Ella Maillart Weber Ella Maillart Weber
Ella Maillart dans la madrasa d'Ulug Beg, Samarcande, Ouzbékistan, 1932. © Succession Ella Maillart et Photo Elysée, Lausanne

Sur les traces d’Ella Maillart

En 1932, Ella Maillart parcourt le Turkestan russe. A cheval, elle traverse le pays des Kirghizes jusqu'aux Tian Shan, les monts Célestes. Sur des skis bricolés, elle réussit l'ascension d'une montagne de près de 5’000 mètres à la frontière de la Chine. Sans permis, en évitant les points de passages dangereux, elle enquête à Tachkent, Samarcande, Boukhara et descend l'Amou-Daria. A dos de chameau, dans le vent glacial, elle parcourt le désert des Sables rouges, à l'est de la mer d'Aral. Un périple qu’elle retrace dans son livre «Des monts Célestes aux Sables rouges».

[...] Avant de s'aventurer au Turkestan, Ella Maillart, plus curieuse que jamais sur ce qui se trame à Moscou, va rendre visite à un déporté, un homme accusé d'appartenance à une secte religieuse et qui est devenu professeur d'histoire à l'Université d'Alma-Ata. Sur la table de sa chambre, elle aperçoit quelques journaux français, dont Le Temps. Elle sursaute à la lecture des pages déjà anciennes: Virginie Hériot, la championne de voile, la reine de la Méditerranée sur son Ailée avec qui par deux fois elle avait navigué, celle qui lui présenta Alain Gerbault, vient subitement de mourir. Ella est effondrée. Virginie, cette femme à la fois libre et infiniment triste qui soignait sa mélancolie au bras d'hommes riches qu'elle choisissait au tout-venant, au gré de ses humeurs, de ses fantasmes, celle qui inspira tant Ella, celle qui écrivit: «Matérialiser dans l'action une longue méditation faite d'isolement et de rêve.» Sonnée par la nouvelle, Kini n'en oublie pas pour autant son déporté, qui lui raconte son parcours, de Leningrad au Kazakhstan, sa condamnation injuste, l'aide que lui ont apportée les Kazakhs. Etonnante de lucidité, Ella comprend qu'un jour ces peuples d'Asie centrale seront libres, affranchis de la tutelle de Moscou. «Je pense que d'ici quelques années, ils se passeront même des Russes», lui répond le déporté. Lui ne rêve que de Paris, elle que des steppes. Tout les sépare et pourtant ils s'entendent à merveille. Le même amour sans doute pour ces nomades tant accueillants.

Afin de poursuivre la route, Ella Maillart se dépouille un peu plus de ses effets personnels et vend ses piolets, cordes, crampons. Méticuleuse, plus prudente que jamais au seuil du désert de glace, elle vérifie avant de s'élancer vers les terres du Turkestan son sac à dos lourd de quinze kilos. L'essentiel y demeure, gourde, réchaud, films, appareil photographique, manteau de pluie, pharmacie, chaussettes, linge, beurre, thé, miel; un kilo de porridge, deux de pommes, poêle à frire et pipe, «pour les veillées solitaires».

Tachkent. Plus que les autres, cette ville d'Orient étonne Ella Maillart. Incroyable mélange des foules, Kazakhs en provenance de leurs steppes, Ouzbeks qui vendent des plâtrées de riz aux carottes, gens venus du nord qui se comportent plus que jamais en conquérants, femmes couvertes de la tête aux pieds avec le tchador, qui est une porte de prison et transforme ces sombres silhouettes en cercueils dressés, rues pavées en labyrinthes. Un instant dans la foule, Kini reconnaît un homme à la taille serrée et aux bottes de toile grise croisé à Tcholpon-Alta, au Kirghizistan, sur les bords du lac Issyk-Koul. Elle lui emboîte le pas, mais une bagarre qui vient d'éclater devant un kiosque à savons l'empêche de poursuivre sa filature. Elle parvient néanmoins à le rejoindre plus loin, au bras d'une belle blonde. L'homme, qui cherche de la viande pour sa soupe, la reconnaît. Incroyables retrouvailles, si loin du lac de montagne. La steppe des nomades est un petit monde où les capitales des sédentaires ne sont que des faubourgs.

Avant de s'élancer dans les déserts du Kyzylkoum aux sables rouges, Ella Maillart, insatiable, veut tout voir. Elle erre dans les locaux de la Pravda Vostoka, la Vérité de l'Orient, l'organe du parti communiste à Tachkent, rend visite aux paysans d'un kolkhoze, s'attarde chez Nicolas, un déporté anarchiste de cinquante-deux ans, qu'elle revoit chaque soir. Quel destin!, songe Kini. Cet anarchiste est en fait d'origine tchèque par son père, fondateur de l'Association scientifique caucasienne de Tiflis, en Géorgie, exilé à Genève avant la guerre, envoyé à Ankara en Turquie pour le compte de quelques revues en russe, puis à Kaboul en 1923. Il envisage désormais de s'enfuir à Prague où sa femme le rejoindrait, une intrépide qui a froidement abattu un officier de Kerenski à la veille de la révolution d'Octobre pour éviter d'être trahis et a travaillé aux côtés de Fayzulla Khodjaev, l'un des sept membres du comité exécutif central d'URSS, bien fortuné, ancien émule du mouvement des Jeunes-Turcs et partisan de la loi coranique devenu communiste acharné. Ella bondit sur l'occasion et obtient du directeur de la Pravda Vostoka de rencontrer Fayzulla Khodjaev, cacique polygame dont les bolchéviques se méfient, mais qui le laissent en poste en raison de son influence et de ses relations. C'est un étrange personnage qui ouvre la porte à Ella. En complet sombre, râblé, il a de grands yeux noirs et un visage ovale. Devant le déferlement de questions de l'étrangère, le notable se défend pied à pied, mais elle ne le lâche pas, le pousse dans ses retranchements, lui demande s'il n'a pas collaboré à l'Intelligence Service, ce qu'il compte entamer comme réformes, fustige sa politique d'émancipation de la femme qui a encouragé la prostitution. «Assurément, il en est que leur liberté grise complètement, il faut les éduquer, répond le cacique. Quant à la prostitution, il y aura toujours des paresseuses pour pratiquer ce métier.» Ella Maillart pousse le bouchon plus loin, au grand étonnement du petit potentat, peu habitué à cette audace et à un tel roulement de questions: «Encore une chose m'intéresse: croyez-vous qu'un Kirghize nomade puisse se transformer en prolétaire?» Fayzulla Khodjaev, qui ne doute de rien, répond par son sésame, «l'émulation socialiste». Ella Maillart aimerait encore lui parler des doléances des habitants du Turkestan, qui se plaignent de ce que la vie est devenue impossible sous le joug soviétique, ce que maints Russes reconnaissent, mais s'en abstient, cela ne sert à rien, le potentat restera un potentat, fut-ce sous la bannière du communisme. Cet entretien ubuesque d'une heure et demie lui aura au moins permis d'ouvrir quelques portes, et d'abord celle de l'aéroport où elle reçoit l'autorisation de prendre l'avion pour Samarcande. Voler à bord du junker L 85 à trois places est une belle occasion pour Kini de voir ces terres mythiques d'en haut, steppes infinies que foulèrent les hordes de Gengis Khan et de Tamerlan, le Syr-Daria dont elle a vu la source quelques semaines plus tôt, aux confins du Kirghizistan, nomades sous leurs tentes de feutre mélangés aux ouvrières dans leurs casernes de Tachkent, mausolées des conquérants enserrés dans un entrelacs de béton à la gloire du socialisme bâtisseur. Au moins à Samarcande, lasse de poser des questions, espère-t-elle le silence. L'aérodrome, une piste dans le désert, est vide, hormis le chef, jeune et beau, qui l'accueille d'un sourire franc:
– Quinze jours plus tôt, vous auriez rencontré un Anglais venu d'Angleterre. Après quarante-huit heures passées ici, il rentrait à Londres. Il était raide et silencieux. Sont-ils tous comme ça là-bas?
– Oui... C'est assez leur genre envers les étrangers.

Incorrigible Kini. Elle entend bien rester éloignée de ces visiteurs d'opérette qui ne pensent qu'à leur nombril et oublient d'ouvrir leur coeur. Samarcande, nous voilà... Elle bénit le ciel de toucher cette terre de légende. Errer dans la cour d'une mosquée de Samarcande, approcher le tombeau de Tamerlan. Kini obtient par miracle une chambre dans une madrasa, une école coranique de la ville, ancienne cellule dallée blanchie à la chaux, au plafond haut, au confort spartiate, dont la terrasse s'ouvre sur une forêt de toits plats et de minuscules cours intérieures.

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