Voyage au bout du crime (4/4)

© Reagan Library
Le chaos, quelques secondes après la tentative d'assassinat du président Ronald Reagan, le 30 mars 1981 devant l'hôtel Hilton à Washington.

Après avoir traqué et arrêté les tueurs en série, les agents de la BSU vont directement à leur contact. Un jeu risqué, dangereux pour leur santé mentale, parfois même leur vie.

Le 30 mars 1981, John Hinckley tire six balles de calibre 22 en direction de Ronald Reagan, devant l’hôtel Hilton de Washington. Le président et trois de ses accompagnants sont blessés. Hinckley est arrêté sans opposer de résistance. A-t-il agi seul? S’agit-il d’un complot? L’affaire est confiée à l’agent spécial Frank Waikart qui sait qu’il doit agir vite et bien. Il rassemble les maigres informations dont le Bureau dispose sur ce fils de bonne famille de Denver. Il a aussi en sa possession la clé de la chambre du motel où est descendu le tireur. Mais, avant de se précipiter, il a besoin de réfléchir. John Hinckley a été arrêté en flagrant délit, mais Frank Waikart sait qu’une enquête comme celle-là peut facilement déraper. Il est hors de question qu’un tribunal prononce un non-lieu pour vice de procédure. Contrairement à d'autres métropoles, Washington DC possède de nombreuses polices compétentes en matière de crimes et de délits. Le risque est donc grand qu’une guerre des polices éclate en pleine chasse aux pièces à conviction avec son lot de précipitations et d’erreurs. Waikart doit savoir précisément ce qu’il recherche afin de pouvoir rédiger un mandat de perquisition impeccable. Il a donc besoin d’un peu plus qu’une simple fiche de renseignements, il lui faut effectuer une véritable plongée dans l’âme du criminel pour trouver au plus vite des éléments de preuve. Le facteur temps est essentiel, car la presse ne va pas tarder à débarquer au motel d’Hinckley et risque de «polluer» irrémédiablement les lieux. Waikart demande l’aide de la BSU (Behavioral Science Unit). 

C'est Robert Ressler, spécialisé dans les meurtriers d’hommes politiques, qui hérite du dossier. Sur la base des éléments communiqués par Waikart, il dresse le profil de Hinckley. Il ne le voit pas en tueur à gages ni en membre d’une ténébreuse conspiration, mais plutôt comme un solitaire, un introverti. Tout à fait le genre de type qui, sur les campus, n’arrive jamais à sortir avec une fille, n’appartient à aucun club, ne fait partie d’aucune équipe sportive. Ses résultats universitaires doivent être décevants et il se réfugie dans un monde imaginaire. Ressler dresse la liste de douze objets que les enquêteurs sont susceptibles de trouver dans sa chambre: un journal, des écrits, des bandes magnétiques sur lesquelles il pourrait avoir enregistré ses pensées, des livres et des revues annotées, etc. Douze objets que trouveront les agents du FBI. Le profileur a visé juste en affirmant que le jeune homme est un malade mental, prisonnier de son univers et rejeté par les autres. John Hinckley est d’ailleurs obnubilé par une jeune actrice nommée Jodie Foster qu’il inonde de courriers depuis qu’il l’a vue dans Taxi Driver de Martin Scorsese. Dans ce film, le héros (Robert de Niro), lui aussi psychotique, essaie d’assassiner un homme politique américain après être tombé amoureux d’une prostituée adolescente (Jodie Foster). Chez Hinckley, les agents du FBI vont saisir un exemplaire annoté du scénario de Taxi Driver et des lettres, jamais envoyées, à Jodie Foster dans lesquelles il fait part de son intention d’assassiner le président des Etats-Unis.

Si Robert Ressler a pu aussi bien sonder l’âme de John Hinckley sans l’avoir rencontré, c’est qu'il a entrepris, depuis quelques années, un long voyage au bout du crime. Il interroge systématiquement tous les grands criminels, en particulier ceux qui s’attaquent à des hommes politiques. Il a ainsi longuement discuté avec Sirhan Sirhan, l’assassin de Robert Kennedy, avec Arthur Bremer qui blessa grièvement le gouverneur George Wallace, ou encore avec Sara Jane Moore qui tenta de tuer le président Gerald Ford en 1975. Ces entretiens s’inscrivent dans un vaste programme intitulé Criminality Research Project qu'il a lui-même conçu dans le but de repérer certaines constantes chez les criminels qu'ils soient des traîtres à leur pays ou des serial killers. Au début, Ressler travaillait le plus discrètement possible, les entretiens étaient informels, menés durant ses périodes de congé, généralement les week-ends. Il lui arrivait de débarquer dans une prison et de demander à parler à des détenus sans préavis ni rendez-vous. Ils acceptaient sans réfléchir ni solliciter l’avis de leur avocat. Son but était d’interroger un maximum de délinquants en les soumettant à un questionnaire soigneusement établi. Avec le temps, Robert Ressler a personnellement interrogé plus d’une centaine de tueurs en série, bien plus qu’aucun autre agent du FBI. Un travail, loin d’être de tout repos, qui exige une résistance physique et psychologique hors du commun. De nombreux agents de la BSU ont en effet renoncé à cet exercice à peine après quelques entretiens. D’autres ont développé des ulcères ou ont été victimes de violents accès de panique. Robert Ressler, lui, a perdu près de vingt kilos en six mois, sans raison apparente.

Pourquoi ces monstres hors normes ont-ils accepté de parler aux agents de la BSU? Certains l’ont fait par ennui; du fond de leur cellule, ils n’avaient sans doute rien de mieux à faire. D’autres, par narcissisme; ceux-là adoraient se vanter et cherchaient la reconnaissance. Tous entendaient partager leurs fantasmes. Edmund Kemper est l’un des premiers à avoir été interrogé par Robert Ressler. Ce géant au physique imposant qui pouvait être, selon Ressler, d'une amabilité désarmante était doté d'un QI supérieur à la moyenne et avait assassiné ses grands-parents à l'âge de 14 ans. A sa sortie de détention, quelques années plus tard, il avait récidivé et tué froidement huit personnes, dont sa mère. La première fois que Ressler le rencontre, en compagnie d’un collègue de la BSU, c'est à la prison de Vacaville en Californie où il purge sept peines cumulées de prison à vie. Pour son deuxième entretien, Ressler demande à John Douglas de l’accompagner. Nous sommes dans les années 1970, Douglas fait alors ses premiers pas en tant que profileur. Les entrevues sont fructueuses, Kemper parle de son passé, de ses motivations, de ses fantasmes, et explique posément pourquoi il a coupé la tête et les membres de certaines de ses victimes. 

Ressler est si satisfait des deux premiers entretiens qu’il décide d’en organiser un troisième et de s’y rendre seul. Mais en lieu et place d’un banal parloir, les autorités pénitentiaires mettent à disposition de l’agent du FBI un petit local attenant au couloir de la mort. La pièce, qui sert généralement aux dernières bénédictions des détenus avant leur exécution, est exigüe, sans fenêtre. Au bout de quatre heures d’entretien à évoquer les faits les plus sordides et abominables, Robert Ressler décide d’arrêter et appuie sur la sonnette. Dans l’attente qu’un garde vienne ouvrir la porte, il poursuit la conversation, à la plus grande joie de Kemper. Quelques minutes passent, Ressler appuie une deuxième fois sur la sonnette. Personne ne vient. Il reprend la conversation avant d’appuyer une troisième fois, un quart d’heure plus tard, sans plus de résultat. Ressler fait mine de ne pas être inquiet. Mais le tueur a senti quelque chose, il sourit et lui dit: «Du calme, ne vous énervez pas, c’est l’heure de la relève. Les gardiens nourrissent les détenus, personne ne viendra avant quinze à vingt minutes…» L’agent spécial fait son possible pour garder son flegme et afficher une attitude nonchalante. «Si jamais je pète les plombs, sourit le tueur, vous risquez d’avoir des problèmes. Je pourrais arracher votre tête et la placer sur la table en attendant l’arrivée des gardiens.» Ressler sait qu’il est tout à fait capable de le faire. Il esquisse une parade: 
– Si vous faites cela, c’est vous qui aurez de sérieux problèmes. 
– Lesquels? Je n’aurai plus le droit de regarder la télé? 
– Ils vous placeront à l’isolement total.

L’argument ne porte pas. Kemper sait que, tôt ou tard, il sortira de l’isolement et retrouvera les autres détenus, auréolé de la gloire d’avoir tué un agent du FBI. Le coeur de Ressler bat la chamade, son cerveau travaille à cent à l’heure: que dire pour que Kemper ne le tue pas? Il réalise alors qu’il s’est fourré lui-même dans ce foutu pétrin. En tissant une relation avec le meurtrier, il a développé une sorte d’empathie et a baissé sa garde, victime du syndrome de Stockholm. Un comble pour un agent qui donne des cours de négociations avec les preneurs d’otages à l’Académie du FBI de Quantico!
- Ed, lance-t-il, tu ne crois tout de même pas que je suis venu ici seul, sans moyen de me défendre?
– Arrête de dire des conneries, Ressler. Ils ne te laisseront jamais venir ici armé!

Kemper a raison, il a dû laisser son arme de service à l’entrée.
- Alors, tu as quoi? s’enquiert Kemper.
– Tu ne penses quand même pas que je vais te dire ce que j’ai sur moi et où je le porte.
– C’est quoi? Un stylo avec du poison?
– Peut-être bien, mais ce n’est pas la seule arme que j’ai.
– Du karaté? Tu fais du karaté? Tu es ceinture noire? Tu crois que tu peux me battre, Ressler?

Au ton de Kemper, Ressler réalise qu’il vient de marquer un point. Le tueur en série s’est détendu, il y a comme une pointe d’ironie dans ses propos. Il ne lui en faut pas plus pour retourner la situation. Maître de lui-même et de ses émotions, il retrouve ses réflexes et lance la discussion sur les arts martiaux. En bon négociateur, il sait l’importance de l’art de la conversation. Il est capital de ne jamais cesser de parler. Au bout d’un laps de temps qui lui semble interminable, un gardien débarque enfin. Avant de rejoindre sa cellule, Kemper pose la main sur l’épaule de Ressler: «Vous saviez que je plaisantais, n’est-ce pas?» Ressler jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y reprendrait plus. Désormais, les entretiens auraient lieu en la présence d’au moins deux agents.

Au fil des années 1980, les membres de la BSU interrogent la plupart des grands hors-la-loi qui ont défrayé la chronique. Robert Ressler laisse Charles Manson, le gourou assassin de la jeune actrice Sharon Tate, lui prendre une paire de lunettes Ray Ban, un maigre prix à payer pour avoir une fenêtre sur l’âme d'un des tueurs les plus terrifiants des années 1960. David Berkowitz, aussi connu sous le surnom de «fils de Sam», essaie de l’embrouiller avec des histoires diaboliques de possession, comme il l’a fait avec les psychiatres. Robert Ressler referme alors simplement son cahier de notes et fait mine de partir: «Je ne suis pas venu pour entendre ce genre d’histoires.» Berkowitz se met alors à parler de ses assassinats et des 1'448 incendies criminels qu’il a allumés à New York pour assouvir ses besoins sexuels.

De tous les tueurs en série, Ted Bundy est sans aucun doute le plus tristement célèbre. C’est aussi celui qui a donné le plus de fil à retordre à la BSU. Ce jeune homme séduisant, intelligent, sympathique et beau parleur est soupçonné d'avoir tué, de la plus atroce des manières, une soixantaine de femmes à travers les Etats-Unis. Sa «carrière» de serial killer débute à Seattle, où la police lui impute onze meurtres. Puis, il descend vers le sud laissant derrière lui une traînée de cadavres jusqu’au Colorado où il s’établit. Là, il continue de sévir. Dépassée, la police du Colorado fait appel à la BSU pour qu’elle l’aide à arrêter le prédateur. Howard Teten et Robert Ressler profilent alors ce tueur en série encore inconnu de leurs services. Très vite, ils déterminent qu’il guette ses proies dans les lieux publics fréquentés principalement par des jeunes. Arrêté, Ted Bundy s’évade de prison à deux reprises. Le 10 janvier 1978, il figure sur la liste des dix criminels les plus recherchés du pays. Finalement, la police l’intercepte sur son nouveau territoire de chasse, la Floride, le 15 février. Grâce à ses études de droit, il assure lui-même sa défense lors d’un premier procès. Mal lui en prend, il est condamné par deux fois à la peine capitale. Après sa dernière condamnation, Robert Ressler se rend à la prison de Strake en Floride pour le rencontrer. Mais le tueur en série n’est pas disponible, il prépare ses procès en appel. Ressler renonce. Quelques années plus tard, c’est Bundy lui-même qui reprend contact avec les hommes de la BSU; il leur écrit pour se porter candidat à un poste de consultant! Ressler retourne en Floride. Le tueur est charmant, affable. Il connaît Ressler de réputation et a même lu certains de ses articles parus dans des revues spécialisées. Il se dit honoré de faire sa connaissance, car il peut enfin parler à quelqu’un qui le comprend. Ressler n’est pas dupe, il sait que le meurtrier essaie de le flatter pour mieux le manipuler. Dans sa lettre de postulation, Bundy a demandé à avoir accès aux dossiers des autres serial killers étudiés par l'unité. «Aussi incroyable que cela paraisse, s’insurge Ressler, l'un de mes supérieurs envisageait sérieusement de lui communiquer les fruits de nos recherches.»

«Les seuls crimes que l'on veut aborder, précise d’emblée Ressler à Bundy, ce sont les vôtres.» Bundy accepte de parler de certains de ses homicides, mais à la troisième personne et sur un «mode hypothétique». Au bout de trois heures de ce petit jeu, Ressler jette l’éponge, il a compris qu’il ne tirerait rien du bourreau. Des années passent. En 1985, au cours d’une réunion, les agents de la BSU évoquent le cas Ted Bundy, leur seul échec à ce jour. Bill Hagmaier, qui vient tout juste de rejoindre l’unité, se porte volontaire pour aller interviewer le tueur. Tollé dans l’assistance. Les agents présents lui font remarquer que d’autres, plus malins que lui, s’y sont déjà cassé les dents. Ce n’est pas un blanc-bec comme lui qui va arriver à en sortir quelque chose. Roger Depue, directeur de la BSU, n’est pas de cet avis: «Bill Hagmaier est frais, innocent, sincère. Il est nouveau dans ce jeu et me semble, de ce fait, avoir davantage de chances que des agents plus expérimentés.» Au pire, Bundy essayera de le manipuler.

Bill Hagmaier écrit donc à Ted Bundy. Le 16 janvier 1986, le célèbre prisonnier accepte de le rencontrer. Et contre toute attente, le néophyte réussira là où Robert Ressler a échoué. Pendant trois ans, Hagmaier voit régulièrement Bundy et entretient avec lui une volumineuse correspondance. Il n’est pas dupe, il sait pertinemment que son vis-à-vis essaie de le manoeuvrer quand il affirme pouvoir l’aider à arrêter certains tueurs en série, plus particulièrement celui de la Green River, Gary Ridgway. Mais l’agent de la BSU est plus malin et réussit à lui arracher des précisions inédites sur ses propres assassinats. Alors qu’approche la date de son exécution, Ted Bundy propose un deal: la police ne lui a imputé que 36 assassinats, il est prêt à faire des révélations sur des dizaines d’autres s’il n’est pas mis à mort. Le 20 janvier 1989, Hagmaier se rend à la prison de Strake pour une ultime série de conversations avec Bundy. Et pour la première fois, il reconnaît avoir assassiné une trentaine de jeunes femmes. Selon certains enquêteurs, il en aurait tué plus d'une centaine. Dans une confession-fleuve, à couper le souffle, il entre enfin dans le détail de ses meurtres. 

Les conversations entre Ted Bundy et Bill Hagmaier ont servi de modèle à celles entre Clarisse Sterling (joué par Jody Foster) et Hannibal le Cannibal (interprété par Anthony Hopkins) dans le film Le Silence des agneaux. «Le film est très fidèle à ma réalité, assure Bill Hagmaier. J'ai passé plusieurs heures avec Jody Foster, elle était intéressée à la manière dont j'ai tissé ma relation avec Ted Bundy. Lequel a confié à sa mère que j'étais son meilleur ami. Je suppose que, dans une certaine mesure, je l’étais. Je suis devenu sa fenêtre sur le reste du monde. J'avais un fils du même âge que sa fille. Nous étions à peu près contemporains. Nous avons tous deux fait des études de psychologie. En fait, nous étions liés de plusieurs façons. Il m’a dit souvent: "J'aurais pu être à votre place"» Ted Bundy a avoué à Hagmaier qu’il aurait bien voulu devenir agent du FBI, mais qu’il a suivi sa part d’ombre pour devenir un tueur en série. Et d’ajouter non sans fierté: «Mais je suis votre professeur en ce moment.»

«Quand un behaviorist observe une scène de crime, en particulier une scène de crime en série, affirme Hagmaier, il n'y a pas de moment magique où il se dit: "Je sais ce qu'il pense". Mais lorsque vous étudiez certains types de criminels et que vous les comprenez, vous pouvez parfois entrer dans cette zone que les psychologues appellent "croisement" où vous pouvez prédire assez précisément ce qu’ils vont faire. Vous n'êtes pas un diseur de bonne aventure, il s'agit simplement de perfectionner les compétences que vous avez acquises.» Quelles étaient les motivations de Ted Bundy? «La quête du pouvoir, affirme l’ancien profileur. Il choisissait des femmes attrayantes et de bonnes familles. Il était très fier de la manière dont il sélectionnait, attirait et séduisait ses trophées. Il se définissait comme un prédateur et ne tuait que des femmes qu'il considérait dignes de l’être. "Je suis devenu leur Dieu", aimait-il à dire. Il pensait qu'en tuant quelqu'un, il prenait son corps et son âme, et qu'aucune force au ciel ou sur la terre ne pouvait l'arrêter. Il m'a aussi raconté certaines choses que je ne répéterai jamais, par respect pour les familles des victimes. Disons simplement qu'il a infligé aux cadavres de ses victimes toutes les horreurs possibles et imaginables. Bundy m’a aussi expliqué qu’il considérait chaque scène de crime comme des endroits uniques et qu’il y retournait dès que possible.»

Pour parvenir à ses fins, l’agent du FBI a dû faire preuve de beaucoup de patience et de compréhension. «Ted avait un ego surdimensionné, alors je lui ai permis de dicter la manière dont nos conversations se déroulaient, poursuit Hagmaier. Parce que s'il ne parlait pas, je n’apprenais rien. Pendant les deux premières années de notre relation, j'étais l'étudiant à qui il dictait ce qu'il daignait partager. Il s’est toujours exprimé à la troisième personne; ce n'est qu’au cours de la dernière année de sa vie qu'il a commencé à employer la première personne du singulier. Puis, il m’a demandé des conseils. Il me parlait aussi d’autres affaires de serial killers. Il était très bon. Ses idées étaient excellentes parce qu'il avait étudié le droit et les sciences du comportement. La première fois que je l'ai rencontré, j’avais remarqué qu’il avait un certain nombre de publications spécialisées dans sa cellule. Il a étudié jusque dans le couloir de la mort. Comme vous le savez, il s'est évadé deux fois. S’il avait réussi une troisième fois, il aurait continué et aurait été beaucoup plus difficile à coincer parce qu'il avait analysé tout ce que nous avions fait. Aujourd'hui, beaucoup de tueurs font de même.»

Bill Hagmaier n'est pas vraiment fier de l’«amitié» de Ted Bundy. «Vous avez un gars qui vous serre chaleureusement la main et vous pensez: c'est la même main qui s’est servie d’une scie à métaux pour couper la tête d'une jeune fille». Par contre, l’«amitié» de Bundy lui a permis d’approcher au plus près le mal dans toute son horreur. Mais comment sonder les abysses du mal pendant des années sans en sortir traumatisé? «C’est Ted Bundy qui m’a fourni la réponse, raconte Hagmaier. Lorsque je lui ai posé la question de la cohabitation avec l’horreur, il m’a dit que la clé est dans la compartimentation. Il m’a demandé si j’avais participé à des opérations d’infiltration. Cela m’était arrivé de manière marginale, surtout j'avais eu l'occasion de travailler avec certains de nos meilleurs infiltrés. Ted avait raison quand il disait: "J'ai dû séparer les choses, je devais préserver ma famille. Séparer mes parents de ce que je faisais la nuit." Et c'est la même chose pour nous. Nous devons compartimenter. Je dois pouvoir serrer la main qui étoufferait mon propre enfant. Je peux taper dans le dos d’un homme qui tuerait ma femme s'il en avait l’occasion. Je dois tout mettre de côté pour le bien de l'humanité parce que je suis là pour apprendre. Et pour apprendre, il faut faire des compromis. Certaines personnes ne peuvent pas le faire. On m’a reproché d'être l'ami des tueurs en série. Ted Bundy n'était pas mon ami. J'ai peut-être été le sien, pour un temps.»

FBI tueurs FBI tueurs
Old Sparky, la chaise électrique sur laquelle Ted Bundy a été exécuté, est aujourd'hui exposée au musée de la prison du Texas, à Huntsville. 240 condamnés s'y sont assis entre 1924 et 2000 en Floride, année où l'injection létale a remplacé la chaise dans cet Etat. © Courtesy of Murderpedia

La semaine précédant l'exécution de Bundy, Hagmaier a passé vingt heures par jour à écouter ses aveux. Une plongée infernale dans l’esprit du monstre. Ted Bundy a tenu sa promesse, celle de l'emmener là où aucun policier n’avait jamais été. «Pour la première fois, développe Bill Hagmaier, un tueur en série a reconstitué, pas à pas, ses crimes et expliqué ses méthodes. Des informations essentielles pour mieux comprendre ce genre de criminel. Ted m’a aussi dit qu’il avait peur de mourir. Il a prié et les larmes lui sont venues aux yeux. Je lui ai demandé quel sort il méritait, il m'a répondu qu'il méritait la peine maximale pour ses péchés, mais qu'il avait peur. Alors, nous avons parlé de la mort. Je lui ai dit qu’il avait de la chance de faire la paix avec ce qu’il pensait être Dieu et d'avoir pu communiquer par mail avec son beau-fils, sa fille et sa mère. Ses victimes, elles, n’avaient pas pu faire leurs adieux.»

Le 28 janvier 1989, le jour où il a été conduit à la chaise électrique, Hagmaier était avec Bundy. «Il lisait la Bible et on pouvait entendre des gens chanter devant la prison: "Burn Bundy. Brûle Bundy". "Et ces gens disent que je suis fou", m'a-t-il lancé.» Le condamné à mort a aussi demandé à son «ami» Hagmaier d'être présent au moment de son exécution. L’agent du FBI a refusé. «J’ai déjà vu des exécutions, je savais comment cela allait se passer et je n’avais pas du tout envie d’assister une nouvelle fois à ce spectacle. Ses dernières heures ont été un peu traumatisantes. Il n'avait pas parlé à sa mère depuis deux ans. Je lui ai suggéré de lui écrire une lettre. J'ai dicté ce qu'il lui a écrit. Ted m’a dit qu’il voulait se suicider, parce qu’il ne voulait pas laisser "l'Etat se moquer une ultime fois" de lui. Mais il était religieux, croyait en Jésus Christ. Nous avons parlé pendant des heures des Ecritures. Il en savait plus que moi.»
- Croyez-vous au jugement dernier? lui ai-je demandé.
- Bien sûr. Dieu me jugera.
- Quel sera votre bilan?
- Pas bon.
- Voulez-vous ajouter un autre point négatif en vous tuant?
- Non.

Les deux hommes ont prié ensemble, puis l'agent a expliqué au tueur en série ce qui allait se passer, comment il allait frire sur la chaise électrique. Ils ont encore prié, ils ont pleuré et Bill Hagmaier a pris congé de Ted Bundy. «Je suis rentré chez moi après l’exécution, se souvient Hagmaier. Mon jeune fils connaissait ma relation avec lui et m’a dit: "Papa, ils ont exécuté ton ami." Je lui ai répondu: "Colt, ils n'ont pas exécuté mon ami. Ils ont stoppé son corps pour qu'il ne cause plus de douleur à des familles, ne fasse plus de mal à personne. Tu comprends ce que cela signifie?" Mon fils a eu cette réponse censée: "Dieu décidera de son sort"»