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Wayne Williams a été condamné à deux peines de prison à perpétuité pour l’assassinat de deux enfants.© DR / sept.info

Les prédateurs d’Atlanta (3/4)

Après la mort de J. Edgar Hoover, deux agents du FBI fondent la Behavioral Science Unit (BSU), l’Unité des sciences du comportement, afin de lutter contre les tueurs en série. Après des débuts discrets, la BSU est enfin opérationnelle. Il ne lui manque plus qu’à élucider une grosse affaire…

A partir de l’été 1979, et pendant plus de deux ans, Atlanta, capitale de la Georgie, est la proie d’événements atroces. Un ou plusieurs prédateurs sévissent dans les quartiers les plus défavorisés de la ville, assassinant méthodiquement des enfants noirs. La situation tire en longueur, elle ne peut plus passer inaperçue et attire l’attention des journaux et télévisions. Au même moment, au même endroit, un magnat américain nommé Ted Turner lance la première chaîne de télévision «toute info» de la planète, CNN, qui se rue sur cette affaire pour se faire connaître. Le cauchemar a commencé le 28 juillet 1979 avec la découverte, dans les bois de Niskey Lake, des cadavres de deux adolescents. Cinq mois plus tard, la police d’Atlanta trouve le corps sans vie d’un enfant de neuf ans dans une école désaffectée. Le 12 mars 1980, une fillette disparaît; quelques jours plus tard, son cadavre est abandonné au bord d’une route. Dès cette date, les meurtres d’enfants s’accélèrent. La police met sur pied une brigade spéciale de cinquante policiers et enquêteurs. Mais le FBI n’est pas saisi de l’affaire, il n’a pas compétence pour intervenir.

Les choses changent pourtant le 31 juillet 1980. Une famille d’Atlanta reçoit un appel téléphonique anonyme leur annonçant que leur enfant disparu a été kidnappé et se trouve en Alabama. L’information est fausse, mais permet au FBI d’intervenir pour ce cas précis, car il est compétent en matière de kidnapping interétats. Le 16 septembre, après un nouvel assassinat, le maire d’Atlanta, Maynard Jackson, interpelle la Maison-Blanche et réclame l’intervention du FBI. Les avocats du Bureau se penchent sur la question de la juridiction. Les principaux quotidiens américains publient régulièrement la galerie de photos des petites victimes d’Atlanta, toutes des enfants noirs. Certains y voient la main d’une organisation néonazie ou celle du Ku Klux Klan. L’ouverture officielle d’une instruction visant les groupes terroristes d’extrême droite confère une seconde compétence au FBI qui peut dès lors diligenter une enquête sur l’atteinte aux droits civiques des enfants morts, nom de code «Atkid» (Atlanta kids, les enfants d’Atlanta). Pour éviter de froisser les susceptibilités de la police locale, jalouse des retombées médiatiques qu’elle n’entend partager avec personne, les agents fédéraux la jouent profil bas. La prudence est aussi de mise, le Bureau ne souhaite pas faire de promesses qu’il lui serait impossible à tenir. Deux de ses meilleurs profileurs, John Douglas et Roy Hazelwood, formés par Howard Teten et Pat Mullaney, sont dépêchés sur place. Douglas s’est déjà fait remarquer par la pertinence de ses analyses et de ses profils. C’est lui qui servira de modèle au personnage de Jack Crawford, responsable de la BSU dans le film de Jonathan Demme, Le silence des agneaux

Le silence des Agneaux, de Jonathan Demme, 1991. Le personnage de Jack Crawford (interprété par Scott Glenn, plus connu pour son rôle de capitaine Colby dans Apocalypse now) est inspiré de l'agent du FBI John Douglas.

Hazelwood, lui, est l'un des plus brillants instructeurs de l’unité, spécialisé dans les affaires de délinquance sexuelle et de «violences interpersonnelles». Tous deux sont chargés d'étudier les connexions entre les différents meurtres afin de déterminer si, oui ou non, les enfants ont été victimes d’un obscur complot. Quand ils débarquent en ville, le cauchemar prend de l’ampleur: la police vient de découvrir une seizième victime. Les deux profileurs se plongent dans les volumineux dossiers d’enquête, interrogent familles et témoins, arpentent les scènes de crime, les alentours des résidences des victimes et évitent surtout d'échanger leurs impressions. Au terme de leurs investigations, ils sont soumis à une série de tests par un psychologue qui leur demande d’adopter le point de vue du ou des tueurs. Leurs conclusions sont identiques, et elles ne vont pas plaire à tout le monde. D'abord, il ne s’agit pas d’une vague d’assassinats racistes; ensuite, plusieurs groupes de prédateurs sont à l’oeuvre; et enfin, les tueurs sont des hommes de couleur. «J’ai compris que les tueurs étaient noirs en me rendant sur les lieux des crimes, détaille Roy Hazelwood. Dès que l’on arrivait sur place, tout se figeait, les conversations cessaient. Les policiers noirs qui m’accompagnaient m’ont expliqué que j’étais la cause de ces réactions, les gens n’avaient tout simplement pas l’habitude de voir des Blancs dans leur quartier.» Roy Hazelwood et John Douglas rencontrent le maire de la ville pour lui faire part de leurs conclusions. En pénétrant dans la salle de réunion occupée uniquement par des Noirs, ils ne peuvent s’empêcher d’éprouver une pointe d’appréhension. A leur grande surprise, tous poussent des soupirs de soulagement en apprenant que le ou les tueurs ne sont sans doute pas des Blancs. Les deux profileurs réalisent alors à quel point la ville était devenue une véritable poudrière et que ses responsables craignaient par-dessus tout d’avoir à affronter des émeutes raciales.

Les victimes présentent plusieurs points en commun, toutes sont des enfants issus de milieux les plus défavorisés, habitués au monde de la rue. Afin de comprendre ce qui a pu pousser des mineurs, pourtant débrouillards, à suivre des adultes qui leur voulaient du mal, les deux agents demandent à la police d’Atlanta de se livrer à une expérience: faire quadriller les bas-fonds de la ville par des flics noirs en civil proposant aux gamins cinq dollars pour les suivre. Tous les gosses acceptent la proposition des inconnus. Même résultat avec des policiers blancs. La misère est telle que les enfants sont prêts à tout en échange de cinq malheureux dollars! Comble de l’horreur, les deux profileurs découvrent que certains d'entre eux ont été assassinés par leurs propres parents. Le directeur du FBI, l’ancien juge fédéral William Webster, homme pourtant prudent et réservé, fait publiquement part de son indignation, suscitant un tollé médiatique. L’Amérique n’est pas prête à admettre que certains de ses citoyens tuent leur propre progéniture.

Alors que la tension monte, les policiers annoncent être sur une piste. Non loin de l'une des scènes de crime, ils ont retrouvé un magazine pornographique. Le laboratoire du FBI décèle des traces de sperme et relève une empreinte. A l’époque, le fichier d’empreintes digitales n’est pas encore informatisé, les vérifications ont lieu manuellement et coûtent des fortunes. Le directeur Webster n’hésite pas: «Je me suis dit qu’on tenait peut-être quelque chose. On avait une revue pornographique non loin du cadavre d’un enfant. Sur cette base, j’ai autorisé une recherche exhaustive.» Coût de l’opération, plus de six millions de dollars! Au bout de quelques jours, un suspect est identifié. C’est un dératiseur, domicilié dans un autre Etat. Tandis que les agents du FBI vont sonner à sa porte, le directeur du FBI, le Procureur général et le président des Etats-Unis se préparent chacun à faire une déclaration télévisée afin de claironner l’arrestation du tueur en série qui, depuis plus d’un an, tient le pays en haleine. 

John Douglas et Roy Hazelwood, les deux agents de la BSU, sont néanmoins sceptiques. Le suspect est blanc, marié, son couple semble solide, il ne correspond pas au profil qu’ils ont esquissé. Quand l’homme ouvre aux agents du FBI, sa femme se tient à ses côtés, elle est sur le point d’accoucher. Au début, il souhaite être interrogé en présence de son épouse, mais il se ravise lorsqu’il apprend que les fédéraux veulent l’interroger sur «une certaine revue trouvée dans un bois d’Atlanta». Le malheureux n’y comprend rien, il est pris dans une affaire qui le dépasse: en l'absence de relations sexuelles depuis des mois, il a acheté une revue pornographique au cours de l'un de ses déplacements et s’est soulagé dans un endroit discret, sans savoir que celui-ci serait bientôt une scène du crime. Il ignorait que son plaisir solitaire compterait parmi les plus onéreux de toute l’histoire de l’humanité. Même s’ils sont convaincus d’avoir affaire à plusieurs meurtriers agissant indépendamment les uns des autres, John Douglas et Roy Hazelwood sont également persuadés qu’un seul individu est responsable de plus de la moitié des assassinats. C’est sur lui qu’ils vont concentrer tous leurs efforts. Ils savent qu’il ne cessera de tuer que lorsqu’il sera arrêté. Quelque temps plus tard, le chef de la police de Conveyrs, une petite bourgade située à une trentaine de kilomètres d’Atlanta, appelle le FBI: un homme a téléphoné à la police pour se présenter comme le serial killer des enfants d’Atlanta, il promet d’autres assassinats. L’appel a été enregistré. En écoutant la bande, les responsables du FBI ne cachent pas leur excitation. Enfin, ils tiennent une piste! John Douglas tempère immédiatement leur ardeur: l’homme qui a appelé la police de Conveyrs est un Blanc, raciste, qui annonce l’assassinat d’autres «enfants nègres», voilà qui ne correspond pas à son profil. «Ce n’est pas le tueur, dit John Douglas, mais on va devoir l’arrêter, parce qu’autrement il va continuer à téléphoner. Tant qu’il sera en liberté, il distraira nos forces.»

John Douglas est sûr de son coup. Il y a quelques mois, en compagnie de Robert Ressler, il a déjà vécu une situation similaire. C’était en Angleterre, dans le Yorkshire, où sévissait un tueur qui massacrait des prostituées. Douglas et Ressler donnaient des cours à l’Académie de police de Bramshill, quand un responsable de Scotland Yard demanda leur avis sur un message enregistré envoyé par L’Eventreur du Yorkshire. «Cela ne correspond pas à votre tueur, avait répondu, péremptoire, Douglas. L’homme que vous cherchez ne communiquera jamais avec la police, c’est un solitaire.» Le 2 janvier 1981, après une chasse à l’homme d’ampleur nationale, la police britannique appréhende Peter Sutcliffe. John Douglas en est informé alors qu'il est plongé en plein cauchemar à Atlanta. Non sans déplaisir, il apprend également que L’Eventreur du Yorkshire n’a jamais envoyé d’enregistrement; c’était en fait l’oeuvre d’un ex-policier qui avait un compte à régler avec sa hiérarchie et qui sera interpellé par la suite. Pour démasquer son imposteur de Conveyrs, John Douglas a mis au point une stratégie: «Il nous méprise, il se croit supérieur à nous. D’après le ton de sa voix, il pense qu’on est des connards. Eh bien, on va se comporter comme tels!» Dans son message, l’homme indiquait l’emplacement où il aurait enterré un enfant, près de la route Sigmond. «On va chercher à l’opposé de l’endroit qu’il nous a indiqué», décide Douglas qui espère que l’homme épie leurs faits et gestes. Les fouilles commencent et, comme prévu, l’homme téléphone pour traiter les flics d’imbéciles. Mais il est prudent, les policiers n’ont pas le temps de localiser le lieu de l'appel ni de vérifier si le suspect se trouve parmi la foule qui assiste de loin aux fouilles. En fait, John Douglas a négligé une donnée fondamentale, la presse. Toutes les enquêtes se font sous l’oeil attentif des médias. Journaux, radios, télévision rendent compte du moindre début de piste et les criminels réagissent en fonction des informations publiées. Quelques jours après que la presse a révélé l'échec des fouilles, la police découvre un nouveau cadavre d’enfant fraîchement déposé non loin de la route Sigmond. «Pour moi, explique John Douglas dans ses mémoires, c’était à la fois un incroyable développement et l’amorce d’une nouvelle stratégie pour arrêter le tueur.» 

Alors que le serial killer abandonnait toujours les cadavres à quelques kilomètres à peine du lieu de l'enlèvement, il venait de faire plus de trente kilomètres… juste pour défier les policiers. Une rupture dans sa routine d’assassin. Pour la première fois, John Douglas possède un avantage, il sait que le monstre les surveille via la presse. Il va donc s'employer à manipuler son comportement et met à profit le moindre événement pour l'amener à se démasquer. A commencer par ce concert de solidarité avec les familles, à Atlanta, de Frank Sinatra et Sammy Davis Jr. «Offrons un billet au tueur», propose-t-il aux flics incrédules qui le prenaient déjà pour un cinglé. Pourtant, l’idée de Douglas est simple: pourquoi ne pas embaucher des agents de sécurité afin de contenir la foule? Ils seraient payés une somme symbolique, mais pourraient assister au concert. Seules conditions: être jeune, noir, posséder une voiture et une certaine expérience dans le domaine de la sécurité. Autrement dit, répondre aux grands traits du profil esquissé par Douglas et Hazelwood. Les agents auraient ainsi une liste de noms sur laquelle travailler. 

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Les meurtres d'Atlanta font la une du numéro du 26 mars 1981 du magazine JET. © DR

L’idée plaît. Mais, avant de la mettre en oeuvre, les profileurs ont besoin de l’autorisation du Procureur général, qu'ils finissent par obtenir... la veille du concert. Trop tard! John Douglas songe ensuite à faire planter des croix en bois portant les noms des petites victimes dans l’espoir que le tueur vienne s’y recueillir. Mais le FBI traîne des semaines avant d’approuver l’opération, puis différentes sections du Bureau se disputent pour savoir à quelle entreprise attribuer la fabrication des croix. Une fois encore, quand l’opération débute, il est trop tard. Peu après, la presse révèle que des fibres d'une même corde ont été recouvrées par la police sur le cou des deux dernières victimes. John Douglas a alors une intuition qui va faire basculer l’enquête: désormais, le tueur va se débarrasser des cadavres en les jetant à l’eau afin de détruire d’éventuels indices. Douglas va même plus loin dans son raisonnement, il pourrait bien se jeter ses victimes dans la rivière Chattahoochee, à proximité de son territoire de chasse. Nous sommes à la fin du mois de février 1981. La police et le FBI traînent les pieds, certains enquêteurs se méfient des intuitions de John Douglas. Il faut attendre début d’avril pour que les forces de l'ordre commencent à surveiller les ponts et les rives des cours d’eau de la région. Entre-temps, trois cadavres d’enfants ont été repêchés dans les rivières South et Chattahoochee. Une interminable attente commence. Des semaines s’écoulent, sans résultat. Le tueur semble s’être volatilisé. De quoi entretenir les doutes...

Alors que les responsables sont sur le point de mettre fin à l’opération de surveillance, la chance tourne. Le 22 mai 1981, un jeune policier en faction sur les berges de la Chattahoochee aperçoit, à 2 h 30 du matin, une voiture qui s’arrête sur un pont à quelques centaines de mètres de lui. Il ne distingue pas grand-chose, mais entend le bruit d’un objet tombant à l’eau. Il alerte immédiatement ses collègues. Peu après, une patrouille arrête une Chevrolet blanche modèle 1970 conduite par un jeune noir nommé Wayne Williams. Deux jours plus tard, la police repêche le cadavre d’un enfant quelques kilomètres en aval de l’endroit où a été arrêté Williams. Le suspect correspond au profil dessiné par John Douglas et Roy Hazelwood: il est noir, célibataire et âgé de 22 ans. Les profileurs l'avaient également décrit comme un «passionné» de la police. Et Williams, qui avait été arrêté quelques années auparavant pour s’être fait passer pour un officier de police, possède un ancien véhicule de police équipé d’un scanner, acheté dans une casse, ainsi qu'un chien policier, un berger allemand. Lorsque Wayne Williams est entendu par les agents du FBI, John Douglas n’est pas à Atlanta, personne ne lui a demandé de participer à la préparation de l’interrogatoire. En lisant par la suite les procès-verbaux, il jugera les questions trop pesantes, pas assez subtiles. Williams se montre très coopératif, il ne prend pas d’avocat et a réponse à tout, sans jamais se laisser démonter. Il accepte aussi de passer le test du détecteur de mensonges qu’il… réussit. Plus tard, lors d’une perquisition, les policiers trouveront chez lui un livre intitulé Comment tromper le détecteur de mensonge. Mais, bien que Williams ait pris soin de nettoyer l’intérieur de son véhicule, les experts y découvrent suffisamment de fibres et de cheveux pour faire le lien entre le jeune homme et douze assassinats, ceux précisément que John Douglas attribuait à un seul et même individu. Le 27 février 1982, Wayne Williams est condamné à deux peines de prison à perpétuité pour l’assassinat de deux enfants.

Mais le doute subsiste. Les meurtres de mineurs n’ont pas cessé après l’arrestation de Wayne Williams qui clame toujours son innocence. En 2005, le shérif de Dekalb a ouvert une nouvelle enquête sur les homicides de cinq enfants. On reparle aussi d’une piste raciste qui conduirait à un dirigeant du KKK. John Douglas, lui-même, reconnaît qu’en dépit de la condamnation de Wayne Williams, l’affaire est loin d’être résolue. Le profileur croit dur comme fer que ce dernier est coupable de onze meurtres. Mais les autres? Il émet une hypothèse terrifiante: «Des enfants noirs ou blancs meurent toujours à Atlanta ou dans d’autres villes. Nous avons une idée sur l’identité de certains des tueurs. Ils n’agissent pas seuls et la vérité n’est pas agréable à entendre. Pour le moment, nous n’avons pas de preuves, surtout il n’y a pas de volonté politique d’aller au bout de cette affaire.» Malgré ce bémol de taille, la BSU n’en a pas moins gagné une bataille capitale dans la chasse aux serial killers. Mais c’est un autre événement qui va lui conférer ses véritables lettres de noblesse.