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Quantico, l'académie du FBI, au coeur de la traque aux tueurs en série tels que George Metesky, le Mad Bomber, Aileen Wuronos, la Demoiselle de la mort, et le sadique Ted Bundy.© DR / sept.info

Perte de confiance en l'animal humain (1/4)

Des dizaines de tueurs en série sillonnent les Etats-Unis assassinant chaque année plusieurs milliers de personnes. On ne compte plus les films et les séries télé consacrés à la guerre que leur mène le FBI. Après Seven, David Fincher signe la série Mindhunters disponible sur Netflix. Rencontre avec les chasseurs d’âmes du FBI.

J’ai rarement rencontré agent du FBI aussi doux et tranquille que Bill Hagmaier. A le voir assis à son petit bureau de Fredericksburg (Virgine), nul ne s’imagine qu'il a, pendant des années, sondé ce qu’il y a de plus terrible dans l’âme humaine. Au sein de l’unité du FBI chargée de traquer les tueurs en série, la Behavioral Science Unit (BSU), on parle encore avec admiration de son tableau de chasse: de la traque d’Unabomber à celle de l’Etrangleur de Colombus, des meurtres du Rôdeur de la nuit à ceux du Tueur pleureur, du plus gros braquage de l’histoire des Etats-Unis (Sentry Armored Car) à l’incendie criminel de l’hôtel Dupont Plazza de Porto Rico (91 morts)... Bill Hagmaier a résolu des centaines d'affaires qui ont passionné les Américains. Et traqué les plus effrayants tueurs en série du pays: Gary Ridgway, le Tueur de la Green River, condamné en 2003 à 48 peines de perpétuité sans remise de peine possible pour le meurtre de 40 femmes, bien qu'ayant avoué en avoir commis 72 et supposé en avoir liquidé 90; Danny Rolling, connu sous le nom de l'Eventreur de Gainesville, exécuté en 2006 pour avoir sauvagement assassiné une dizaine de personnes; Aileen Wuronos, une prostituée surnommée La Demoiselle de la mort, exécutée en Floride en 2002 pour avoir tué sept hommes; sans oublier leur maître à tous, l’effroyable Ted Bundy. «Pendant des années, explique Bill Hagmaier, j'ai parcouru le pays d’un bout à l’autre pour regarder les images des crimes les plus odieux que l’on puisse imaginer. Quelle étrange façon de vivre! Sans ma femme et mes deux enfants, je ne sais pas si j’aurais pu le faire. Dans notre unité, nombreux sont ceux qui ont démissionné ne supportant plus l’horreur des tueurs en série.» Nul n’imagine non plus que des années après son départ du FBI, Bill Hagmaier continue à passer le plus clair de son temps à scruter les abysses du mal. Il travaille désormais au 10711 Spotsylvania, un petit immeuble situé à moins d’une heure de ses anciens bureaux de la BSU. Sa société emploie deux personnes, une secrétaire et lui-même, mais on aurait tort de se laisser abuser par la quiétude des lieux. Ses enquêtes l’ont conduit aux Etats-Unis, au Canada, à Porto Rico, en Angleterre, en Australie, en Islande et en Suisse.

Mais revenons sur la carrière de celui qui, aujourd'hui encore, est toujours considéré comme une légende dans le milieu des profileurs. Dans les années 80, Bill Hagmaier, responsable du Centre national d’analyse sur le crime violent créé par le président Ronald Reagan, est chargé de coordonner les enquêtes criminelles et de fournir aide et assistance aux différentes polices locales des Etats américains ainsi qu’aux forces de l’ordre étrangères. Le 21 juin 1989, six mois après son élection à la présidence des Etats-Unis, George Bush lance un vaste plan de lutte contre la criminalité violente en pleine explosion, une mission prioritaire du FBI. A cette époque, les Etats-Unis comptabilisent près de dix meurtres pour 100'000 habitants par année, soit environ quatre fois plus qu’en France ou au Canada. Le plus souvent, ces crimes demeurent inexpliqués, donc impunis. Alors qu'en 1966, seuls 6% des crimes n’étaient pas résolus, leur nombre atteint 25% en 1990 avant de culminer à 34% deux ans plus tard. Les tueurs en série sont l'incarnation de ce déchaînement criminel violent. Ils seraient entre 40 et 200 à sillonner le pays en toute impunité, selon le FBI, tuant bon an mal an plusieurs milliers de personnes. Soit six fois plus qu'au début des années 1990.

La fascination du public américain pour les serial killers date de la fin des années 60, dans une société alors en proie à la contestation. Depuis, cet attrait n'a cessé de croître, notamment à cause d’Hollywood. Une aubaine pour le FBI qui redore ainsi son blason. Ce genre cinématographique a sans aucun doute atteint son apogée en 1991 avec Le Silence des agneaux de Jonathan Demme. Pour la première fois, une équipe a pu tourner sur la base de Quantico, le camp d’entraînement des recrues et des agents du FBI, qui héberge également les bureaux de la BSU. Certains profileurs ont même conseillé les réalisateurs notamment sur le personnage de John Douglas, le responsable du FBI, interprété par Scott Glenn. Si les agents de la BSU ont apprécié le résultat, ils ont toutefois précisé que jamais ils n’enverraient une élève au contact d’un tueur en série. L’affrontement entre l’aspirante agente du FBI jouée par Jodie Foster et le psychopathe interprété par Anthony Hopkins remporte un triomphe inattendu. Dans les mois qui suivent, le Bureau est submergé de candidatures émanant principalement de jeunes filles désireuses d’en découdre avec le Mal absolu. Vingt-six ans plus tard, l’engouement est aussi prégnant au moment où Netflix lance, à grand renfort de publicité, une série sur la croisade des agents du FBI contre les tueurs en série. Un triomphe pour une unité qui est née et qui a grandi dans une quasi-clandestinité.

Le 16 novembre 1940, des ouvriers qui travaillent sur un chantier de la Consolidated Edison, Inc. sur la 64e rue de Manhattan découvrent une bombe rudimentaire posée sur le rebord d’une fenêtre. Une note manuscrite rédigée en lettres capitales est attachée à la bombe: «ESCROCS DE CON EDISON, C’EST POUR VOUS.» En septembre 1941, une deuxième bombe est découverte sur la 19e rue, près d’Union Square, non loin du siège de la Con Edison. Quelques mois plus tard, la police new-yorkaise (NYPD) reçoit une lettre exigeant que les dirigeants de l'entreprise, active dans les énergies, soient traduits en justice pour «épouvantables actes néfastes». Au cours des cinq années qui suivent, seize autres missives signées des initiales «F.P.» sont adressées aux forces de l’ordre. En mars 1950, un troisième engin explosif, bien plus puissant que les précédents, est découvert dans l’entresol de la gare Grand Central. La bombe suivante, elle, explose dans une cabine téléphonique de la Bibliothèque publique de New York. Peu après, une autre cabine saute à Grand Central Station. Les journaux commencent à suivre de près l’affaire, en 1954, après l’explosion de six engins, dont un en plein concert à Radio City. L’année d’après, six nouvelles explosions mettent la ville en émoi. New York vient de se trouver un nouvel ennemi: The Mad Bomber, Le Poseur de bombes fou. Sans piste sérieuse et en désespoir de cause, l’inspecteur Howard Finney de la NYPD se tourne vers James Brussel, psychiatre de renom. Sa démarche est originale; à l’époque, pour la très grande majorité des policiers, psychiatrie rime avec escroquerie. Brussel et Finney n’appartiennent pas au même monde. La pipe au bec, le docteur est un disciple de Freud qui vit dans son cocon de la 12rue, en plein Greenwich Village. Au début de sa carrière, il a un peu travaillé pour le FBI, au Mexique, dans le cadre d’une opération de contre-espionnage. Mais il doit surtout sa renommée à plusieurs ouvrages dont Comment devenir un psychiatre émérite en dix leçons en 1971. 

Howard Finney remet au docteur Brussel une copie du dossier du Mad Bomber. Il commence à analyser ces lettres de revendication signées des initiales «F.P.» qui se dit victime de la société Con Edison. Sa manière d’écrire lui donne à penser que l’on a affaire à un paranoïaque, sans doute d'au moins quarante ans puisqu'il opère déjà depuis seize ans. Son écriture trahit une personnalité méticuleuse, prudente, certainement exemplaire dans son travail. Son langage reflète une certaine éducation, quelques tournures désuètes laissent supposer qu'il pourrait être d’origine étrangère. Les lettres sont écrites en capitales parfaitement dessinées à l’exception des «W» qui, selon le spécialiste, évoquent une «poitrine féminine». Quant au MO (modus operandi), le psychiatre remarque que, lorsqu’il s’en prend à des salles de spectacles, F.P. dissimule ses bombes dans des sièges préalablement lacérés et partiellement évidés. Brussel y voit la symbolique d’une pénétration sexuelle et en déduit que le suspect n’a probablement pas fait son Oedipe. Il doit donc être célibataire, mais vit peut-être avec une personne qui représente une figure maternelle. En étudiant la manière dont les bombes sont fabriquées et mises en place, le psychiatre en conclut que F.P. est sans doute originaire d’Europe de l’Est. Les lettres de revendication ont d'ailleurs été postées non loin du Connecticut, où réside une forte communauté slave. Telles sont les conclusions que le Dr Brussel expose, non sans un certain sens de la mise en scène, aux policiers new-yorkais chargés de l’enquête. Avant de leur transmettre ses ultimes conclusions, il marque un temps d’arrêt et ferme les yeux: «Je vois le Poseur de bombes… Il est toujours impeccable, il a un sens maniaque de la propreté. Il ne portera jamais de vêtements à la mode.» Dans ses mémoires, James Brussel se justifiera ainsi: «Je le voyais nettement, beaucoup plus distinctement que les éléments factuels ne me le permettaient. Je savais que mon imagination l’emportait chez moi. Mais je n’y pouvais rien.» Fermant plus fort encore les yeux, il clôt son intervention sur: «Une dernière chose, quand vous l’arrêterez – et je suis certain que vous l’arrêterez –, il portera un costume croisé.» «Jésus!» murmure l'un des policiers. «Et il sera boutonné!» conclut le psychiatre. Quand Brussel rouvre les yeux, les flics se regardent d’un air interrogateur et sortent de la salle sans mot dire. 

Un mois plus tard, la NYPD arrête le Poseur de bombes: il s’appelle George Metesky, est originaire d’Europe de l’Est et vit à Waterbury dans le Connecticut avec ses deux soeurs aînées. C’est un vieux garçon, toujours propre et impeccablement vêtu, qui va à la messe tous les dimanches. C’est aussi un ancien employé de la Con Edison qui affirme avoir été renvoyé après un accident du travail. Quand il ouvre sa porte aux policiers, il leur dit: «Je sais qui vous êtes. Vous pensez que je suis le Poseur de bombes fou…» Il est minuit, il est en pyjama. Les policiers lui demandent de s’habiller pour les suivre au commissariat. Quand il réapparaît, il est soigneusement peigné, ses chaussures sont étincelantes et il porte un costume croisé… boutonné!

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Le 21 janvier 1957, George Metesky, alias Mad Bomber, est arrêté à son domicile de Waterbury dans le Connecticut. © DR

L’histoire fait le tour de toutes les polices américaines et ne tombe pas dans les oreilles d’un sourd, celles de l’agent spécial Howard Teten qui se précipitera, des années plus tard, chez le Dr Brussel. Howard Teten n’est pas un agent comme les autres. C’est un bricoleur de génie doublé d’un pédagogue hors pair. Un pionnier de la lutte contre les tueurs en série, une légende qui a façonné le FBI moderne, selon ses collègues. Il aime les problèmes non pas tant pour les résoudre que pour le cheminement intellectuel qui conduit à la solution. Il me reçoit dans une petite maison de la banlieue de Washington, dans son sous-sol encombré d’ordinateurs. L’entretien est filmé. Mais quelques heures plus tard, je m’aperçois que la caméra n’a enregistré aucune image et que le magnétophone a tourné en vain ne restituant que du silence. Informé Howard Teten éclate de rire et me dit qu’il a l’habitude de ce genre d’incident. A force de s’occuper de choses étranges, elles finissent par arriver. Une seconde tentative nous permettra d'arriver à nos fins.

Dans le courant des années 1970, Howard Teten étudie de manière scientifique le crime et les criminels. Ses recherches l’amènent inévitablement à rencontrer James Brussel. «Je suis allé le voir… ce devait être en 1974, me raconte-t-il. Il était un psychiatre clinicien de renom. Après le Poseur de bombes fou, il a étudié L’Etrangleur de Boston, puis l’affaire Sam Sheperd, à Cleveland. Il a ensuite écrit un livre intitulé Casebook of a Crime Psychiatrist. C’était un personnage pittoresque et merveilleux. Je lui ai dit que, si je pouvais bénéficier d’un peu de son temps, le FBI serait ravi de le payer. Il m’a répondu: “Je prends trop cher, vous n’avez pas les moyens de vous offrir mes services. Mais je suis un patriote et je travaillerai pour vous gratuitement.” Son approche était différente de la mienne. Il examinait la scène du crime afin d’y débusquer les grands traits psychologiques du tueur. Après quoi, il affinait sa recherche et travaillait à partir de critères d’appartenance nationale et ethnique, mais je ne voyais pas vraiment comment ça pouvait marcher, les Etats-Unis sont un tel melting-pot de races et de nationalités. Il m’a laissé entrevoir une autre perspective de travail et j’ai pris conscience que je n’étais pas le seul à essayer de me servir de nouvelles techniques d’investigation pour résoudre des affaires. J’ai été très impressionné par cet homme qui avait commencé à explorer ces nouvelles pistes dans les années 1950. Il m’a beaucoup appris. Il m’a montré comment cerner objectivement une scène de crime. Il m’a enseigné sa méthode, fondée sur la psychanalyse. Je crois en la psychanalyse. J’ai appris que je devais moi-même passer par un processus d’autoanalyse avant de trouver une manière objective de mener mes enquêtes. Cela m’a été très précieux, car j’ai été ainsi conduit à aborder les scènes de crime sans avoir un point de vue biaisé. Tous les corps de métier ont tendance à ne voir que ce qui les intéresse: c’est l’histoire du cordonnier qui, regardant la rue, n’y voit que des paires de chaussures. Quand on profile une scène de crime, on ne doit pas chercher ce qu’on s’attend à voir, il faut la laisser vous lâcher des bribes d’information. Ma méthode combine la psychologie, l'observation et l’étude de la typologie de victimes.» Cette méthode, baptisée «profilage criminel», sera à l’origine d’une nouvelle profession: profileur.

Howard Teten a toujours recherché l’excellence: «Toujours faire de son mieux; la quête du ciel, vous voyez le topo…» Quand il intègre la police californienne en 1954 avec pour rêve de résoudre les affaires criminelles, son horizon s'obstrue rapidement. Son quotidien est alors fait de patrouilles et de scènes de crime, une école rude qu’il n'envisage pas de mener toute sa vie. Certain de ne pouvoir grader sergent avant longtemps, il présente sa candidature au FBI en 1962. Admis, il est brièvement envoyé, comme toutes les nouvelles recrues, à Quantico: «C'était l’ancien régime, se souvient-il. Les agents ne passaient que quatre semaines à la base pour apprendre le maniement des armes à feu. Le reste du temps, ils suivaient des cours à Washington dans les anciens bâtiments du département de la Justice.» Après avoir prêté serment, Howard Teten s'interroge sur le fait qu'il va devoir porter une chemise blanche et un galurin pour le restant de ses jours... Son badge et son arme à feu en poche, il est expédié à Oklahoma City, puis, quelques mois plus tard, à la résidence du FBI de Muskogee, en plein territoire indien. C’est là qu’il apprend à mener des enquêtes rigoureuses et à conduire les interrogatoires de la manière la plus efficace possible. Muskogee est l'une des rares villes de l'Oklahoma à posséder un collège indien fréquenté par toutes les tribus. Parmi ses tâches, l’agent Teten doit interroger les autochtones qui postulent à des emplois publics et sonder leur passé. De quoi se forger une solide culture en matière d’indianité. Les crimes et les délits sont tout aussi originaux, allant du vol de palissades des enclos à bétail à celui de grains transportés par les trains de marchandises. Armé de ce solide bagage, il est muté à Memphis, dans un Tennessee au bord de la guerre civile à la suite des actions menées par le mouvement pour l’égalité des droits civiques conduit notamment par Martin Luther King, ennemi juré du directeur du FBI, J. Edgar Hoover.

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L’académie du FBI, tout comme les bureaux de la Behavioral Science Unit (BSU), est situé sur une base de la marine américaine en Virginie. Outre un camp d’entraînement et une piste de formation aux poursuites en voiture, elle comprend un centre de recherche en sciences forensiques. © DR

Le 4 avril 1968, Howard Teten est à sa table de travail quand tombe la nouvelle de l’assassinat de Martin Luther King. L’agent spécial sait que le révérend est en ville pour organiser une marche de protestation, mais c’était plus là l’affaire de la police locale que celle du Bureau. Si des agents spéciaux le surveillaient, ils n’appartenaient pas à l’équipe de Memphis. Cependant, cet assassinat est un crime fédéral, Howard Teten a donc une bonne raison de débarquer sur les lieux du crime, un motel à une vingtaine de pâtés de maisons de l’agence. Des policiers lui montrent le fusil abandonné sur le trottoir par le tueur. Seul agent du FBI de la ville, il entretient d’excellents rapports avec la police de Memphis et personne ne s’offusque de le voir donner un coup de main aux investigateurs locaux. Il commence par chercher des empreintes de pas dans les plates-bandes sous la fenêtre, là d’où les coups de feu ont été tirés, et réceptionne l'arme du crime pour l’envoyer au laboratoire du FBI à Washington. Puis, il griffonne des croquis indiquant la position du corps et l’emplacement supposé du tireur. Il trace ensuite des lignes droites, souligne les angles, effectue divers calculs géométriques et trigonométriques. «Je travaillais comme si c’était un homicide standard, mais je sentais bien que c’était une affaire ultrasensible. Autour de nous, il y avait beaucoup de policiers occupés à contenir la foule et à maintenir l’ordre.» Bientôt, les grandes villes du pays vont être à feu et à sang.

Quelques jours plus tard, alors que personne ne le lui demande, Howard Teten s’attelle à dresser le profil du tueur. «J’ai toujours fait ça depuis que je suis policier, se justifie-t-il. Je suis entré dans la police alors que j’étais encore étudiant à l’Université de Berkeley en Californie. J’avais mis au point une banque de données rudimentaires en matière d’assassinats que je n’ai cessé de nourrir depuis lors. J’ai comparé les informations que j’avais recueillies sur la scène du crime de Martin Luther King avec celles de ma petite base de données et j’en ai déduit qu’on courait après quelqu’un qui avait tendance à tuer pour de l’argent. Il ne fallait donc pas chercher un individu, mais plusieurs. Le meurtrier devait travailler pour un commanditaire. Les gens qui tuent à distance sont animés d’une forte haine et n’ont que très peu de respect pour l’animal humain. Il en va ainsi de la plupart des tueurs à gages. Pour moi, on avait donc affaire à ce genre d'individus.» Mais le Bureau en a décidé autrement. Il tient en la personne de James Earl Ray un coupable idéal qui a été arrêté à Londres après une longue chasse à l’homme intercontinentale. Howard Teten n’insiste pas, ce n’est pas son enquête, et James Earl Ray a reconnu les faits tout en s’attribuant la responsabilité exclusive de l’assassinat de Martin Luther King. Teten ne dira rien non plus quand, des années plus tard, revenant sur ses aveux, James Earl Ray parlera de complot. Qu’aurait-il pu dire? N’avait-il pas «profilé» l’affaire sans en avoir été chargé? Il avait des impressions, aucune certitude, et en cette année 1968, Teten n’a pas encore mis à jour ses découvertes majeures.

Quatre ans plus tard, peu avant la mort de J. Edgar Hoover, le FBI inaugure sa nouvelle école de formation des agents sur la base militaire de Quantico et recherche des instructeurs. Selon les critères assez sévères du Bureau, Howard Teten est certes un excellent tireur. Néanmoins, Teten accepte un poste d’instructeur au polygone de tir de Quantico, promotion qui le sort de la routine dans laquelle il végétait à Memphis. Il ne va cependant pas s’éterniser devant les cibles. L’Académie nationale du FBI ayant aussi pour but de former les policiers venus de tout le pays, ses responsables cherchent désespérément des professeurs ayant eu une expérience de police locale. C’est le cas de Teten, qui hérite d’une classe de cops et de sheriffs de l’Amérique profonde. C’est l’occasion pour lui de mettre en pratique les nouvelles théories qu’il a élaborées au fil de ses enquêtes et qu’il appelle désormais «criminologie appliquée». 

Après avoir collecté des informations pendant près d’une décennie, Howard Teten se sent prêt à confronter ses travaux à ceux des psychiatres comme le Dr Brussel. «Je voulais vérifier si mes hypothèses sur les comportements criminels étaient exactes, poursuit-il. J’étudiais la conduite d’individus atteints de certains types de pathologies mentales. Comment se comportaient-ils? Quels types d’emplois exerçaient-ils? Etaient-ils jeunes ou vieux, mariés ou célibataires? Avaient-ils un background ethnique? etc. Mon approche était peut-être révolutionnaire, elle était à coup sûr éclectique, car elle combinait des idées provenant de champs d’investigation différents qui se voulaient exclusifs. Je me servais de la psychologie, de la sociologie, de l’anthropologie, de l’ethnologie, de la géologie, de la technologie… Je me servais de tout ce qui pouvait me permettre de tirer des informations des scènes de crime.»

Peu après avoir pris ses fonctions d’enseignant, Howard Teten a une idée de génie qui va conférer à sa démarche une dimension nouvelle. Il demande à ses élèves de lui apporter de vieux dossiers non résolus, les old dogs, les «vieux chiens», comme on disait alors – trente ans plus tard, on parle plutôt de cold cases, d’«affaires froides». «Nous avons bouclé le premier dossier en 36 heures, sourit Teten. Comme ça, pendant le cours, rien qu’en discutant entre nous et en récapitulant tous les indices, selon ma méthode. Après quoi tous mes étudiants se sont empressés d’apporter leurs old dogs. Je dirigeais les enquêtes et, à la fin des cours, ils appelaient leurs collègues, souvent à l’autre bout du pays, pour leur donner des instructions, explorer de nouvelles pistes, interroger à nouveau des suspects. Et ça marchait. Je me souviens d’une affaire où les adjoints du shérif étaient passés à côté d’un tueur, qu’ils avaient pourtant longuement cuisiné, sans avoir conscience qu’ils détenaient tous les éléments pour le confondre. Après avoir examiné le dossier, je leur ai suggéré de réinterroger l’homme en suivant un schéma d’interrogatoire spécifique. Le lendemain, il passait aux aveux. Je me suis néanmoins vite rendu compte que je n’y arriverais pas tout seul. J’ai demandé de l’aide, j’avais besoin d’un bon psychologue. Il y en avait un au Bureau de New York, Pat Mullany.» L’arrivée de Mullany donne une nouvelle impulsion aux travaux de Howard Teten. Bientôt, les deux hommes sont submergés par les «vieux chiens». Teten me dit en avoir étudié plus de deux mille! Le duo ne s’impose qu’une seule règle: ne travailler que sur des dossiers dont toutes les pistes ont été explorées. 

J. Edgar Hoover mort depuis peu, le Bureau est toujours une machine un peu archaïque, rétive aux idées novatrices. Teten et Mullany décident d’oeuvrer dans la plus grande discrétion, car «on ne savait pas comment les types d’en haut le prendraient. On faisait donc ça en plus de notre travail.» A eux deux, ils jettent les bases d’une nouvelle approche des scènes de crime: «Vous devez devenir vous-même la scène du crime, m’explique Teten. A la manière d’un observateur totalement objectif. Je sais que je vais choquer, mais quand vous considérez un cadavre, pendant le profilage, vous regardez une pièce de viande qui recèle des indices. Vous cessez de penser aux cadavres comme à des personnes. Ce sont juste des morceaux de viande. C’est comme ça que vous pouvez trouver des indices.» Une méthode d'enquête efficace, mais qui a un prix humainement parlant: «A l’Académie, se souvient Howard Teten, j’étais connu comme le gars qui passait son temps à observer les gens et avec qui on ne pouvait devenir ami. J’ai beaucoup souffert d'être profileur. Nombre d'agents qui ont voulu embrasser cette profession ont très vite renoncé en raison de ses effets corrosifs. On ne dissimule pas impunément ses émotions en examinant des scènes de crime, des choses horribles, bizarres, inimaginables. On parle certes sans émotion, mais il y a toujours de l’émotion qui revient vous hanter, plus tard. Quand vous savez de quoi l'animal humain est capable, vous commencez à perdre confiance en lui…»