Seule en Russie

Andrée Viollis (1870-1950) était aussi célèbre qu’Albert Londres dans l’entre-deux-guerres. Collaboratrice des plus grands journaux français, elle fut une figure marquante du journalisme d'information et du grand reportage, ainsi qu'une ardente militante des plus grandes causes humaines, comme l'antifascisme ou le féminisme. Extrait de son livre «Seule en Russie» (Gallimard, 1927), sa première grande enquête au long cours qui s'attaque au grand mystère de l'Est de ces années-là.

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Portrait d’Andrée Viollis en 1926 par Henri Manuel. © Ville de Paris / Bibliothèque Marguerite Durand

«Un Albert Londres au féminin». C’est sous cette épithète, toute relative cela va de soi, qu’Andrée Viollis fut (trop) souvent bornée. Comme son cadet, elle était concernée par de semblables préoccupations: les appétits révolutionnaires de la Russie, l’émancipation débridée de la Chine, etc. Avec tant de conviction qu’en 1932, Elie-Joseph Bois, le très respecté rédacteur en chef du Petit Parisien lui confia, au sein de son quotidien, la charge précédemment occupée par le prince des reporters, enrôlé lui par Le Journal. Cette même année, l’un et l’autre se retrouvèrent aux marges du conflit sino-japonais dans les environs de Shanghai. Viollis, pragmatique, efficace et conséquente, Londres, secret, malade et en partance pour son ultime voyage achevé quelques semaines plus tard dans les eaux du golfe d’Aden et les flammes du Georges Philippar. Fille d’un préfet et d’une salonnière, mariée à un prof de philo puis à un conservateur de musée, Andrée Viollis n’aurait jamais dû accéder à la charge de journaliste. Sauf qu’elle était entreprenante et plus encore préoccupée de promouvoir la cause des femmes. En ces temps lointains, la presse pouvait s’avérer un levier efficace et la Première Guerre mondiale, traversée d’un brassard de la Croix-Rouge, un déclencheur inespéré. Avec un temps de retard, l’échotière devint reporter. Son style est sans doute moins enlevé que celui de Londres, mais son bagage en matière de géopolitique aussi pesant et sa pratique des langues étrangères bien supérieure. Ses convictions n’avaient rien à envier à celles de son pendant masculin. On en veut pour preuve la répartie cinglante et désarmante à la fois imposée à un officier japonais qui s’inquiétait de sa présence en terrain hostile: «... mon métier, tout simplement!»

Chapitre II – Premier regard

Dès le soir, je veux prendre possession de Moscou. Oh! Tout juste un premier coup d’oeil. Il fait une nuit tiède, velours bleu criblé de points d'or. Point de lune. Point non plus de ces enseignes lumineuses, de ces débauches de feux aériens, violents, changeants, qui, dès le crépuscule, chassant le rêve, transforment tyranniquement Paris ou Londres en féeries barbares. Les magasins sont fermés, car c'est samedi. Point de cafés. Seuls quelques cinémas, encadrés comme partout d'affiches américaines au grossier bariolage, ouvrent leurs gueules embrasées. Et c'est dans une ombre trouée çà et là par les yeux bleus des ampoules électriques que je me mêle à la foule bruissante, flâneuse en cette belle soirée comme une foule italienne, plus grave, plus silencieuse pourtant, et dont le visage reste presque aussi invisible que l'âme.

Très peu d'autos, mais le long d'une large voie au fantasque alignement, à la chaussée inégale, bondissent et vrombissent, avec une hâte aveugle et redoutable, de gros autobus couleur de hanneton; plus loin, sur la place Sverdloff, centre de la ville, des tramways d'où pendent des grappes humaines ne cessent de se succéder. L'Opéra domine cette place de sa masse un peu lourde; mais son portique corinthien surmonté d’un chariot aux chevaux cabrés disparaît, ainsi que les édifices voisins, de ce style Empire russe qui a tant de grâce altière, sous une carapace d’échafaudages.
– On restaure en ce moment, on restaure partout, me dit mon guide, et il faut se hâter car bientôt viendra l’hiver.

Des deux côtés de la chaussée s'arrondissent de beaux jardins lustrés, récemment créés. Les bancs sont occupés par des gens qui devisent et fument; des enfants jouent dans les allées. Des groupes admiratifs se figent autour d’un vaste massif sur lequel est concentrée la lumière de plusieurs becs de gaz. C'est vraiment un chef-d’oeuvre d’architecture florale. Sur l’une des faces, formé par une mosaïque de géraniums, de bégonias roses et de graminées de toutes les teintes du vert, voici un profil d’ascète aux lignes d’une impitoyable précision: le portrait de Djerzinski, le Saint-Just slave, mort soudainement cet été. Malgré le rôle sinistre qu’il assuma comme premier chef de la Tchéka, il reste, paraît-il, cher au peuple par son courage inexorable et son désintéressement. Sur les autres faces, fantaisies allégoriques. Sont-ce des pendus se balançant à des potences, ou des cosaques maniant le knout? Non: «Le rétablissement des transports en commun», déclare gravement une inscription, également en fleurs. Renonçons à résoudre les autres énigmes proposées par cet Oedipe des jardins. Aux angles de la place, la foule se presse autour de légers pavillons de bois où se vendent des verres de Narzan, cette eau du Caucase, pétillante comme de la limonade; il y a aussi des kiosques, tapissés de gazelles, de revues de mode, à l'instar de Paris; des magazines flambants tout pareils aux magazines américains. Mais nulle publication étrangère n'y apparaît. Des gamins comme tous les gamins, crient les journaux du soir, sur la même mélopée qu'à Paris, Londres ou Rome. D'autres offrent à bras tendus aux passants des bouquets d’asters éclatants, des roses d’automne et des chrysanthèmes. Vision d'éclair: dans des rauquements pressés de trompe, crêtée de casques fulgurants, laquée de rouge, bardée d'échelles, surgit en grondant, puis disparaît, une pompe à incendie géante, dernier modèle de Londres.

Jusqu’ici, rien de très différent des autres capitales. Mais je veux voir, tout près de là, cette place Rouge où bat le coeur de Moscou. On y pénètre à travers une porte voûtée au clocher double, qui porte en cabochon, à sa base, une minuscule chapelle, la fameuse chapelle ibérienne, où luit la veilleuse. Trois popes mendiants, gigantesques et membrus, sont là, debout dans des robes crasseuses: de temps à autre, ils inclinent pour des patenôtres leurs têtes kalmoukes aux longs cheveux gras. On aperçoit des gens qui se signent devant des icônes dont l’or brille faiblement. Et voici qu’on plonge ensuite dans un immense et obscur désert que bordent tout au loin des fantômes d’édifices.
– Un kilomètre de longueur, me souffle-t-on.

Quelques pas encore, puis choc soudain: irrégulièrement éclairé par des lampes à arc, c'est le kremlin qui jaillit des ténèbres avec sa haute muraille rose à créneaux, brandissant un magnifique trophée de tours aiguës, de dômes, de palais, de coupoles et de bulbes, surmonté d'aigles et de croix doubles. Mais ce qu’on discerne tout d'abord, ce qui attire et retient invinciblement, c'est, au-dessus de la forteresse centrale, une flamme écarlate, une flamme vivante qui palpite et ondule, bien qu'il n'y ait pas de brise: le drapeau rouge. Illuminé d'en bas par un ingénieux réflecteur, animé d'un souffle artificiel, il règne au-dessus de la ville comme le symbole souverain de l’ordre nouveau. Artifice un peu théâtral, sans doute, mais qui doit envoûter l’âme et les regards de cette foule dont l'interminable ruban se déroule lentement jusqu'au mausolée où Lénine embaumé repose, dit-on, sur un lit de soie cramoisie. Car ce mausolée se dresse là, au pied de la muraille historique, sous les plis flottants du drapeau. C’est un simple cube de bois aux lignes géométriques, sur lequel s'élève un sarcophage. Un grand coffret dont la forme rappelle l’Arche d’Alliance qui illustrait les vieilles histoires saintes. Sur les deux flancs de la porte basse d'où jaillit violemment un flot de clarté cuivrée, se tiennent debout, pétrifiés, deux soldats géants, au visage enfantin sous le terrible casque mongol, à la longue et lourde capote retombant jusqu’au sol en plis rigides. Presque tous de pauvres gens, ces pèlerins. Certains, enveloppés de peaux de mouton, ont dû venir de loin, car ils tiennent à la main d’humbles valises en bois ciré ou des paquets noués dans des mouchoirs. Les femmes ont la tête couverte d'un foulard, comme les paysannes de chez nous, lorsqu'elles entrent à l'église; beaucoup tiennent des petits enfants pressés contre leur épaule. Sur le seuil elles les redressent, les réveillent, leur posant doucement la main sur la bouche, pour étouffer leurs cris; les hommes, d'un geste fervent, arrachent leur casquette ou leur bonnet de fourrure; les visages sont recueillis, les yeux sont baissés ou bien, ouverts sur le vide, brillent d'une ardeur mystique. Je songe à une vieille superstition russe d'après laquelle un moine ou un anachorète ne pouvait être canonisé que si son corps ne s’était pas corrompu. Jusqu'à ces dernières années, la voix publique exigeait ce signe suffisant et nécessaire de la sainteté. «Un pourri ne peut être un saint», assure un dicton populaire. Or des appareils frigorifiques entretiennent, paraît-il, l'intégrité de la dépouille du dictateur, des spécialistes sont chargés de maintenir sa fraîcheur, de pétrir périodiquement, de farder, comme celui d'une vieille coquette, ce pauvre masque mort. Les dirigeants soviétiques, si merveilleusement habiles à la propagande, n'ont-ils pas exploité l'antique croyance pour attirer la foule crédule des campagnes au sanctuaire nouveau? Et n'est-ce point la raison cachée de cette théâtrale exhibition d'un cadavre, de ce culte macabre qui répugne un peu à notre sensibilité latine? Au mystique peuple russe, qui avait perdu à la fois son tsar et ses saints, on a donné Lénine, le surhomme, couché dans sa châsse. Et ce singulier pèlerinage nocturne, sous ce drapeau animé d'un éclat miraculeux, voilà ce qu’on peut voir dans la soi-disant capitale de l’athéisme: Moscou.

Le matin suivant, matin de dimanche, je suis éveillée par d'ardentes volées de cloches sur lesquelles de légers carillons brodent leurs arabesques. Oui, tout comme à Bruges. De gauches coups de clairon s'y mêlent bizarrement, et de la rue s'élèvent des chœurs de fraîches voix enfantines. Le valet de chambre, m'entraînant au pas de course vers la lointaine salle de bains, m'annonce, entre deux bouffées de cigarette qu'il me lance, ingénument souriant, en plein visage:
It is youth's day. C'est le jour de la jeunesse. Car il ne parle qu'anglais, comme presque tous les domestiques de l'hôtel. Les Français sont si rares ici! Et il m'explique qu'on célèbre aujourd'hui l’une des quatre ou cinq grandes fêtes obligatoires du régime soviétique.
Spassibo, tovarich! Merci, camarade, lui dis-je, sortant pour la première fois le terme rituel.

Le camarade garçon m'éclate alors bonnement de rire au nez. Et quand je descends dans la rue, le soleil m'accueille aussi en riant et en dansant sur une blanche muraille orientale aux créneaux en queue d'hirondelle qui, on ne sait pourquoi, se prélasse en face de mon hôtel. C'est l'enceinte de Kitai-Gorod, la ville chinoise qui, d'ailleurs, n'a rien de céleste et fut naguère le quartier des commerçants. Au loin des dogmes d'argent, des coupoles d'or, de lapis, de malachite étincellent joyeusement, purement, sur un ciel bleu comme une ceinture de madone. Et partout, dans des camions où ils agitent des petits drapeaux rouges, sautant hors des tramways, des autobus pavoisés d'écussons et d'oriflammes, suspendus en essaims fleuris sur les balcons, émaillant les trottoirs de gais massifs, jonchant la place Sverdloff, comme un chemin de procession d'été, de taches éclatantes qui évoquent bleuets, marguerites, coquelicots, causant en groupes, se tenant par le petit doigt, flânant trois par trois, bras aux épaules, avec toute la grâce balancée de l'Orient, partout des enfants, des fillettes, des garçonnets, des adolescents. Ils sont habillés de blanc, ou en toile bleue, verte ou kaki, mais le rouge domine toujours: foulards de soie serrant joliment la tête des filles, écharpes, cravates; larges mouchoirs autour du cou des boy-scouts, qu'on appelle ici des pionniers, accoutrés dans le classique attirail international. Quant aux visages, ils sont aussi gais que les costumes; mais point de cris, de manifestations, nul désordre, nulle confusion. Pourtant je n’aperçois pas la moindre silhouette de professeur ou d'institutrice. Les gardes civiques – c'est ainsi qu'on appelle les gardiens de la paix – qui, à pied ou à cheval, défendent les abords de la place Rouge où l'on ne peut pénétrer qu'en montrant patte de même couleur, ne sont eux-mêmes que des gamins. Et avec leurs casquettes sur la nuque, leurs chandails et leurs cache-nez, les «autorités» que déversent devant le barrage les autos officielles évoquent bien plutôt les «terreurs» adolescentes de nos fortifications que des habitués rassis de tribunes gouvernementales. A des appels brefs lancés par de jeunes gosiers péremptoires, les groupes se reforment, s'ébranlent, disparaissent vers les rues où se prépare le défilé. Et tout à coup, tandis que montent et s'enflent les accents religieux de l'Internationale, là-bas, débouchant de la rue Tverskaïa, crêtée de faisceaux de drapeaux rouges, voici la tête du cortège. Il n’a rien de solennel. Un grand gaillard blond le précède, dressant de ses deux bras, comme un étendard triomphal, un bambin vêtu de rouge qui rit, la tête renversée dans le halo de sa chevelure bouclée; petit dieu classique, éternel; Eros, Bacchus, Jésus, agitant ses menottes vers l'azur comme pour y cueillir espoir et joie. Puis viennent au petit bonheur, chaque groupe précédé d'une fanfare hérissée de bannières, de banderoles, de placards rouges semés d'inscriptions et d'emblèmes, écoles primaires et secondaires, troupes d'étudiants où l'on distingue des faces jaunes d'asiatiques, escouades de soldats kaki, marins au col bleu, ouvriers et ouvrières en costume de travail, pionniers au large feutre de cow-boy – ces pépinières des jeunesses communistes–, associations sportives, jeunes gens et jeunes filles en maillots réduits et collants, tendant le jarret, faisant saillir leurs muscles. Les petits s'amusent de tout leur cœur; certains, exécutants d'une désolante précocité, soufflent dans des clairons, tapent sur des grosses caisses, pleins d’une ardeur comique qui déchire les oreilles. Les moyens piétinent sagement avec une docilité passive un peu morne. C'est chez ceux-là qu'on discerne la souffrance de la révolution et de la famine. Beaucoup ont mal poussé, maigres, blêmes, pauvres frimousses creusées ou boursouflées, traits à la diable. Mais les grands sont robustes et bien plantés; orgueilleusement cambrés, l'œil droit et pur, ils ont une gravité de lévites et portent leur tête comme un ostensoir. Que se passe-t-il dans ces jeunes têtes?...

Tiens! ça et là, au-dessus du cortège, des mannequins de carton colorié gambillent au bout d'une corde. Ici, c'est un odieux «bourjouis» en haut de forme, en face de sa compagne qui exhibe des dessous d'une mousseuse exubérance, certes fort surannée. Mais là n'est-ce pas le long menton austère de sir Austen Chamberlain, le masque aux yeux exorbités de M. Mussolini; puis, après quelques Japonais et Américains, les épaules de M. Briand et – horrendum! – le crâne et la barbiche de M. Poincaré! Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des enfants? Le flot coule toujours, entraîné par des marches militaires, alternant avec des hymnes, musique simple et violente de ménagerie ou d'armée du Salut. Parfois pourtant, quelques jeunes filles lancent comme une balle l’un de ces vifs couplets populaires, joyaux du folklore russe; les garçons ripostent gaîment, ironiquement et un beau chœur alerte et sonore achève le débat. La foule s'est massée des deux côtés du cortège, une foule grise, morne, singulièrement apathique. Pourquoi? Chez nous, devant pareille scène, que de cris, de rires, de vivats, que d'apostrophes gouailleuses! N'y aurait-il plus ici de joie que pour la jeunesse? Mais voici que parmi tant de visages inconnus un sourire m'est décoché. Où ai-je vu cette nuque plate, ce teint de jambon de luxe? J'y suis: l’un des Allemands du train. Nous n'avions pas alors échangé une parole. Mais il fend la foule, il se jette sur moi comme un naufragé sur une bouée. Il déborde de cordialité. Et, désignant l'intarissable défilé:
– C'est peau, mais ça fait un beu beur, fait-il en hochant la tête.

Deux jeunes gens s'arrêtent près de nous: vingt à vingt-cinq ans au plus, tête nue, hautes bottes, blouse de satinette noire élégamment serrée à la taille par une ceinture de cuir et montant au cou. Ils portent à la boutonnière l'insigne rouge des Jeunesses communistes. Silencieux, ils regardent passer le cortège et une émotion à la fois inquiète et fière se lit sur leur beau profil grave aux cheveux rejetés. Eux aussi semblent interroger l'avenir. Je m'aperçois alors que l'un d'eux a déjà les tempes grises. Un arrêt. Un grand camion automobile s'avance. Il est plein de jeunes gens. D'un côté, des ouvriers en casquette, des paysans en touloupe, quelques soldats, un matelot. Mais, en face, quelle est cette mascarade? Deux ou trois «bourjouis» comme celui qui dansait tout à l’heure au bout d'une corde, chapeau claque sur l'oreille, habit noir en déroute, plastron blanc fripé et quelles trognes enluminées, quelles lèvres baveuses et pendantes! L'un brandit une bouteille de champagne, l'autre titube, hoquette, le troisième offre d'évidents symptômes de paralysie générale. Derrière eux, un roi, un moine en pourpre et couronne de carton doré, un moine en bure brune et tiare à croix noire, un général à bicorne emplumé, chamarré comme un perroquet. Et le pope bénit à tour de bras, le général tire son sabre de mameluk, le roi agite son sceptre d'une main et, de l'autre, croix et décorations. Discours alternés. Brèves apostrophes, gestes dédaigneux et vengeurs des ouvriers et des paysans. Et bientôt le pope perd sa tiare, le roi sa couronne, l’officier son sabre et tous les trois, les quatre fers en l’air, s’effondrent sur les bourgeois ivres morts aux pieds du prolétariat triomphant. Tandis qu’un diable poilu, cornu, fourchu à souhait, étend ses larges ailes de chauve-souris au-dessus de leurs cadavres. Le Diable au pays des Soviets? Mais oui...

Même parade exécutée un instant plus tard par des étudiants chinois. Mais cette fois, pour symboliser la haute noce, un jeune Céleste s'est coiffé d'un chapeau de paille à ruban bariolé, incrusté un monocle entre son sourcil retroussé et son nez camard et a revêtu quoi? Un superbe pyjama à fleurs vertes. Dans un autre camion qui suit, serrés en brochettes comme d’éclatants oiseaux des îles, cinquante jeunes Chinois à longues robes à rayures multicolores. C'est une délégation des étudiants de la grande université chinoise de Moscou. Ils battent des mains, font le geste de couper des têtes, imitent l’horrible grimace des pendus, ricanent de toutes leurs pommettes, de toutes leurs bouches plates aux dents féroces. Mon Allemand songe-t-il comme moi au rôle abominable de bourreaux qu'ont, dit-on, joué les Chinois au début de la révolution? Son teint perd ses roses et ses lis.
– Je dois bardir demain pour la Mongolie pour faire des affaires, soupire-t-il.

Deux heures plus tard, je revenais avec un ami. Le serpent aux brillants anneaux n'avait pas cessé de ramper vers la place Rouge, s'engouffrant par cette porte du Sauveur où naguère le tsar devait entrer diadème en tête, conduisant par la bride le cheval caparaçonné d'or du métropolite. De combien de jeunes gens se compose ce défilé? Vingt mille, trente mille? Devant la façade de la Maison des syndicats, un haut-parleur jette sur la foule les discours qu'on vient de prononcer. On entend les voix rauques aux syllabes rocailleuses, et au loin les chants et les rires des enfants revenus du défilé. Le ciel est clair, le soleil penchant plus vermeil. Tout à coup, sur les marches blanches du perron, j'aperçois un groupe qui me fait tressaillir: des enfants encore, cinq ou six enfants de huit à douze ans, épaulés les uns contre les autres, mais pieds nus, à peine couverts de haillons sinistres, à travers lesquels transparaissent leurs maigres membres à la peau souillée. Les yeux chassieux, le nez dévoré de gourme, leurs dents de loup luisant dans leur figure plaquée de crasse, d'un air tout à la fois impudent et pitoyable, ils regardent le beau cortège éclatant. Le souffle suspendu je demande:
– Qu'est-ce donc?
– Ce sont, hélas! nos enfants abandonnés... Un terrible problème dont vous entendrez souvent parler. Nous en avons 300’000 comme ça!

Comment? Ici, dans le paradis prolétarien, y aurait-il une autre jeunesse?

Chapitre III – Ce qu'on voit dans les rues de Moscou

Yeux bleus de gentiane, souriant dans sa barbiche blonde frisée, M. Schoubine, l'aimable directeur du bureau de la presse, me dit avec son terrible accent yankee:
– Nous ne voulons pas vous «bourrer le crâne». Si vous désirez voir quelque chose ou quelqu'un, nous vous aiderons. Mais allez donc seule dans nos rues, voyez nos gens quand ils vont à leur travail, quand ils en reviennent, voyez nos restaurants, nos magasins, nos musées... Go ahead and see by yourself!

Si M. Schoubine sait le français, comme la plupart des fonctionnaires soviétiques, il ne parle que l'anglais:
– Que voulez-vous, s'excuse-t-il, nous ne voyons jamais de Français. On oublie...

Je suis son conseil. Je ne me lasse pas d'errer dans la «cité fabuleuse aux quarante fois quarante églises» qui excita l'envieuse admiration de Napoléon; dans le «grand village aux deux millions d'habitants», comme l'appellent les Américains; dans ce Moscou capricieux, paradoxal et charmant comme une femme slave. Ici un orgueilleux monument écrase de sa masse un groupe de masures lépreuses; là, sur des voies modernes, débouchent de tortueuses ruelles d'Orient, des perueloks aux murs écaillés, aux jardins mystérieux dont on n'aperçoit qu'un éclatant panache. Dômes arrondis, portiques corinthiens, nobles façades du Grand Siècle dominant des parterres à la française, enceintes blanches aux créneaux cornus qui n'enferment que de banales boutiques, tours retroussées à la chinoise, voûtes polychromes ornées d’icônes, corniches de faïence bleue ou verte, évoquent en quelques instants, magiquement, absurdement, tous les siècles, toutes les civilisations, tous les continents: Athènes, Byzance, Versailles, Pékin. Et ces murs qui virent tant de gloires diverses abritent maintenant ministères, instituts, syndicats, universités, clubs ouvriers et toutes les organisations aux noms impossibles à retenir, formés qu'ils sont d'initiales assemblées, – rouages de la formidable machine soviétique. Il y a encore la ceinture des beaux boulevards ombragés, jalonnés de statues de poètes et de savants et où il fait bon rêver; il y a l'Arbat, carrefour populaire et grouillant; la grise petite rivière Moskowa qui reflète plus de palais et de clochers que le plus orgueilleux des fleuves; la place des Soviets, bordée de maisons de strict style Empire, badigeonnées d'un rouge barbare. Il y a surtout la gigantesque, la déconcertante place Rouge et son fantastique quadrille de monuments. D'un côté, la merveilleuse muraille du Kremlin. A sa base, paisible et soigné comme un jardin de curé, le petit cimetière où, sous de simples dalles de granit, entourées de fleurs modestes, reposent les martyres et les étoiles de la révolution; il y a parmi eux une femme, une femme française dont le nom est inconnu chez nous. De l'autre une pesante et fastueuse bâtisse, les «Arcades», de cette affligeante architecture qui sévissait aux alentours de 1889 et contient mille magasins, appartenant au Conseil suprême de l'Economie du peuple. Au centre, sur un large socle, les statues des patriotes Minin et Pojsharsky, qui jadis sauvèrent Moscou des Polonais, désignent d'un geste romantique le sévère mausolée de bois où dort Lénine. Plus loin, une sinistre plate-forme de granit, le Lobnoye Mesto, le «Coin des crânes», où se dressaient naguère potence, échafaud, pilori, regarde la Spasskiye Vorota, tour encore aigrettée de l'aigle impériale qu'avant 1917 chacun devait saluer au passage. Maintenant, deux fois par jour, de ses cloches fameuses dans tout l'empire des tsars, elle répand sur la ville les accents graves de l'Internationale. Enfin, se faisant vis-à-vis, d'une part, deux lugubres édifices pseudogothiques en brique rouge – la maison des Soviets de Moscou et le musée historique russe – rappelant l'hôtel de ville de Birmingham; de l'autre, cette baroque, délicieuse, irritante cathédrale Saint-Basile. Ciselée, peinte, émaillée comme un joyau précieux, depuis ses portails ajourés jusqu'à la plus aérienne de ses croix avec ses dômes, ses coupoles inégales, ses clochetons, ses bulbes d'or, de lapis, de turquoise morte, de malachite, elle semble quelque tiare fastueuse et chimérique arborée en un jour de folie par un neurasthénique sultan des Mille et une nuits. Est-ce pour cette raison que le gouvernement a arraché au culte cette petite cathédrale d'opéra-comique et l'a transformée en musée d'art religieux?

Quelle vie partout! Carrioles, charrettes, chars faits de simples planches jointes à la diable avec des cordes et parfois traînées par des bœufs croisent tramways, autobus, camions automobiles. Là-dessus, des bonshommes barbus, en loques jaunes, penchés sur des journaux. Parfois, debout sur son véhicule, un charretier qui a des lettres en fait tout haut la lecture à un cercle d'auditeurs passionnés. Car tout le monde ici lit les journaux. Rauquements des klaxons des autos lancées en bolides sur les durs pavés inégaux, cris éraillés des petits vendeurs de journaux, grelots frêles des drotschki, les inénarrables fiacres moscovites... Quelles silhouettes comiques de faucheux ils ont avec leurs banquettes étroites, leurs hautes roues maigres, dépourvues de tous pneus, leurs vieux cochers bossus à caftans rapiécés, le trot fléchissant de leurs haridelles, sous l'arc de la douga! Un hymne grave s'élève: c'est un régiment qui défile, d’une belle allure robuste et balancée, mais sans le déclenchement mécanique du pas militaire allemand. Semés ça et là, une armée de balayeurs mâles et femelles, des chômeurs dont on emploie ainsi les loisirs forcés, soulèvent des volutes de poussière, s’acharnent avec une maestria têtue sur une chaussée déjà immaculée. Car la police hygiénique veille sans cesse. Crachez-vous sur le trottoir, laissez-vous tomber journal, enveloppe ou pelure d'orange au lieu de les déposer dans les récipients ad hoc, marchez-vous sur une pelouse? Aussitôt surgit un préposé aux bonnes manières. Poli, mais inexorable, il exige sur-le-champ trois roubles.
– La seule façon de discipliner notre peuple, trop habitué au désordre asiatique, me dit-on.

Et de fait, le pli est pris. Les trottoirs, dans le quartier central, de la place Lubianska à la rue Tverskaïa, sont bordés d’un double feston de marchands ambulants; ils vendent tout et le reste: cigarettes, tartines de caviar et de confitures dont ils chassent les mouches avec un petit balai de bouleau, bas de coton et de soie végétale, saucisses, graines de tournesol, soutiens-gorge, papier à lettres, poupées, cacahuètes, lacets de bottines, tout ce que peut rêver la plus vagabonde imagination. Mais ils ne harcèlent ni ne poursuivent l'acheteur. Aucun bruit, aucun désarroi. Pauvrement mais proprement vêtus, assis ou debout, leur marchandise à la main ou dans un panier, ils attendent, sagement alignés comme pour une revue. Plus loin, offerts par des gars campagnards, ce sont les fleurs et les fruits, – fruits magnifiques qui ont l’air d’avoir mûri dans quelque plantureuse Chanaan: pêches de plein-vent en feutre jaune taché de vermillon, blondes poires duchesse, pommes fardées de rose commun des joues de girls anglaises, et ces pastèques du Caucase dont la chair a l'aspect fondant de sorbets à la fraise, et ces beaux raisins de Crimée, allongés, vermeils comme les grains d'un collier de cornaline. J'ai vainement cherché, parmi ces marchands, l'émouvante silhouette si souvent évoquée du vieux général ou de la princesse, proposant avec timidité les ultimes débris de leur splendeur. Sont-ils morts ou n'ont-ils plus rien à vendre? Pourtant, j'ai rencontré un jour l'image de la Russie d'antan. Une vieille dame, coiffée d'un édifice suranné de dentelles jaunies et de plumes défrisées, dos voûté sous un manteau de velours chauve d'où pendaient encore quelques pampilles de jais. Traînant de pauvres pieds goutteux dans d'antiques bottines de satin élimé, elle allait, portant un sac de tapisserie au petit point d'où émergeait une chevelure de poireaux, et chaque pas, devinait-on, était une souffrance. Tout à coup, devant l’Hôtel des postes en construction, qui, soit dit en passant, sera le plus vaste et le plus perfectionné du monde, elle s'arrêta. Lourdement appuyée des deux mains sur une canne à poignée d'ivoire, elle leva son profil noble et fané vers la gigantesque forêt d'échafaudages à travers laquelle volaient comme des oiseaux une centaine d'ouvriers; elle la contempla longuement, puis, hochant la tête, se remit péniblement en route. Un instant plus tard, elle s'arrêtait de nouveau devant le musée qui recueillera bientôt tous les documents concernant Lénine; sèche et revêche construction au toit plat, pareille par la forme et la couleur à un vaste coffre-fort. «Oui, c'est cela un coffre-fort, me disait un Russe. Lénine n'est-il pas notre trésor?» Sur des guirlandes de plates-formes volantes, des peintres, maniant le pinceau avec ardeur, la badigeonnaient de gris fer. Mâchonnant quelques paroles dans sa pauvre bouche édentée, elle hocha de nouveau la tête, une infinie lassitude courba plus encore son dos déjeté, elle se rangea pour laisser passer trois jeunes pionniers aux yeux brillants et disparut dans l'ombre d’une ruelle...

Entre trois heures et quatre heures, voici le moment où ateliers et bureaux dégorgent leur contenu en longues flaques noires; les ouvriers travaillent huit heures, mais commencent plus tôt, les intellectuels six heures seulement. Les Soviets admettent donc l’inégalité de l’effort? C'est aussi l'heure où le ciel, capricieux comme la ville, et qui en cette saison d’automne est saisi, vers midi, de rages subites, éclatant en pluies cinglantes, s'apaise enfin, tandis que, pour envelopper la belle nuit si douce, des écharpes rose tendre s'allongent dans l'azur pâli. Et la foule coule, avec une discipline ordonnée, en deux ruisseaux parallèles et contraires. Aux carrefours, des mains rouges sur les murs soulignent des inscriptions: «Prends la droite», disent-elles, «Ne t'arrête pas, pense à ceux qui sont pressés derrière toi.» La foule obéit. Au premier regard, elle semble même un peu massive, morne et pauvre d’aspect. Impression due surtout à l'absence de linge blanc autour du cou des hommes. Tous portent des chemises de couleur, souvent dépourvues de col et de cravate. Mais quel pittoresque dans leur mise! Il y a d’abord toutes les variétés de cette blouse russe, qui prête à la silhouette tant de grâce élancée: toile bleue, serge marine, satinette noire, velours à côtes de tous les gris. Il y a aussi des vestes de cuir, des chandails de couleur diverses, des blazers rayés, des vestes Norfolk, des imperméables kaki. Chacun s'habille à sa guise. Et l'on voit fleurir tous les genres de cache-nez et de mufflers, toutes les formes de couvre-chefs, à l'exception, bien entendu, de l'odieux melon: feutres divers, calottes brodées à la tartare, bérets, et surtout la casquette-reine, – casquette arborée par certains employés, en drap vert, barré de la faucille et du marteau, et qui garde quelque chose de militaire; casquette de jockey, de cycliste, casquette enfin du pur prolétaire, enfoncée en bonnet sur la nuque et menaçant les nuages de sa visière en bec... Ces vêtements hétéroclites, souvent râpés, jaunis, sont nets et brossés. Les hautes bottes, si fréquentes, les souliers écorchés et rapiécés, sont bien cirés, avec l’ostentation des malades qui se parent pour donner le change. Il y a de la dignité dans l'allure et dans la tenue.

Mais comment, à quel signe, distinguer les classes? Est-ce un manœuvre qui passe là, un professeur, un serrurier, un médecin, un employé de ministère, un commissaire du peuple? Qui sait? Seuls les regards et les mains peuvent parfois donner la clef du mystère. Et les femmes? Les plus âgées exhibent toutes les modes échelonnées depuis quinze ans. Mais parmi les jeunes, beaucoup d'entre elles, chevelures serrées dans des bandeaux de soie rouge ou tête nue, les mains crânement enfoncées dans les poches d'un modeste golf de laine, le pas élastique, semblent secouer de leurs courtes boucles des bouffées d'air marin et de libres vacances. D'autres, enfin, seraient chez elles sur nos boulevards, car elles savent s'habiller, orienter leur humble feutre selon l’angle voulu, et, comme les Parisiennes, égayer et rajeunir d'un rien – col frais, pochette, fleur imprévue – la toilette la plus périmée. Les visages, souvent irréguliers, ont le rare éclat des fleurs du Nord, le charme nuancé du sourire, la malicieuse finesse du regard. Le reflet d’une âme, c'est d'ailleurs ce qui frappe et retient dans cette foule. Est-elle gaie? Non, certes. Triste? Peut-être... Mais, sous les fronts soucieux, luit, dans la plupart des prunelles, je ne sais quelle flamme inquiète et changeante, quelque chose d’agité, de fervent, d’intraduisible, qui décèle de durs combats intimes, une vie mystérieuse et profonde... une vie intérieure, quoi! Ce qui manque trop à nos capitales sans âme...

Ce n’est pas de cela qu’il s’agit pour l’heure. De nombreux passants pénètrent dans les magasins d’alimentation qui pullulent à Moscou. Des magasins d’Etat ou des coopératives. L’une de ces dernières, répondant au nom peu avenant de la Communarde, multiplie à tous bouts de rue ses vitrines gargantuesques: chapelets de saucisses et de boudins, lourdes guirlandes de volailles dodues, festons de poissons séchés, montagnes de charcuterie, voisinant avec le caviar noir ou doré et toute la gamme des fromages, et surtout de prodigieux massifs de légumes fermes et gonflés, de fruits choisis, lauréats, dirait-on, de concours agricoles. Quand je pense que tant de gens s'obstinent à croire qu'on meurt de faim en Russie! Entre-t-on dans ces cathédrales de la victuaille? Sous des voûtes peintes, chaque «département» y est séparé et ordonné comme dans un ministère. Queues à tous les comptoirs, mais système rapide: le client fait son choix, va aussitôt payer à la caisse et, au retour, échange son colis contre le reçu. Les prix ne sont pas très élevés. Depuis le règne du tchervonetz (dix roubles), qui a rendu au rouble sa valeur or d'avant-guerre, le dollar sert là-bas à toutes les transactions; il valait à ce moment-là un rouble 94 kopecks. (Il y a cent kopecks dans un rouble.) Cette valeur n'a jamais varié pendant mon séjour. C'est-à-dire qu'en ce moment, il vaut environ douze francs. Suivant qu'il était noir ou blanc, ou suivant la ville, le pain se vendait de six à douze kopecks la livre; le beurre et le fromage de cinquante à soixante-dix kopecks; les œufs de quarante à cinquante kopecks la douzaine à Moscou, mais de vingt-cinq à trente seulement à la campagne, et l'on avait un poulet pour environ quarante-cinq kopecks. Quant à la viande, elle coûtait à peu près quarante kopecks la livre pour les beaux morceaux. Mais le poisson salé, le thé sont, paraît-il, moins chers encore. La nourriture n'a pas triplé, me dit-on, depuis la guerre. On peut donc manger en Russie soviétique. Et l'on ne s'en prive pas, car les Russes ont l'appétit solide.

Autre histoire, par exemple, pour les objets de luxe et pour les vêtements. J'ai vainement cherché dans tout Moscou des bijouteries analogues à celles des autres capitales. Les deux ou trois modestes boutiques que j'ai découvertes dans de beaux quartiers rappelaient plus le chef-lieu de canton d'une de nos provinces les plus arriérées que la rue de la Paix. Parfums, poudres de riz, rubans, fleurs, dentelles, tous ces colifichets qui parent la vie, sont invisibles ou d'un prix prohibitif. Les vêtements, d'étoffe médiocre, de coupe plus médiocre encore, teints de couleurs criardes et vulgaires et présentés sans art, ont un air de basse camelote et coûtent des fortunes. Je me souviens de quelques misérables paires de souliers similicuir, espacées à longs intervalles dans l'énorme vitrine d'un magasin d'Etat des «Arcades» et séparées par des rosaces en ruban de mirliton; c'était à faire pleurer! Et ils coûtaient de vingt à trente roubles. Calculez et concluez. Quant aux bas, de misérables gaines de coton que dédaigneraient nos vachères, ils arrivent à valoir de trois à cinq roubles, et c'est neuf roubles qu'il faut donner pour une chemise de nuit, cousue à la machine et déshonorée de broderies de pacotille.

Pourtant que d'essaims admiratifs en face de ridicules mannequins de bois colorié comme il y en avait chez nous il y a un quart de
– Tant mieux, me dit jovialement M. Schoubine en se frottant les mains. Nos gens se reprennent à la coquetterie. C'est bon signe...
– Vous ne la favorisez guère, en tout cas! Pourquoi ne pas importer de vêtements des pays étrangers? Avec votre change...
– Justement, répond-il avec vivacité. Ce change ne tarderait pas à baisser, car nous serions submergés de produits contre lesquels notre industrie à ses débuts, serait incapable de lutter. Non, non, c'est l'Etat, vous le savez, qui a ici le monopole du commerce extérieur. Et nous n'importons qu'à bon escient: matières premières, produits chimiques, outillage, machines indispensables à nos fermes et à nos usines. Le reste viendra plus tard... Notre peuple est au courant, il accepte. En somme, tout homme – et même toute femme – ne vit pas seulement de coquetterie...
– «... Mais de toute parole qui sort de la bouche de Lénine». Voilà que vous citez l'Evangile, camarade!