Marty protection Marty protection
Dick Marty à Strasbourg, devant le Conseil de l'Europe, en avril 2011. © Keystone / Martin Ruetschi

Sous haute protection (1/2)

Actif successivement dans les trois pouvoirs de l’Etat, Dick Marty a affronté des enquêtes complexes et parfois périlleuses, souvent avec un grand retentissement au-delà de nos frontières. Alors qu’il pensait enfin pouvoir jouir d’une vie calme entouré des siens, une menace grave, imminente et concrète déclenche une opération de protection policière sans précédent en Suisse. Lui et sa famille vont vivre de décembre 2020 à sa mort, le 28 décembre 2023, sous haute protection. L’auteur fait le récit de ces péripéties, rend hommage à ceux qui le protègent, mais ne cache pas son exaspération, voire sa colère envers la façon dont est conduite l’enquête: celle-ci ne saurait se limiter à la seule mise en sécurité de la cible, sans s’attaquer directement aux auteurs de la menace. D’autres intérêts, d’autres raisons non avouées seraient-ils en jeu? Extrait de son ultime ouvrage (Favre, 2023) dans lequel il a tenu à partager avec ses lecteurs sa situation, ses interrogations, ses intérêts et ses expériences.

En pédalant et transpirant devant le téléviseur, j’assiste à une scène qui me paraît faire partie d’un film de phantapolitique, d’une fiction qui s’inspire de faits politiques. Cela me rappelle le 11 septembre 2001. A peine rentré de La Haye, je travaillais dans mon minuscule pied-à-terre de Berne et comme toujours j’avais la radio allumée. Je n’y fais pas attention tout de suite. J’ai l’impression d’écouter une pièce radiophonique. Les tours jumelles qui se sont effondrées. Pas possible que cela soit diffusé au cours de l’après-midi et de toute façon la radio ne diffuse plus ce genre de pièces. Je réalise que ce qui se passe est bien réel et c’est le choc. Une vingtaine d’années plus tard, j’ai la sensation de vivre quelque chose de semblable. Ce qui paraissait une fiction, c’est en réalité l’assaut du Capitole à Washington par des partisans de Trump. La police est complètement débordée, c’est une attaque au cœur de l’une des plus anciennes démocraties du monde, celle qui a été partout admirée et même enviée. Ces images sont bouleversantes et le rôle qu’assume le président sortant, Donald Trump, ne peut apparaître que comme une tentative de coup d’Etat.

A Londres, un autre genre de cauchemar, on n’en croit pas ses yeux et ses oreilles, Boris Johnson, le Premier ministre de sa Majesté ment, ce qu’il a d’ailleurs fait toute sa vie, et ne daigne pas respecter les règles qu’il impose à toute la population. Avant de s’en aller, poussé finalement vers la sortie par son propre parti, il en profite encore pour faire vite nommer son frère à la Chambre des Lords. Autre grande démocratie tant admirée qui assume les traits de la décadence. En Italie, on empêche Mario Draghi de continuer dans son engagement de redressement et modernisation dont le pays a tellement besoin. Tout le monde sait que Draghi est le seul qui actuellement peut accomplir cette mission, car c’est le seul qui jouit de la confiance de l’Europe. Ce sont pourtant des intérêts personnels d’un groupe de politiciens médiocres qui se donnent en spectacle à défaut d’avoir des idées. Pire, des sympathisants du fascisme accèdent aux plus hautes charges de l’Etat et ne cachent pas leur admiration pour Mussolini. Une partie de l’Italie oublie que le Duce a été l’allié de Hitler. Seul rayon de lumière dans ce spectacle lugubre, cent ans après la Marche des fascistes sur Rome, le discours de la doyenne du Sénat, Liliana Segre, 92 ans. Un discours extraordinaire, elle a rappelé, tout en finesse, qu’à l’âge de 8 ans on lui a interdit de fréquenter l’école à cause des origines juives de sa famille. A 13 ans, elle est déportée à Auschwitz et, miraculeusement rescapée, elle témoignera au cours de toute sa vie de ce que fut la Shoah italienne. Peu après ce discours bouleversant, le Sénat issu des élections désigne à sa tête un personnage qui n’a jamais fait mystère de sa sympathie pour le fascisme et son admiration pour Mussolini. Et l’on pourrait poursuivre cette revue désolante en mentionnant encore l’Inde, le Brésil, la Hongrie, la Pologne pour ne citer que des pays qui passent encore pour être des démocraties. Des démocraties fatiguées où se manifeste une inquiétante aspiration dans la population en faveur de régimes autocrates et nationalistes. En ce sens, des signes inquiétants nous parviennent également de la Suède, une démocratie qui nous a toujours semblé très solide. La Révolution du Jasmin a cristallisé l’aspiration du peuple tunisien à mettre fin à la dictature, à la violence du régime et aux déprédations d’une clique familiale. Le rêve d’une vraie démocratie semblait finalement se réaliser et a suscité un immense espoir dans tout le Maghreb. Hélas, une révolution inachevée et aujourd’hui même fortement compromise. Une fois de plus, c’est la tentation autoritaire qui l’a emporté. Parmi les fossoyeurs de cette expérience démocratique, il faut bien le dire, une classe politique qui n’a pas su écouter les attentes des Tunisiennes et des Tunisiens.

La démocratie est en réalité comme une plante délicate, elle ne se développe pas dans tous les sols et elle a besoin de soins constants, car facilement sujette à des maladies. La démocratie idéale n’existe pas, elle est continuellement exposée à des changements puisqu’elle évolue avec la société. Dans le meilleur des cas, elle aspire à la perfection, sans jamais l’atteindre. Même lorsqu’on privait la moitié de la population du droit de vote, les Suisses se considéraient comme exemplaires du point de vue démocratique. Il a fallu une pression externe pour que finalement nous reconnaissions ce droit élémentaire aux femmes. En effet, c’est seulement après cette décision si tourmentée qu’il a été possible d’adhérer à la Convention européenne des droits de l’homme. Non, notre démocratie, non plus, n’est pas parfaite, loin de là, et non, nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes possibles, comme le pensait Leibnitz. Rousseau l’a bien dit: «S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement.» La démocratie est le fruit d’un long, et parfois douloureux processus historique qui implique aussi une certaine mutation culturelle. En d’autres mots, on ne devient pas une démocratie d’un jour à l’autre et l’on ne peut pas l’imposer aux autres, en tout cas pas en recourant à des bombes et à des embargos comme on a souvent essayé de le justifier. Au nom de la démocratie, on a semé mort et désolation au Vietnam, en Irak, en Libye, alors que les véritables motivations étaient bien moins honorables.

Un Etat fondé sur la primauté du droit est un élément indissociable de la démocratie, dans la mesure où il affirme la dignité humaine et protège les droits de l’homme. Tout cela peut sembler du blabla, pourtant ce sont les fondamentaux d’une démocratie et il serait bien non seulement qu’on s’en souvienne, mais aussi qu’on vérifie leur réelle mise en œuvre. On se rendrait ainsi compte qu’entre les principes et les faits, entre les déclarations d’autosatisfaction et la réalité, il y a un fossé bien plus important que ce que l’on peut imaginer. L’Etat de droit est également en constante évolution, pas toujours pour le mieux, hélas!

On le sait, l’histoire ne se répète pas. Il y a toutefois dans le passé des enseignements qui pourraient être utiles pour la compréhension de certains phénomènes actuels et ainsi, pour leur meilleure appréhension. Lorsque défilent les images de l’assaut du Capitole et de cette foule hurlante qui s’en prend rageusement aux symboles des institutions américaines, je ne peux pas m’empêcher de penser à Weimar et à sa chute. La constitution de ce qu’on a fini par appeler la République de Weimar est approuvée et entre en vigueur au cours de l’été 1919, juste après cette effroyable guerre mondiale qui a marqué la chute de l’empire allemand. C’est la fin des Hohenzollern et la naissance d’une démocratie assez étonnante pour son époque. Droit de vote universel, aussi pour les femmes donc, parlement élu à la proportionnelle, liberté de la presse, bref une démocratie moderne et d’avant-garde. Après le désastre de 14-18, elle inaugure une période faste pour la vie sociale et culturelle. Les ouvriers obtiennent la journée de huit heures, on parle ouvertement des droits des homosexuels, du droit à l’avortement et de l’abolition de la peine de mort. Cette belle réalité enfantera pourtant l’un des régimes les plus exécrables qu’ait connus l’histoire. Certes, les conditions humiliantes et économiquement insoutenables imposées à l’Allemagne par le Traité de Versailles ont suscité un profond ressentiment qui a été habilement exploité par les milieux revanchards. Le nazisme a été aussi une forme de réaction au capitalisme libéral anglo-saxon imposé au monde occidental qui s’est fortement développée tout de suite après la guerre. Mais cela n’explique pas tout. L’affaiblissement des sociaux-démocrates et, surtout, la sourde détestation de cette démocratie de la part de la droite conservatrice, favorable à un système plus autoritaire, soutenue plus ou moins ouvertement par l’armée, l’Eglise et la grande industrie ont conduit à l’implosion de la république. Et ce sont les milieux bourgeois et les grands patrons qui ont donné la clef du pouvoir à celui que le Président de la République, le feld-maréchal Hindenburg, appelait avec dédain le caporal de Bohême (en fait, Hitler n’avait atteint que le grade de soldat de première classe). Hindenburg et ses compères se sont complètement mépris sur le personnage et la nature du nazisme. Ce sont bien eux les principaux fossoyeurs de Weimar, eux qui portent une part non négligeable de la responsabilité de ce qui va se passer par la suite. Une suite que l’on ne connaît que trop bien.

Trump a été démocratiquement élu et tout le monde savait de quel genre d’individu il s’agissait. Animateur de reality shows à la télévision, fréquemment grossier avec les femmes, insultant avec ses contradicteurs, une situation économique bâtie avec des moyens pour le moins opaques. Sa présidence a été marquée par une série impressionnante et rigoureusement documentée de mensonges et de discours parfois haineux envers les minorités. Il a été élu bien qu’il ait obtenu environ trois millions de voix de moins que Hillary Clinton et cela grâce à la particularité du système électoral américain. Le personnage plaît à une partie importante des Américains, puisque lorsqu’il se représente pour un second mandat il remporte encore plus de voix (75 millions), pas suffisantes toutefois pour battre Joe Biden qui obtient un résultat meilleur autant auprès du peuple que des grands électeurs. Cet épisode nous rappelle que c’est finalement le peuple, vous, moi, les autres, qui donnons forme à la démocratie (le pouvoir du peuple, justement), qui la rendons vertueuse ou qui la dévoyons. On peut ainsi dire que ce qu’on appelle communément la classe politique n’est autre que le reflet de la société, ou dit un peu plus brutalement, que la société a la classe politique qu’elle mérite. Les choses ne sont toutefois pas si simples, car depuis toujours il y a des forces plus ou moins occultes et puissantes qui essayent, souvent avec succès, de manipuler et tromper l’opinion publique. Oui, la démocratie a obligatoirement aussi une dimension morale, elle présuppose une tension éthique permanente. Vérité, transparence, intégrité, égalité, solidarité. Mais aussi instruction, culture, engagement permanent. La démocratie est exigeante, très exigeante et, surtout, elle n’est ni immuable ni pérenne. Autant dire que la démocratie est forcément imparfaite et qu’il s’agit d’un engagement, d’une lutte sans fin, avec des victoires et aussi de terribles échecs.

La Déclaration d’indépendance des Etats-Unis est indiscutablement l’un des textes fondateurs des droits de l’homme, pilier essentiel d’une démocratie. Ses principes ont cependant eu de la peine à s’imposer. L’un de ses auteurs les plus prestigieux, Thomas Jefferson, a été le premier à trahir les nobles propos de la Déclaration écrits de sa propre main en s’opposant farouchement à l’abolition de l’esclavage. Jefferson s’était inspiré des écrits de John Locke, dans le bien comme dans le mal. Une centaine d’années auparavant, le philosophe, considéré comme l’un des pères du libéralisme et grand pourfendeur de l’absolutisme, rédige ces nobles paroles: «L’esclavage est un état si vil, si misérable et si directement contraire au tempérament généreux et au courage de notre nation, qu’on imagine mal comment un Anglais, encore moins un honnête homme pourrait plaider en sa faveur.» Au XVIIe siècle on avait donc déjà bien conscience de l’infamie que constituait l’esclavage. Et pourtant! La traite des esclaves avait lieu le plus souvent au nom du christianisme et avec la bénédiction ou du moins la tolérance de l’Eglise selon l’idée que de cette façon les Noirs, descendants de Cham (le cadet de Noé et maudit par ce dernier), retrouveraient la lumière de la juste foi. C’est vraisemblablement en se fondant sur un tel raisonnement que John Locke, après avoir dénoncé si bien l’ignominie de l’esclavage, le justifie et le défend lorsqu’il est pratiqué dans les colonies. Locke, Jefferson, Napoléon, les juges de la Cour suprême des Etats-Unis (qui en 1857 ont établi que les Noirs n’étaient pas des citoyens), tiennent un double langage choquant, hélas, très diffus, même si l’histoire, du moins celle officielle, tend à ne retenir que la partie la plus politiquement correcte. Ces dynasties ont bien survécu et continuent à bénéficier de temps prospères. On prétendait même, avec l’appui des églises, que l’abolition de l’esclavage ferait mourir des millions de Français. On trouve toujours des excuses pour justifier les pires injustices. Au temps de l’esclavage, il s’agissait de sauver des âmes de l’idolâtrie et du paganisme. Aujourd’hui, on ne rougit même pas lorsqu’on prétend que les multinationales qui font des centaines de milliards de bénéfices en exploitant les richesses de pays pauvres sont des bienfaitrices, car elles créent des places de travail là où règne la misère, alors que celle-ci ne fait que rendre encore plus profitable l’exploitation.

L’une des grandes figures du libéralisme, John Stuart Mill, a osé faire une proposition qui ne pouvait qu’horrifier tout démocrate se battant pour le principe «une tête, un vote». Bien sûr, il était pour un droit de vote généralisé et il fut même l’auteur d’une intervention vibrante au parlement britannique en faveur du droit de vote des femmes. Son discours de 1867 constitue en effet un véritable manifeste qui a profondément marqué le mouvement féministe. Plaidoyer étonnant pour l’époque et de la part d’un économiste provenant de la bourgeoisie britannique. On comprend mieux en faisant recours à l’une des vieilles règles de la criminologie basique : cherchez la femme! La femme de Mill, Harriet Taylor, était philosophe et combattante pour l’égalité des sexes et exerça une grande influence sur son mari. Mill était également conscient que le capitalisme et la démocratie pouvaient engendrer des monstres et la majorité devenir un tyran. Il propose ainsi de reconnaître le droit de vote à tout un chacun, mais le vote ne doit pas avoir le même poids pour tout le monde. Il postulait une espèce de clergé laïque composé des personnes les plus instruites et les plus sages dont l’avis aurait compté plus dans le décompte. Selon sa pensée, la classe populaire était plus ignorante et si son vote devenait dominant, cela ne manquerait pas de constituer un danger pour la société. Un vote pondéré selon le niveau d’instruction, voilà qui ferait aujourd’hui scandale. Pourtant, l’idée trouve toujours encore des adeptes. Par exemple, un certain Jason Brennan, professeur de philosophie à la prestigieuse Université de Georgetown, qui a écrit un livre au titre audacieux et provocateur, Contre la démocratie. Il soutient que la gouvernance de l’Etat doit se fonder sur les compétences et ce sont celles-ci qui doivent déterminer le droit de vote. Francesco Pallante, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Turin, affirme pour sa part, dans un livre publié en 2020 (Contro la democrazia diretta), qu’il serait dangereux de penser que la démocratie directe puisse constituer un remède adéquat aux maux qui affligent actuellement maintes démocraties. Au contraire, dit-il, elle ne ferait qu’en précipiter la fin, car elle conduirait nécessairement à une dictature de la majorité, la domination tyrannique de la foule. Si le principe «une tête, un vote» est aujourd’hui consacré dans toutes les démocraties, on est en droit de se demander si au-delà des textes, au-delà de la forme, telle est vraiment la réalité. J’en doute. Si ce n’est pas nécessairement le degré d’instruction qui fait la différence, il me paraît évident que c’est désormais l’argent qui joue un rôle de plus en plus important dans la formation de l’opinion publique et détermine souvent l’issue d’une votation ou d’une élection. Si tel n’était pas le cas, on comprendrait mal pour quelles raisons des organisations, des partis et des candidats investissent tellement de moyens financiers dans les campagnes de votation. Ces dernières années, d’ailleurs, ces sommes ont atteint un niveau impressionnant. Lorsque je vois ce que les candidats à un siège aux Chambres fédérales dépensent pour leur campagne, je me dis qu’aujourd’hui je ne ferais plus de politique, en tout cas pas dans le cadre parlementaire. Si la proposition de John Stuart Mill reste inacceptable, l’emprise de l’argent sur les mécanismes démocratiques ne le reste pas moins, d’autant plus qu’on fait tout pour qu’il n’y ait pas de transparence en ce domaine. Il est curieux comme on invoque toujours la protection de la sphère privée lorsqu’il s’agit de faire la lumière sur les rapports entre argent et pouvoir ainsi que sur les évasions fiscales. On invoque systématiquement la protection de la sphère privée pour s’opposer à toute tentative de mieux réglementer ce domaine, mais on accepte que les colosses internationaux recueillent impunément toute sorte d’informations très personnelles sur notre compte. Moi je n’ai rien à cacher, nous dit-on. Justement, qu’est-ce qu’ils ont à cacher ceux qui financent les partis, les campagnes électorales, les sociétés aux îles Vierges?

C’est justement par le biais de l’argent que des conglomérats économiques et financiers prennent de plus en plus d’influence dans le fonctionnement de la société et dans les processus démocratiques. Il s’agit d’entités internationales, souvent pas ou peu transparentes, qui n’ont plus d’attaches avec un pays et une réalité sociale, et se déplacent ainsi au gré des opportunités ou de complaisances fiscales. Elles contrôlent de nombreuses industries, sociétés financières ainsi que des médias, sans que le commun des mortels puisse le deviner. Leur action se déploie au niveau mondial et leur puissance, en termes d’argent et de capacité d’influence, peut dépasser celle de la majorité des Etats. Certains fonds souverains dépendent de pays dictatoriaux et poursuivent un agenda caché et hostile à la liberté et au pluralisme. C’est un phénomène inquiétant, car il constitue une menace pour la démocratie, à mon avis, souvent encore sous-évaluée par la politique. Trop souvent, au contraire, on ferme intentionnellement les yeux dans le but d’obtenir des avantages économiques à court terme au nom de l’adage selon lequel l’argent n’a pas d’odeur. La société civile joue dans ce contexte un rôle très précieux. Face à l’impuissance, l’incapacité, voire la complaisance des institutions étatiques, ce sont les ONG et des journalistes d’investigation qui dévoilent toujours plus fréquemment des scandales qui mettent en lumière à quel point l’argent est à même de briser toute barrière éthique et légale et ébranler ainsi les bases mêmes de la démocratie. Pas étonnant, dès lors, que de nombreux politiciens ne cachent même plus leur intention de museler les ONG et que des éditeurs sabordent le journalisme d’investigation.

On le constate, la démocratie n’est pas perçue et n’est pas vécue partout de la même façon, elle change selon les lieux et les époques. Mais tous ceux qui se sont penchés sur elle arrivent à une conclusion semblable. La démocratie est fragile, elle exige des soins assidus et elle peut dégénérer dans un régime détestable. Elle peut aussi disparaître. Des Etats-Unis à la Pologne, du Royaume-Uni à la Hongrie, du Brésil à l’Inde, la démocratie et l’Etat de droit souffrent. Des personnages grossiers et des menteurs compulsifs arrivent avec une facilité croissante aux plus hautes charges de l’Etat démocratique grâce à des élections démocratiques. Quand j’entends les discours de ces personnages, je dois penser au candidat Nul, en me disant que finalement il n’aurait pas pu difficilement faire pire. La scène se passe à Paris en 1898 lors de la campagne pour les élections législatives. L’anarchiste Zo d’Axa (de son vrai nom Alphonse Gallaud de La Pérouse) promène sur un chariot ce qu’il considère comme être le meilleur candidat, un petit âne appelé Nul, placé devant un bureau avec un verre d’eau, une sonnette et un chapeau.

Peut-on dire que la démocratie est «en déclin» qu’on est en train de se laisser entraîner par la «tentation autoritaire», comme l’affirme Anne Applebaum dans son récent ouvrage Démocraties en déclin? Et qu’en est-il de la Suisse? En fait, la démocratie est fondamentalement une forme de liberté et comme toute liberté elle est sujette à des abus. Cette tentation autoritaire a toujours existé et a séduit même des sociétés culturellement très évoluées. Notre pays aussi n’est donc pas à l’abri. Thomas Jefferson, l’un des pères fondateurs de la démocratie américaine et troisième président des Etats-Unis, ne semble pas avoir eu une grande opinion du peuple ni par ailleurs de la démocratie directe. Il a ainsi affirmé que «une démocratie n’est rien de plus que la loi de la foule, suivant laquelle 51% des gens peuvent confisquer les droits des 49 autres», mais il a ajouté que «le peuple est le seul sur lequel nous puissions compter pour préserver notre liberté». Cette contradiction apparente n’est autre que l’affirmation de la nécessité de l’Etat de droit, une prémisse qui fait qu’une démocratie ne se transforme pas en un populisme plébiscitaire. C’est le principe de l’équilibre des pouvoirs (et pas seulement de leur séparation), le célèbre check and balance. On est en droit d’être inquiet, car une chose me paraît, hélas, certaine: le mensonge paye. Trump a été élu, il a fait pas mal de dégâts (et, à travers un parti qu’il a phagocyté, il continue). On peut aussi citer Boris Johnson et ses mensonges concernant le Brexit et combien d’autres exemples. A croire sérieusement qu’il y ait une espèce d’incompatibilité systémique entre politique et vérité. Pas étonnant que nombre de philosophes et d’écrivains se soient penchés sur ce rapport trouble et tellement ancien. L’auteur de Gulliver, Jonathan Swift, a écrit, il y a trois cents ans de cela, un petit ouvrage intitulé L’art du mensonge en politique qui n’a en rien perdu de son actualité. Bien entendu, il y a l’étude de Hannah Arendt, Du mensonge en politique, qui remarque que «le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir d’avance ce que le public souhaite entendre ou s’attend à entendre». D’ailleurs, la compétition électorale, élément essentiel du processus démocratique, ne pousse-t-elle pas quasi nécessairement à l’exagération et à l’outrance, là où les limites avec la tromperie deviennent floues, voire méconnaissables? Peut-être, le phénomène n’est pas nouveau, si on en croit un article publié par Victor Hugo lors des législatives de 1893, lorsqu’il compare la campagne électorale à «un étalage de toutes les médiocrités» et traite les candidats d’«écume d’ignorance et de vanité que le suffrage universel pousse dans Paris».

On nous dira que le citoyen reste libre de faire son choix et qu’il n’est l’objet d’aucune coercition. Certes, mais combien d’entre eux disposent des connaissances nécessaires pour se rendre compte que les faits qu’on leur présente comme vrais sont en réalité faux? Il y a, assurément, des personnes qui ressentent le besoin de systématiquement nier la réalité et contester ce qui paraît pourtant évident. Ainsi, il y a ceux qui pensent encore que la terre est plate, que les êtres vivants ont été créés tels qu’ils sont, à partir de rien, et restent immuables, tandis que d’autres sont convaincus que la Shoah est une pure invention des historiens. Pour ceux-là, je crains qu’il n’y ait plus grand-chose à faire. Bien différente est la situation lorsque d’importants moyens sont mis en œuvre pour rendre vraisemblable une réalité fictive en recourant à des sources réputées sérieuses et à un arsenal technologiquement sophistiqué pour rendre le tout encore plus crédible. Comment, par exemple, un Américain moyen aurait-il pu imaginer un seul instant que son président mentait lorsqu’il prétendait détenir des preuves irréfutables démontrant que l’Irak disposait d’armes de destruction massive et qu’il s’était allié avec Al-Qaida pour attaquer les Etats-Unis? Devait-il se douter qu’on assistait à une grotesque mise en scène lorsque le 5 février 2003, le Secrétaire d’Etat Colin Powell brandit devant le Conseil de sécurité un flacon supposé contenir de l’anthrax irakien pouvant tuer des dizaines de milliers de personnes? Colin Powell lui-même semble d’ailleurs avoir été trompé par les faucons de service. Et cela ne s’est pas passé dans une dictature ou une république bananière, mais dans une ancienne et grande démocratie. Le mensonge a la vie plus facile que la vérité. Cette dernière doit toujours jouer en défense, elle est systématiquement en retard par rapport au mensonge et contrairement à ce dernier, elle doit toujours être soutenue par des preuves irréfutables. Et cela souvent ne suffit pas. Elle est un peu comme les pompiers. Soit, ils n’arrivent jamais, parce qu’ils se sont trompés d’adresse, soit, s’ils arrivent, c’est pour constater les dégâts. Et quand ils parviennent à éteindre l’incendie, ce n’est jamais sans dégâts.

Cela dit, j’ai quand même l’impression qu’une bonne partie de la foule aime bien les fanfarons. Voter pour eux, c’est exprimer son aversion pour les élites, c’est se dire qu’on se sent plus semblable, plus proche d’eux. Une façon de protester, de choisir le simplisme, qui donne cette sensation de soulagement, alors qu’on est confronté à l’angoissante complexité de la réalité, tout en sachant que cela ne fonctionnera pas. Et il y a ceux qui ne veulent tout simplement pas la vérité, ils la refusent. «Ne les écoutez pas, ils disent la vérité», pour reprendre l’expression d’un journaliste allemand parlant d’Hitler au début des années 30.

Parfois, lors d’un moment de découragement, je me surprends à penser que la démocratie risque d’être trop faible, trop manipulable pour affronter les énormes défis de notre temps, du changement climatique aux pandémies, de la justice sociale à la sauvegarde de la biodiversité et qu’une dictature éclairée serait peut-être plus efficace pour dépasser les blocages provoqués par les intérêts particuliers et par les égoïsmes des uns et des autres. Je reprends toutefois rapidement mes esprits et j’arrive toujours à la même conclusion: la dictature éclairée n’est tout simplement pas possible, car l’«éclairage» finit toujours par défaillir. D’une chose, je suis cependant certain. Les prochaines générations vont devoir faire face aux défis gigantesques, d’une complexité sans précédent. Cela présupposera une profonde réforme de l’actuelle organisation étatique et internationale ainsi que du système économique. Il faudra surtout une nouvelle façon de choisir les femmes et les hommes chargés d’assumer des responsabilités. Ceux-ci devront jouir d’une grande crédibilité et d’une remarquable capacité de convaincre et d’entraîner l’opinion publique. Tout le monde le sait, même si l’on ne le reconnaît pas, mais on pense que c’est à l’autre de commencer. Il faudra profondément modifier nos habitudes de vie pour ne pas détruire ce qui reste de notre monde. Une mobilisation gigantesque des capacités et des volontés est nécessaire. Cela signifie que les leaders ne pourront plus être choisis sur la base de campagnes électorales qui ressemblent souvent à des ventes promotionnelles d’aspirateurs ou à la désignation du meilleur vendeur de voitures d’occasion. L’alternative est la catastrophe, la tragédie comme l’histoire en a connu de nombreuses. Doit-on vraiment passer par là? Est-ce vraiment une constante de l’histoire que l’on doive passer par d’effroyables malheurs pour finalement nous assurer une nouvelle phase de véritable progrès? C’est en fonction de ces choix qu’on pourra prendre conscience du degré réel de civilisation atteint par le genre humain. Ce qui est en train de se passer ne nous induit pas à l’optimisme.

Ou, alors, doit-on se résigner à donner raison au Grand Inquisiteur de Dostoïevski dans Les Frères Karamazov? La légende se déroule à Séville au XVIe siècle, une période caractérisée par la répression de l’Inquisition catholique qui envoie au bûcher tous ceux qui sont considérés comme hérétiques. C’est dans ce contexte qu’apparaît le Christ dans la ville espagnole. Trop dangereux, il est arrêté et enfermé dans une cellule. Le Grand Inquisiteur, un vieillard aveugle, s’adresse à Jésus dans un monologue absolument extraordinaire. Il lui reproche d’avoir offert un cadeau empoisonné à l’humanité en lui octroyant la liberté et le pouvoir de choisir entre le bien et le mal, alors qu’il s’agit d’un fardeau beaucoup trop lourd, insupportable pour la plupart. A l’exception de quelques rares hommes forts, l’immense majorité n’en veut pas et ne sait qu’en faire: «Réduisez-nous plutôt en servitude, mais nourrissez-nous!» L’humanité est comme un troupeau, une masse sans individualités, conduite par l’Inquisition, ajoute le vieillard. Une parabole fascinante qui, presque cent cinquante ans après avoir été publiée, n’a rien perdu de son actualité.

Chapitre 9

Mauvaise saison aussi pour certaines statues, pour des rues et des places. On découvre tout à coup que de nombreux personnages que ces monuments ou ces rues sont censés célébrer étaient en réalité des prédateurs, des racistes ou des esclavagistes. Donc, à bas les statues honnies! Le débat reste ouvert pour décider si et jusqu’à quel point il convient de tenir compte de la contextualisation historique et de la valeur artistique de ces symboles du passé. Ces polémiques ont au moins l’avantage de nous contraindre à nous interroger sur notre histoire et sur certains de ses aspects dérangeants longtemps occultés par une sorte de roman national que nous nous sommes raconté. Ainsi, forts du constat que nous n’avons jamais possédé de colonies, à aucun moment nous nous sommes sentis concernés par le scandale de l’esclavagisme, une barbarie qui a en fait profité au développement et à la richesse de la plupart des pays du monde occidental. Une honte pour la civilisation, aujourd’hui finalement reconnue comme un crime contre l’humanité. C’est bien entendu totalement à tort que nous pensons ne rien avoir affaire avec cette infamie. Nous savons en effet que de nombreux industriels et des institutions financières ont favorisé ce trafic et qu’ils en ont largement profité. Il n’y a pas si longtemps de cela, des banquiers et des politiciens suisses ont activement soutenu le régime d’apartheid sud-africain. Pour se donner bonne conscience, on prétendait que les Noirs avaient aussi bénéficié du bien-être produit par la minorité blanche. Je me souviens qu’un important homme politique suisse, qui avait été aussi actif en Afrique du Sud, utilisait cette image de l’aviation: selon les instructions, en cas d’alarme dans l’aéronef, ce sont d’abord les plus vaillants qui doivent mettre le masque à oxygène pour pouvoir ensuite s’occuper des plus faibles. A propos de l’Afrique du Sud, malgré les années passées, on persiste à nous cacher l’ampleur du rôle joué par les banques et les industriels suisses dans le maintien de l’apartheid. Les archives restent largement inaccessibles au sujet de cette période honteuse, et cela restera ainsi, semble-t-il, tant que certains protagonistes seront encore vivants, comme les anciens Conseillers fédéraux Hans-Rudolf Merz et Christoph Blocher. Un apartheid détestable qui existe et se renforce à l’égard des Palestiniens, dans une presque totale indifférence. Le colonisateur n’est jamais à court pour justifier ses actes. Lorsqu’on rappelle ces faits, largement démontrés, on est facilement taxés d’antipatriotiques, de Nestbeschmutzer (personne qui crache dans la soupe) comme disent les Suisses allemands. En fait, c’est parce qu’on aime son pays qu’on essaye d’identifier les erreurs commises pour pouvoir mieux les éviter à l’avenir. «Le patriotisme, c’est aimer son pays. Le nationalisme, c’est détester celui des autres», disait de Gaulle.

Des événements récents ont contribué à mettre en discussion le fonctionnement de nos institutions et nos certitudes. Une tendance me paraît assez claire et certainement pas réjouissante. Je pense à la dynamique en cours, un peu partout dans le monde d’ailleurs, qui tend à concentrer de plus en plus le pouvoir dans l’exécutif, à affaiblir le parlement et à abuser du secret et de la raison d’Etat. L’affaire Crypto, pour ne citer qu’un exemple, illustre bien ce phénomène. Il s’agit d’un scandale qui porte gravement atteinte à la neutralité autoproclamée de notre pays ainsi qu’à son image même. Surtout, elle jette de sérieux doutes sur le fonctionnement de nos institutions. Une entreprise suisse, leader dans le domaine très sophistiqué des machines de chiffrage, trompe pendant des décennies, au moins de 1960 à 2010, ses clients, constitués, à quelques exceptions près, exclusivement d’Etats souverains, en leur vendant des appareils truqués qui permettent aux services de renseignement d’une puissance étrangère de systématiquement les espionner, qu’ils soient indifféremment ennemis ou amis. Une entreprise suisse qui, de surcroît, appartenait aux services de renseignement des Etats-Unis et de l’Allemagne et tous ceux qui auraient dû le savoir affirment avoir tout ignoré. Malgré la gravité exceptionnelle de cette affaire, on a tout mis en œuvre, aux différents niveaux politiques et dans une bonne partie des médias, pour empêcher que toute la lumière soit faite sur cette affaire. Pour ce faire, on s’est efforcé de banaliser l’affaire. Così fan tutte, tout à fait normal au temps de la guerre froide, nous dit-on, et il faut vraiment être naïf pour s’en scandaliser. On va même jusqu’à prétendre que grâce à cette imposture et aux renseignements ainsi soutirés la sécurité du monde, et en particulier la nôtre, en est ressortie renforcée. Qu’est-ce qu’on n’invente pas pour tenter de justifier l’injustifiable! C’est oublier que ces machines truquées ont été également vendues aux Iraniens. Mais pas si bêtes les mollahs, ils ont rapidement découvert la friponnerie et ils ont arrêté le livreur suisse. L’affaire aurait pu très mal finir. Elle donne en tout cas une image peu reluisante de nos institutions lorsqu’on apprend que le Département de la défense a engagé un obscur personnage, ancien colonel et spécialiste autoproclamé de relations publiques, pour conditionner (le contrat utilise vraisemblablement le mot «information», terme si souvent abusé!) l’opinion publique en banalisant l’affaire Crypto par le moyen de lettres aux lecteurs dans les journaux. Le cachet versé par le contribuable aurait été de 60’000 francs par année plus frais! Ailleurs, le Ministère public serait déjà passé à l’action. Tout au plus on procédera à une petite enquête interne, sans conséquences. Comme le monsieur en question a été dans le passé conseiller d’un conseiller fédéral d’un autre parti, le silence semble être la meilleure option pour le monde politique. Certainement pas pour la démocratie.

En fait, cette activité d’espionnage à dimension planétaire organisée sans entrave aucune sur notre territoire s’est poursuivie encore pendant des décennies après la chute du Mur. Si ça avait été le SVR (le Service des renseignements extérieurs de la Fédération de Russie) au lieu de la CIA qui avait utilisé abusivement l’entreprise Crypto, est-ce qu’on aurait réagi avec la même veulerie, en faisant semblant de rien? Personne, du gouvernement au Ministère public de la Confédération en passant par les services de renseignement et les organes chargés de les surveiller, n’était apparemment au courant des agissements de Crypto et de la CIA. Et cela pendant des décennies. De deux choses l’une: soit quelqu’un ment d’une façon éhontée, soit il faut sérieusement s’inquiéter de l’incompétence criante de nos institutions. Dans les deux cas, il n’y a pas lieu d’en être fier.

Au lieu de vouloir faire la lumière sur tout ce scandale et comprendre comment tout cela a été possible, on a nommé un procureur extraordinaire chargé d’enquêter sur la fuite d’un rapport de la commission de gestion sur cette affaire, rapport qui ne contient finalement pas grand-chose et qui de toute façon aurait été rendu public très rapidement. Ce magistrat, un juge à la retraite, a déclaré non sans fierté avoir rempli neuf classeurs fédéraux et arrêté de très hauts fonctionnaires de la Confédération. A part beaucoup de paperasse, rien de bien concluant! Ayant échoué dans son enquête sur les fuites Crypto, on le retrouve partant à la chasse des fuites qu’il y aurait eu au Département de l’intérieur lors de la crise du coronavirus, débordant ainsi manifestement les limites du mandat précis qu’il lui a été attribué. Pour ne pas révéler l’essentiel, on donne l’impression d’un grand activisme en s’occupant de broutilles. C’est tellement plus facile!

Chapitre 10

2020. Les habitants du Punjab n’en croient pas leurs yeux. Un miracle. En se réveillant, ils voient tout à coup la chaîne de l’Himalaya à l’horizon. Cela n’était plus arrivé depuis trente ans, car le progrès était aussi passé par là, avec la pollution et la dégradation de l’environnement que cela implique. J’imagine que les plus croyants ont dû remercier leurs dieux en célébrant l’Akhand Path, la lecture ininterrompue pendant deux jours par une équipe de lecteurs des 1’430 pages réunissant les versets du Guru Granth Sahib. Le mérite de ce nouvel et spectaculaire horizon revient à un minuscule organisme parasitaire animé d’une furieuse volonté de se multiplier. Il a ainsi semé la pagaille dans le monde entier, sans égard pour les régimes politiques et sans tenir compte du statut social des individus. La bestiole aurait même une certaine responsabilité dans la mort annoncée de l’ENA, la prestigieuse école de l’élite française fondée par de Gaulle avec l’aide de Michel Debré au lendemain de la dernière guerre. Le virus a surtout mis impitoyablement à nu notre coupable insouciance, notre surprenante fragilité et notre tragique incapacité à nous unir pour mettre sur pied l’indispensable gouvernance mondiale à même de faire face aux défis toujours plus menaçants pour la survie de l’humanité et de la planète même.

La pandémie a aussi mis à l’épreuve notre système politique et révélé une certaine fragilité de nos institutions et une lourdeur de notre fédéralisme qui se prête mal à la gestion de crises importantes. Même si on n’y a guère prêté attention, un aspect institutionnel tout au début de la crise m’a assez choqué et illustre bien ce glissement en cours vers une suprématie toujours plus marquée de l’exécutif et l’inexorable affaiblissement du parlement. Je pense à la façon dont a été proclamée la situation exceptionnelle. L’annonce est faite le 16 mars 2020 alors que se déroule la session de printemps des Chambres fédérales. La situation extraordinaire constitue l’échelon d’alarme le plus élevé prévu par la loi sur les épidémies. Le Conseil fédéral a ainsi la possibilité de prendre par simple ordonnance des mesures de très grande portée: blocage de secteurs importants de l’économie, restriction de la mobilité, contrôle renforcé aux frontières, mobilisation partielle de l’armée. Du jamais vu dans notre pays depuis la Seconde Guerre mondiale. L’exceptionnalité de la décision et ses conséquences sur la liberté individuelle auraient au moins mérité un brin de solennité, une forme de respect pour notre culture démocratique et de considération pour l’Etat de droit. La démocratie a besoin de certains rituels et des égards pour la forme. Le Conseil fédéral n’y a apparemment pas pensé ou l’a tout simplement estimé superflu. Il s’est octroyé les pleins pouvoirs que lui conférait la situation d’exception, le parlement étant vraisemblablement le dernier de ses soucis, peut-être même heureux de ne pas l’avoir entre les pattes. Si l’attitude du gouvernement paraît critiquable, celle du parlement est incompréhensible, déroutante. Les parlementaires avaient décidé d’interrompre, juste le jour d’avant, la session et s’étaient enfuis chez eux. Dans les hôpitaux, les magasins d’alimentation, les transports, la voirie, les services funéraires et dans bien d’autres domaines des dizaines de milliers de personnes continuent à travailler. Le Conseil fédéral aurait au moins pu faire une déclaration devant les Chambres fédérales réunies le jour même de la proclamation de la situation extraordinaire. La veille, quand le Parlement s’est défilé, il savait certainement qu’il allait prendre une telle décision le lendemain. Cela aurait aussi eu un impact important sur la population et aurait été une démonstration du bon fonctionnement de la démocratie, même (et surtout) dans les moments de crise. Une brève session spéciale a bien été organisée plus tard, au mois de mai. Elle a cependant offert un spectacle franchement affligeant, certainement pas à la hauteur de la situation dramatique que le pays et sa population étaient en train de vivre. On s’attendait au moins à trouver une solution d’urgence au problème des loyers commerciaux, un enjeu pourtant vital pour de très nombreuses PME contraintes à la fermeture. Au lieu de cela, une navrante succession d’entourloupettes politicardes. Suis-je trop dur? Qu’on relise le compte rendu des débats, ils ne sont décidément pas à la hauteur de la période historique que notre pays ainsi que le reste du monde étaient appelés à affronter.

La déclaration de la situation extraordinaire, on l’a vu, confère au gouvernement de très amples pouvoirs. En l’espace de quelques heures, les décisions du Conseil fédéral ont bouleversé la vie quotidienne de millions d’habitants, ce qui aura de lourdes conséquences pour une partie importante de la population pendant plusieurs années. Des dizaines de milliards de francs ont été engagés sans aucune formalité particulière. Cela peut certes être justifié par la gravité de la situation et par l’urgence de prendre rapidement des mesures pour protéger la population et le pays. Certaines libertés individuelles, pourtant protégées par la constitution, ont été sensiblement limitées. Tout cela est explicable et compréhensible, à condition que de telles mesures soient indispensables, proportionnelles, strictement limitées au temps nécessaire et qu’elles soient transparentes. C’est donc le gouvernement seul qui décide si les conditions posées par la loi pour la déclaration de la situation exceptionnelle sont données et c’est toujours lui seul qui décide des mesures qui s’imposent. D’un point de vue démocratique et de l’Etat de droit, cette situation n’est pas du tout satisfaisante. Certes, le parlement exerce rétrospectivement sa haute vigilance sur le gouvernement. Rétrospectivement. Notre parlement de milice est toutefois une institution qui fonctionne avec lenteur et lourdeur. Est-il normal, est-il acceptable que des décisions d’une telle importance, aussi lourdes de conséquences pour le pays, son économie et pour les libertés du citoyen soient prises par le seul gouvernement, aussi sages que puissent être ses membres, sans aucune ratification (sinon tardive), sans aucun recours à une autre instance? En France, par exemple, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat peuvent être saisis au sujet de la constitutionnalité des décisions prises par le gouvernement dans le cadre de l’état d’urgence. Les principes démocratiques et de l’Etat de droit sont-ils des accessoires à exhiber par seul beau temps? C’est au contraire justement en de telles périodes de crise et de pleins pouvoirs que les libertés et les droits du citoyen sont le plus en danger. Cette pandémie a finalement accentué le déséquilibre entre les pouvoirs en faveur de l’exécutif. Le Parlement me paraît assister à cette évolution avec une certaine résignation, même si de temps à autre, on note quelques sursauts d’orgueil, plus pour la forme que pour la substance. Cela est peut-être favorisé par les dimensions réduites de notre pays, de sa classe politique et du cénacle des décideurs économiques où tout le monde se connaît, souvent dans une espèce d’atmosphère vaguement incestueuse.