la baie d’Anapa.»

Ce disant, Renaud Burnier nous montre aussi les ruines de grands projets immobiliers qui n’ont pas abouti, victimes de la crise économique de 2008 ou de la mégalomanie de certains investisseurs.

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Vue plongeante sur la banlieue d'Anapa, octobre 2015. © Jean-Christophe Emmenegger

Vladimir, notre chauffeur, semble absorbé dans ses pensées. Je pressens quelque chose… «I vot!» (Et voilà!) me dis-je. D’abord, une grosse automobile noire manque de nous emboutir à un carrefour où Vladimir est passé tout droit sans respecter sa priorité; puis, lors d’un parcage à la hussarde devant mon hôtel, une autre voiture l’emboutit par l’arrière…

Un léger bond, un réveil en sursaut pour l’esprit. Sans réelle gravité. Nous y sommes! Et ça fait presque plaisir, ce changement de climat et de mœurs, n’était-ce le pauvre Vladimir qui a dû attendre plusieurs heures l’arrivée de la police pour le constat.

Pendant ce temps, l’accueil est chaleureux et garni, comme de coutume en Russie: on dîne, fait connaissance, boit et reboit – jamais sans ces zakouskis (hors-d’œuvre) qui nous permettent de tenir la mesure dignement – parce que deux jeunes journalistes russes nous rejoignent à table. Ils sont venus eux aussi faire un reportage sur le même thème: «Ura! Zdarovye!» (Hourra! Santé!) Et il faut gérer tout cela en même temps.

Ce n’est pas pour les demi-portions. Il est prévu que les choses sérieuses commencent tôt le lendemain matin, avec l’embouteillage de 26’000 litres de cépages blancs. Renaud Burnier est fébrile; il parle sans cesse d’«aller voir maintenant comment ça se passe à la cave», ce qui me donne un peu mauvaise conscience. Mais il est content aussi de pouvoir partager son expérience de la Russie avec un compatriote.

Il faut s’imaginer le grand écart que cela représente, même pour celui qui est familier du pays depuis de nombreuses années et se plaît à exercer ses notions de russe à chaque occasion: «Dievuchka, butylka krasnovo vina, pojalousta, zdes, kakaya u vas?» (Mademoiselle, une bouteille de vin rouge, s’il vous plaît, du local, quelle sorte avez-vous?)

Jamais d’excès cependant. L’homme, dans sa cinquantaine, de taille moyenne et de stature élancée, est plein d’allant; il tient si bien la route que je suis un peu déstabilisé, en constatant que mon gabarit pourtant plus large n’a pas d’influence sur cette cause… Lorsqu’il s’agira de procéder à l’embouteillage de plus de vingt-mille litres d’une seule traite pendant dix heures d’affilée, il sera fidèle au poste avec tous ses employés de cave mobilisés pour l’occasion. Moi, je n’aurai qu’à sortir ma caméra portative et faire un commentaire de fortune…

Des conditions exceptionnelles, un terroir de qualité et un climat idéal existent pour la viticulture dans le sud de la Russie, avait entendu dire l’élève Renaud Burnier par son professeur Maurice Mischler, durant ses études à la Haute école de viticulture et d’œnologie de Changins. «Il avait voyagé dans ce coin du Caucase, à l’époque soviétique, avec un groupe de spécialistes viticoles suisses, et il était devenu un ami et un maître pour moi», confie Renaud Burnier.

Le conseil a porté, car quinze ans plus tard, l’entreprise Grand Vino fondée par la famille Burnier dans le Caucase russe est florissante. «Nous sommes fiers d’être sur ces montagnes, jubile le viticulteur. Le Caucase est un peu le berceau de la vigne, on y trouve des ceps sauvages, le climat est parfaitement adapté à la viticulture. Très sec, pauvre en précipitations et venteux, ce qui aère et déshumidifie les vignes. C’est le dernier terroir méconnu d’Europe, qui remonte aux Perses, à la Géorgie, aux Grecs.»

Un premier voyage exploratoire en 1999 persuade l’œnologue que la région de Krasnodar au pied du Caucase de l’Ouest est idéale pour planter des vignes et créer un domaine beaucoup plus étendu que son vignoble helvétique. Ce projet un peu fou ne s’est pas réalisé du jour au lendemain. Au conseil du professeur, le sort a entremêlé d’autres influences bénéfiques.

C’est une histoire d’amour de la terre et du vin, mais aussi d’engouement pour les possibilités immenses qu’offre un pays généreux et imprévisible comme la Russie. C’est une enfance bercée par l’histoire et les anecdotes russes.

«Clara, la sœur de mon arrière-grand-père du côté maternel était gouvernante à Moscou dans une famille proche du tsar, explique Renaud Burnier. Elle est revenue au Vully, à un âge avancé, longtemps après la révolution de 1917. J’adorais l’entendre me raconter des histoires de ce pays lointain, cela me faisait rêver… Du côté de mon père, j’ai de la famille russe par alliance qui remonte au moins au début du XIXe siècle, comme en atteste le registre des bourgeois du Bas-Vully. Le dernier en date de mes ancêtres russes, Constantin Burnier, est né à Moscou en 1929. Je n’ai pas encore retrouvé sa trace.»

Et c’est une histoire couronnée, surtout, par la rencontre de l’âme sœur. En 1995, le vigneron dans la fleur de l’âge fait la connaissance de Marina, d’origine moscovite, lors d’un vernissage artistique dans sa cave du Vully. Laquelle étudiait l’économie à Berne, grâce à une bourse fédérale obtenue après son cursus à l’Institut universitaire des relations internationales de Moscou.

«Rien ne me prédestinait à la vigne, se souvient-elle. J’aimais le kayak et je suis allée en faire en France, à Suze-la-Rousse, où je suis tombée malade et j’ai passé ma convalescence dans une famille de vignerons. Puis j’ai appris le français pendant trois semaines à Paris. Sans cela, je ne serais probablement jamais entrée en contact avec Renaud. Il m’a proposé de m’occuper des 800 ceps de son domaine fribourgeois durant les week-ends. C’est comme ça que je suis tombée amoureuse de la vigne et de Renaud!»

Suit un mariage à Las Vegas, rigole aujourd’hui le couple. «Nous voulions voir les Etats-Unis, le pays de la liberté dépeint dans les films d’Hollywood. Et on s’est mariés dans cette ville de décors un peu carton-pâte! ironise Renaud. Ce n’était pas une bonne expérience gastronomique pour moi qui aime les bons produits authentiques.» Comme ça, ils étaient au moins fixés sur leur avenir: l’aventure aurait lieu en Russie.

Il leur faudra sept voyages et trois ans pour trouver une terre d’exception dans le kraï de Krasnodar. Et un coup de pouce du destin. Renaud Burnier se le remémore avec émotion: «Nous étions sur le point d’abandonner. Nous avions visité beaucoup d’endroits mais aucun ne convenait, car nous avions des exigences élevées: un terroir, c’est l’ensemble des qualités qui composent un lieu, l’environnement et le sous-sol bien sûr, mais aussi le climat, l’ensoleillement, les gelées, la situation géographique et orographique (le relief), qui doivent convenir aux cépages que vous voulez cultiver. Trois heures avant de prendre un vol de retour définitif vers la Suisse, j’ai aperçu une colline qui ressemblait au Mont-Vully. Il y avait, à ses pieds, des dizaines d’hectares de terrains disponibles. C’était le destin. J’ai su instinctivement que c’était là.»

Le couple s’établit sur ce lopin de vignoble à l’abandon, qu’ils louent dans un premier temps. En 2001, ils fondent leur entreprise vitivinicole Grand Vino à Natouhaevskaya, une bourgade située un peu en retrait des côtes de la mer Noire, à une vingtaine de kilomètres de la station balnéaire d’Anapa et du grand port russe de Novorossiisk.

Location de l'entreprise vitivnicole Grand Vino à Natouhaevskaya.

Au début de leur entreprise, ils se contentent d’exporter leur vin suisse en Russie. Mais Renaud Burnier a l’esprit d’entrepreneur et l’âme d’aventurier. Ne voulait-il pas devenir marin ou chanteur d’opéra dans sa jeunesse, lui qui est aussi amateur des Chœurs de l’Armée rouge, qu’il est allé écouter deux fois au Théâtre du Jorat?

«Je suis devenu vigneron par la force des choses, avoue-t-il. J’ai dû travailler à la vigne familiale dès l’âge de treize ans. Mais dans mon for intérieur, je cherchais aussi l’aventure. Une annonce d’embauche de la marine suisse m’avait fait rêver de rivages lointains… Et le film Docteur Jivago (d’après le roman de Boris Pasternak, ndlr) m’avait plongé dans l’ambiance de la Russie, même si je me suis rendu compte assez vite en arrivant dans ce pays que la fiction ne correspond pas tout à fait à la réalité.»

En 2003, l’aventure viticole proprement dite commence par le parcellement du domaine. «J’ai réalisé ce travail moi-même avec un copain venu de Suisse, raconte Renaud Burnier. Nous travaillions sans abri au milieu des terres; il n’y avait qu’un tronc d’arbre pour nous asseoir et manger. Au mois de mars, il neigeait. La terre est très argileuse; mouillée, elle forme des sabots sous les pieds. Je vous laisse imaginer le tableau. Nous ressemblions à des forçats, mais prisonniers volontaires! Heureusement qu’il y avait Anatoli, le voisin russe qui nous accueillait dans sa maison et nous réchauffait avec du cognac. Il nous permettait aussi d’utiliser sa bania (bain de vapeur chaude, traditionnel en Russie). Cet ancien ingénieur de kolkhoze est sans doute le meilleur connaisseur de la vigne dans cette partie du monde. Il nous a beaucoup aidés par ses conseils et son amitié. De même qu’un entrepreneur arménien de la région, sans lequel nous n’aurions rien pu réaliser non plus. Tout fonctionne ainsi en Russie. Suivant les personnes que vous rencontrez, les portes s’ouvrent ou elles restent fermées» (outre les Russes, des minorités arméniennes et ukrainiennes sont présentes dans les environs de Krasnodar, ainsi que des communautés grecques, adyguéennes et caucasiennes, ndlr).

Ensuite, la culture du vignoble a débuté avec le reboisement de 17 hectares. «Le premier cep planté était un Krasnostop, un pur cépage local d’origine très ancienne. C’est notre fille Alexandra qui l’a repiqué», s’émeut le couple.

Trois ans plus tard arrive le moment crucial: les premières vendanges, la première vinification. «Je m’en souviens comme si c’était hier, s’attendrit le vigneron suisse. La dégustation a eu lieu le 5 novembre 2005, j’avais la larme à l’œil. C’était une surprise pour Marina et moi, pour nos amis, pour les œnologues et les sommeliers suisses. Ils ne pouvaient pas croire que nos vins provenaient de Russie!»

Les premières cuvées sont de trois sortes: pour les blancs, un assemblage de chardonnay-pinot blanc-muscat; pour les rouges, un merlot, un cabernet sauvignon et un krasnostop…

Ce dernier cépage fait la fierté du couple: «Nous avons vinifié le premier krasnostop de Russie! s’exclame Renaud Burnier, qui raconte l’étonnante découverte de ce raisin rouge. Je me souviens encore de la première fois que je l’ai goûté, le 14 septembre 1999. J’ai trouvé son goût si merveilleux et d’une complexité telle que j’en suis tombé tout de suite amoureux. Pourtant, c’est un grain qui n’avait jamais été utilisé par les vignerons locaux autrement que pour donner de la couleur à leurs vins. Les agronomes locaux – et même un œnologue français – m’ont dit que c’était de la m… qu’on ne pouvait pas faire de vin avec ça.»

Le Vulliéran a bien fait d’écouter son cœur, car le krasnostop est aujourd’hui un fleuron de la production du domaine Burnier en Russie. Comparable à une syrah pour la puissance, mais très différent au goût: un cépage typiquement caucasien.

Le millésime 2015 n’existera qu’en infime quantité, le gel et la grêle ayant gâté beaucoup de raisin cette année. Sa qualité n’en sera que plus précieuse, d’après un œnologue-conseil romand, qui assiste Renaud Burnier dans les opérations de vinification depuis plusieurs années. Il est justement présent lors de mon séjour, mais souhaite rester discret. Le milieu viticole a ses secrets. Un soir, après le travail, nous nous retrouvons tous, la famille Burnier, lui et moi, à la table d’un restaurant d’Anapa. Les spécialistes du vin ne rechignent pas à commander des nectars concurrents pour les comparer. Invariablement, cependant, le krasnostop revient dans les discussions.

«Je viens de déguster le millésime 2015 en fin de fermentation alcoolique, décrit le conseiller. L’explosion des tannins promet une cuvée exceptionnelle. C’est un vin pour connaisseurs, comme il y a des films hors catégorie à Cannes…» Pause gastronomique.

Puis il ajoute: «Le krasnostop, c’est du Bach ou du Mozart. On est dans les très belles gammes.» Renaud Burnier imagine plutôt du Mozart, «parce que c’est extravagant et reconnaissable après deux mesures». Le conseiller penche au contraire pour Bach, «parce que la masse tannique est là…»

«Nous cherchons maintenant un vieux cépage blanc autochtone aux qualités comparables, poursuit Renaud Burnier. Le haut du vignoble est marneux et caillouteux, idéal pour la minéralité des blancs, alors que le contrebas est argileux et structurant pour les rouges. On ne s’est pas trompés non plus pour le chardonnay qui est dans son élément sur ces terres; le merlot va bien aussi; le pinot blanc, le pinot gris et le viognier sont prometteurs», s’enthousiasme-t-il.

Et, à bâtons rompus, il se lance dans l’analyse des vignobles et picrates voisins: «Depuis le temps que je sillonne la région, je pense être le seul à connaître les caractéristiques de ses terroirs, comme les endroits qui conviennent le mieux à tel ou tel cépage rouge ou blanc. A chacun de faire ses expériences. On peut s’inspirer des miennes; mais pas trop, j’espère, car je n’aime pas être suivi et j’aime encore moins suivre!»

Pour mieux le démontrer, Renaud Burnier nous emmène un jour dîner sur les terres de l’ancien maire d’Anapa, qui s’est mis en tête de bâtir une sorte d’écovignoble comprenant un restaurant servant des produits du terroir et des logements écotouristiques en construction. Là, un homme attablé avec d’autres personnes finit par s’avancer vers nous, rongé par la curiosité de nous entendre parler la langue de Molière dans cette région où l’on parle russe.

Il s’agit d’un représentant de l’un des grands fournisseurs d’outils viticoles français qui vient prospecter dans la région. Il ne sait pas qu’il a affaire au vigneron le plus expérimenté du coin et se lance dans une présentation commerciale. Renaud Burnier l’écoute patiemment. L’homme pourrait lui vendre des machines à élaguer ou rogner pour des lignes de ceps plantées à courte distance.

Renaud Burnier lui répond poliment que, lui, il plante ses lignes le plus largement possible l’une de l’autre (environ deux mètres), car c’est mieux adapté à la qualité qu’il recherche et aux terroirs locaux en général… Echange d’adresses. Le commercial sent qu’il aurait des choses à apprendre.

C’est la première fois qu’il vient en Russie et il paraît un peu perdu – on ne peut s’empêcher de le penser, sans méchanceté : je lis sur le visage de Renaud Burnier combien il a plaisir à se rappeler, en écoutant l’agent commercial, les difficultés qu’il a surmontées de lui-même, il y a longtemps. Mais il se retient de le manifester, car il n’est pas vaniteux. Un trait de caractère que j’ai pu vérifier souvent.

Le domaine des Burnier s’est considérablement agrandi au fil du temps. Entre 2005 et 2008, la surface viticole est passée de 17 à 50 hectares et la surface des terres cultivables a atteint 150 hectares. Aujourd’hui, le vignoble compte 12 cépages différents. «En 2005, nous avons pu acquérir l’ensemble des terres faisant partie de notre domaine, précise le vigneron suisse. Avec cent hectares de terres non cultivées en réserve, nous avons une marge de développement importante.»

Les œnologues-entrepreneurs ont bénéficié d’un crédit du SECO (Secrétariat d’Etat à l’économie suisse) dans le cadre d’un programme de développement en Russie. Un investisseur les a également aidés, dans un premier temps, à obtenir les crédits suffisants.

Fin 2008, le domaine Burnier s’affirme avec la construction d’une grande cave d’architecture moderne, dessinée par Renaud Burnier lui-même, creusée en partie dans la roche, au milieu du vignoble. «Elle est conçue selon le principe de gravitation et l’économie des ressources d’énergie. Le domaine bénéficie de l’eau des sources et une partie de la vinification peut se faire sans pompe.»

Cela fait des Burnier les seuls propriétaires-exploitants de la région. Et de Marina Burnier, la première femme responsable d’un tel patrimoine. Si d’autres nationalités sont représentées dans les vignobles alentour, Italiens, Slovaques et Français, c’est uniquement en tant qu’œnologues-conseils ou financiers-mécènes à distance.

«Il y a à peu près une décennie, plusieurs grandes sociétés internationales sont venues dans le secteur, note Renaud Burnier. Elles ont tablé sur des célébrités pour conseiller les vignerons. Elles ont parlé à tous les médias en promettant monts et merveilles, investissements et retombées économiques. Aujourd’hui, je constate que ces gens n’ont rien fait, même pas obtenu le permis de construire une cave.»

Ce que nous avons vu en voyageant autour d’Anapa conforte ces dires. Comme ce vignoble d’une centaine d’hectares bien situé, entièrement clôturé, mais visiblement envahi par les mauvaises herbes; probablement délaissé par des investisseurs qui n’ont pas eu la patience d’attendre des résultats, qui ont manqué de personnel qualifié ou qui n’ont pas respecté les particularités locales.

Etrangers à ces fanfaronnades, les Burnier progressent habilement, patiemment. Dès 2009, ils obtiennent la licence d’exporter leurs vins russes en Suisse. Aujourd’hui, l’entreprise familiale dispose en permanence d’un stock dans un port franc de Suisse romande et d’un autre sur le domaine en Russie. «Nous sommes les seuls à posséder cette infrastructure qui offre la possibilité de distribuer en quelques jours dans toute l’Europe. Et nous sommes les premiers sur le marché international à proposer du vin russe.»

Le breuvage des Burnier – haut de gamme, faut-il le préciser – connaît un succès croissant auprès des amateurs qui se trouvent nombreux en Russie. «Depuis le dernier Forum international d’investissement de Sotchi (vitrine de l’économie russe un peu à l’instar du Forum de Davos, ndlr), on commence à parler de nous, souffle Marina. C’est important, car cela assoit notre présence sur le marché russe et renforce l’image que nous souhaitons donner: nous voulons montrer qu’on peut faire des produits d’excellence dans ce pays.» Et son mari d’ajouter: «Nous faisons du vin qui a le goût de la terre russe avec la précision suisse.»

Une prouesse rendue possible grâce au fonctionnement du vignoble en autarcie. Tout y est, naturellement, concentré sur le travail de viticulture et de vinification. Le domaine bénéficie de l’eau des sources présentes sur la propriété. La cave, entièrement équipée de technologies de pointe, a été conçue dès le départ pour pouvoir accueillir des cuves supplémentaires ou de nouveaux produits au fur et à mesure du développement de l’entreprise.

Au rez-de-chaussée, les bureaux sont aménagés de façon spartiate, indiquant que l’on n’y passe pas le plus clair de son temps. A l’étage, une très grande salle de dégustation avec de larges baies vitrées donne sur le vignoble côté ouest. Elle offre une vue sur de magnifiques couchers de soleil, que Renaud Burnier est heureux de nous faire admirer.

«Quand je veux le calme, révèle-t-il, je me rends dans cette pièce. Le spectacle de la vigne me donne l’impression de veiller sur mes enfants.» Deux ou trois grandes pièces sont encore en cours d’aménagement; elles pourront servir de chambres d’hôtes prochainement. Car les idées fourmillent, Renaud et Marina Burnier ne se reposent jamais sur leurs lauriers.