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La Landsgemeinde est-elle un exemple de démocratie directe? «Faux», tonne l’historien Hans-Ulrich Jost. «C’est un dispositif totalement corrompu historiquement parlant.» (Glaris, 1er mai 2022). © Keystone / Walter Bieri

«Le système oriente le choix du peuple»

Pour l’historien Hans-Ulrich Jost, l’affaire des éoliennes fribourgeoises n’a rien de surprenant. «Ce mélange des intérêts privés et publics, ce soupçon de secret et ce manque de transparence, c’est simplement la marque de fabrique de la démocratie suisse. Sa force», analyse, sans langue de bois, l’auteur de très nombreuses recherches remarquées et remarquables sur la Suisse.

Des mensonges, des cachotteries, des exécutifs communaux dépassés, des accords secrets et confidentiels dissimulés aux populations concernées, un gouvernement fribourgeois qui n’en fait qu’à sa tête et qui privilégie le passage en force, des électriciens voraces et peu coopératifs, des documents rendus publics au forceps grâce à la Loi sur la transparence, avec pour pimenter cette situation ubuesque des centaines de millions de subventions fédérales… Le dossier de l’énergie éolienne a tout d’une pièce tragique dans le canton de Fribourg et les récits de Jean-François Haas et de l’avocat David Ecoffey nous indiquent clairement que quelque chose cloche dans le système…
Et vous êtes surpris par cette situation?

Bien oui, tout de même.
Moi, pas du tout! Le système suisse fonctionne de cette manière et finalement, ce que vous me décrivez et ce que disent les témoins de cette situation est assez classique dans notre pays.

Circulez, il n’y a donc rien à voir.
Je n’ai pas dit cela et ma carrière de chercheur prouve que je n’ai jamais craint de dévoiler la face cachée de notre démocratie, de nos dirigeants ou du système. Ce que je dis, c’est que je ne suis pas étonné que de tels projets qui génèrent des milliards de subventions étatiques tournent à la foire d’empoigne…

Le mot est faible. Pouvez-vous cependant nous expliquer pourquoi vous n’êtes pas étonné, la Suisse ne passe pas pour un pays corrompu en général?
Ce mélange des intérêts privés et publics, ce soupçon de secret et ce manque de transparence, c’est simplement la marque de fabrique de la démocratie suisse. Sa force. Le fonctionnement helvétique nous donne l’impression que tout le monde peut participer au processus de décision, et cela à tous les échelons. Or de subtiles interventions orientent les prises de choix dans la bonne direction, celle du pouvoir, du système. Au-delà du fonctionnement officiel public et réel, il existe un réseau de relations personnelles de pouvoir, particulièrement puissantes. C’est ce qui nous différencie de la France où le gouvernement central dicte tout simplement aux autres ce qu’il faut faire. En Suisse, on introduit toutes sortes de «consultations». Cela donne une légitimité à la démocratie. Mais en fin de compte, c'est quand même le système, là où le pouvoir est réellement installé, qui dicte la politique à suivre.

Des «consultations»?
Dans le cas des éoliennes fribourgeoises, comme dans de nombreux cas à travers notre pays, dès qu'il y a un problème, on crée une commission qui crée une autre commission avant de renvoyer la question à une troisième instance qui finalement fait appel à un expert indépendant qui établit un beau rapport. Ce processus noie l'affaire dans une sorte de débat qui se paralyse de lui-même. A la fin, le pouvoir peut imposer sa décision alors que tout le monde sait qu’éolienne ou pas, nous fonçons dans le mur en matière énergétique. Aucune solution pérenne ne peut répondre à nos besoins. Nous sommes dans une impasse énergétique. Avec nos connaissances technologiques actuelles, nous n'arriverons jamais à une réponse concrète pour remplacer le parc nucléaire. Même si on tapissait le pays de 4'000 éoliennes, comme certains plans des énergéticiens le prévoient, nous aurions toujours besoin d’autres sources plus polluantes. L’exemple allemand est parlant. Bien qu’ils aient construit des milliers d’éoliennes, ils ont dû rouvrir des mines de charbon pour répondre à la demande parce que l’énergie renouvelable ne suffit pas.

Vous êtes bien pessimiste.
Non, réaliste. Quand je vois que le débat actuel sur les éoliennes revient à détruire la nature pour y installer des usines à vent au nom de la protection de l'environnement, je me dis que quelque chose cloche. Et soyons francs, la terre n’a pas besoin de nous. Elle a déjà changé sa population de manière radicale. Les dinosaures ne sont plus là…

Si on revient au cas qui nous occupe des éoliennes fribourgeoises, ce dossier est truffé de conflits d’intérêts. Le canton est l’actionnaire principal et ultra-majoritaire de Groupe E et c’est lui même qui octroie des concessions ou des permis de construire! Il est à la fois juge et parti alors que les pouvoirs devraient être clairement définis et séparés. Ce qui est la base de la démocratie, non?
Le conflit d'intérêts est existentiel à la Suisse. Prenons un exemple historique: après 1848, lorsqu’il s’est agi de construire le réseau ferré dans le pays, personne ne s’est offusqué que les paysans qui vendaient leurs terrains – passant comme par hasard de zones agricoles en zones à bâtir – participent également en tant qu’élus au processus de décision dans les commissions fédérales ou au parlement. Rebelote dans les années 1950 et 1960, quand nous avons construit les autoroutes. En 2024, on crierait peut-être à la corruption ou tout au moins au conflit d’intérêts…

Et encore… Si on revient à l’affaire fribourgeoise des éoliennes, les terrains de certains élus actifs dans les communes concernées se seraient retrouvés, comme par miracle, sur la liste des sites prévus pour accueillir des machines à vent. Pour le plus grand bénéfice de leurs propriétaires.
Rien de nouveau sous le soleil. Prenons un autre exemple. Celui du Zurichois Alfred Echer (1819-1888). Eh bien! Figurez-vous que sa signature apparaît quatre fois au fond du même contrat entre une société de chemin de fer et l'Etat de Zurich. Il l’a signé en tant que président du Conseil d’Etat, donc du gouvernement, président de la compagnie de chemin de fer, délégué de la direction, et président du conseil d’administration de la compagnie de chemin de fer.

Du tout grand art.
Et cela ne posait de problème à personne. Bien entendu, la situation est différente aujourd’hui. Les médias sont probablement plus regardants. Les institutions internationales peuvent aussi intervenir à l’occasion, néanmoins l’état d’esprit demeure. Il y a souvent un mélange des genres malvenu, mais qui, avouons-le, fonctionne. Même si tout cela me laisse perplexe en tant qu’historien et citoyen et que cela ne correspond pas du tout à l'image idéale de la démocratie ou d'une société civile équilibrée. Vous voulez un autre exemple?

Avec plaisir.
Après 1848, la Suisse veut se doter d’une monnaie nationale et hésite entre le franc suisse et la couronne. Le Conseil fédéral est majoritairement pour le franc, mais la couronne a aussi ses défenseurs, notamment en Suisse alémanique. Pour diriger le sens du vent, le gouvernement a mandaté un expert pour rédiger un rapport sur cette problématique. Il s’agissait d’un banquier bâlois nommé Sarrazin. Or le Conseil fédéral qui connaissait bien ce dernier savait pertinemment qu’il était un fervent défenseur du franc. Son rapport, sans surprise, a eu droit à une jolie couverture médiatique et un article le jour même du vote sous la Coupole fédérale. Les jeux étaient pipés. Pour la petite histoire, ce même banquier Sarrazin a financé la délégation suisse qui négociait un traité de commerce avec le royaume de Savoie, à Turin, qui était indépendant à l’époque. Du win-win. Pour le Conseil fédéral, c’était tout bénéfice puisque le banquier participait aux discussions officielles en représentant la Confédération et que cette dernière pouvait négocier un accord sans bourse délier.

Peut-on encore parler de démocratie si les trois pouvoirs ne sont pas indépendants les uns des autres?
Ne soyons pas trop idéalistes. Les conflits d’intérêts sont universels et pas uniquement helvétiques. Et puis notre pays est petit. Tout le monde se connaît. Les gens qui comptent se sont côtoyés à la fanfare, au club de football du village, à l’école ou à l’armée. Cette proximité induit un échange continuel entre les strates de la société. Entre les instances militaires, politiques, économiques, religieuses ou autres. La Suisse est aussi le pays le plus soumis aux grandes associations ou corporations professionnelles. Economiesuisse, la Fédération des entreprises suisses, est un acteur important tout comme l’Union syndicale suisse ou l’Union suisse des arts et métiers qui représentent les PME du pays. Tout ce petit monde, qui mélange allégrement les casquettes en étant à la fois élus du peuple et de ces associations, se parle continuellement, cherche le compromis au-delà des idéologies de chacun. C’est ça, le système suisse, une mécanique de précision digne des plus exigeantes complications horlogères. Au final, ce monde de miliciens où aucune tête ne doit dépasser et où un même personnage peut avoir plusieurs casquettes est moins cher qu’un système hiérarchisé à la française par exemple, plus professionnel. Surtout, le principe de base est de toujours trouver un compromis viable qui permet d’avancer pour le bien de la communauté et d’éviter des conflits destructifs internes. Les Suisses font toujours en sorte d’éviter d’entrer dans le cycle infernal de la crise sur l’idée qu’il vaut mieux un compromis parfois boiteux qu’une guerre. Chacun fait un compromis et va dans le sens de l’autre. Et encore une fois, ça fonctionne. Nous n’avons connu que trois guerres civiles de courte durée depuis la fondation du pays. Et la dernière en 1847 a permis de construire la Suisse moderne.

Pourquoi?
Les vainqueurs de cette guerre, les cantons protestants et industriels, n’ont pas écrasé les vaincus, les cantons catholiques et plutôt paysans. Et s’ils ont néanmoins imposé leurs vues et leur système, ils ont fait en sorte que les catholiques suivent le rythme et ne se sentent pas humiliés. Ils les ont ensuite intégrés dans le système en 1891 en élisant le premier catholique au Conseil fédéral. Une élection stratégique pour calmer le jeu. En effet, dans les années 1880, les catholiques avaient lancé de nombreux référendums et initiatives pour déstabiliser le système. Le message a très bien passé puisque rapidement un représentant catholique s’est retrouvé au gouvernement.

Et à quand remonte cette formule magique qui fait la réussite de la Suisse?
En gros, après l’introduction de la réforme protestante par Zwingli à Zurich dans les années 1520. Il fallait trouver un nouvel équilibre entre les cantons de confessions différentes qui avaient compris que, s’ils ne voulaient pas être submergés par leurs voisins, ils devaient trouver des compromis raisonnables et acceptables pour tous. Cette manière d'imposer son propre pouvoir tout en intégrant sa propre opposition est née à cette période. Et ça fonctionne encore de nos jours.

Rassurez-moi, le peuple a toujours le dernier mot?
Bien sûr qu’il a toujours le dernier mot. Tout comme le système. Prenons l’exemple de la Landsgemeinde souvent citée comme exemple de démocratie directe et solide. Et comme la plus vieille démocratie. Mais concrètement, dans les faits, c’est totalement faux. C’est un dispositif totalement corrompu historiquement parlant. En schwyzerdütsch, il y a un joli mot qui résume cette situation, c’est le verbe trölen. En gros, avant la Landsgemeinde, les uns et les autres faisaient le tour des bistrots pour convaincre les électeurs de voter dans un sens ou l’autre – avec monnaie sonnante et trébuchante. L’immense avantage de la Landsgemeinde, c’est que vous voyez tout de suite si la personne dont vous avez acheté le vote tient parole puisqu’il vote à main levée sur une place publique.

Reste que les initiatives et les referendums automatiques ou facultatifs donnent du poids au peuple suisse qui n’a pas besoin de descendre dans la rue pour se faire entendre.
Oui, mais, comme je l’ai dit, le système oriente son choix dans la bonne direction, celle du compromis décidé par le système lui-même. La majorité du temps, ça passe ainsi. Parfois, il y a des surprises. Regardez l’initiative sur la 13e rente AVS qui a été acceptée en mars 2024 par la majorité des cantons et du peuple. Sans entrer dans le débat, c’est le signal clair et évident d’un malaise. Les gens ont fait part de leur insatisfaction grandissante. Ce fut le cas également avec les initiatives xénophobes de la droite nationaliste qui remontent au début du XXe siècle. Totalement populistes, elles ont caressé l’électorat dans le sens du poil lui faisant croire qu’on l’écoutait. Qu’on entendait son problème. Mais, au final, le système n’a rien changé et a poursuivi sa politique. Prenez aussi l’exemple de l’initiative Minder censée lutter contre les salaires excessifs des grands patrons et qui a été acceptée en 2013. Cela a abouti à une loi… qui n’empêche pas les tops managers de gagner largement plus encore qu’à l’époque. J’ai lu dernièrement que c’était même 37% de plus, ce qui est énorme. Ça me fait aussi penser à l’initiative pour l’interdiction de l’absinthe, acceptée en 1908 à la suite du meurtre d’une famille par le père sous l'emprise de l'alcool. Le contexte était émotionnel et l’objectif de départ était de prohiber tous les alcools forts pour éviter qu’un tel drame ne se reproduise. Or, même si la cause était populaire et juste, les paysans suisses, les vignerons en tête et les vendeurs de fruits à distiller ne l’ont pas entendu de cette oreille. Finalement, nous avons trouvé un compromis en mettant seule l’absinthe sur le banc de l’infamie. Or le Conseil fédéral reviendra en arrière, en 1936, en autorisant les anisettes à plus faible teneur d'alcool. Vous savez pourquoi?

Non.
Pour soulager les finances de la Régie fédérale des alcools. L'interdiction de l'absinthe a été levée en 2005.

Une histoire typiquement suisse en fin de compte.
Totalement. Nous sommes très forts pour noyer le poisson si cela est nécessaire. Et notre Conseil fédéral que l’historien Jean Rodolphe Von Salis décrivait comme un petit conseil communal gonflé est un expert en la matière.