Comprendre pour informer (19/21)

© Thierry Gassmann / CICR
Frontière Rwanda-Zaïre: exode massif de personnes qui tente de passer le pont en direction du Zaïre (actuel république démocratique du Congo) pour s'y réfugier, août 1994.

Pour rendre compte de ce qui se passe dans le monde, il faut se déplacer, se fondre dans le terrain. Les diverses situations post-coloniales en Afrique sont le théâtre d'événements tragiques dont les responsabilités sont parfois difficiles à établir, tant tout ceci est imbriqué dans des conflits d'intérêts.

Contrairement au dire d’un vieux correspondant de guerre qui en avait probablement trop vu, le journaliste ne peut se contenter de voyager autour de sa chambre. Il doit sortir de sa rédaction, quitter son cadre rassurant. Et voyager, mais pas en touriste voyeur, ni en observateur sur piédestal. Il doit se fondre dans le terrain, se mélanger aux autres, casser ses assurances, ses certitudes et sa «supériorité» d’Occidental, humer les situations et les dangers. Pour moi, les voyages furent à la fois bouffées d’air et coups de fouet, indispensables: il faut aller sur place pour comprendre et comprendre pour informer. Comme j’ai travaillé pour des médias relativement fauchés, j’ai développé l’art de voyager «terrain», bon marché, et de «sauter» sur toutes les occasions de partir, n’hésitant pas trop à détourner des invitations officielles, prolonger des séminaires de formation ou des voyages privés pour réaliser des reportages dans le monde.

Les Tunisiens adorent la Suisse et les Suisses la Tunisie, ses plages, sa sécurité. Et pourtant, sous le soleil, c’est une vraie dictature qui a fait son nid. Une dictature qui, au nom de la lutte contre le terrorisme et de l’islamisme, martyrise les démocrates et, bien sûr, les journalistes, avec la bénédiction des Etats-Unis et de l’Occident. Si on la compare avec la presse algérienne ou marocaine, la presse tunisienne est inexistante, nulle. Une dictature inutile, imbécile, car la magnifique Tunisie est assez mûre pour supporter la démocratie. Mais, justement, elle ne la supporte pas. Le 28 février 1996, nous profitons, ma femme et moi, d’un séjour privé à Hammamet pour rendre visite à Tunis au député Khémais Chammari, représentant du Mouvement des démocrates socialistes (MDS), un parti d’opposition au tout-puissant président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali. Par cette visite, nous tenons une promesse faite à Pax Christi international, à Genève, qui s’inquiète des mesures d’intimidation visant les militants des droits de l’homme et de l’opposition. Surprise: Chammari, alité et malade, est en grève de la faim depuis cinq jours. De sa fenêtre, il nous fait découvrir la présence de trois voitures de police. Il explique la surveillance jour et nuit, le téléphone sur écoute, le passeport retiré, les vexations contre sa personne, mais surtout contre sa femme, l’avocate Alya Chérif. Militante des droits de la femme et du mouvement démocrate, elle a même été victime d’un accident provoqué par les services de sécurité. Sa fille a été blessée. Le pouvoir tunisien lui reproche surtout d’avoir défendu Mohamed Mouada, président du MDS. Mouadda a été arrêté le 9 octobre 1995 après avoir publié une lettre ouverte au chef de l’Etat qui critiquait le retour au parti unique. Il a été accusé de trahison et de collusion avec une puissance étrangère (la Libye). Les observateurs à ce procès ont dénoncé une bien triste farce. A notre sortie, les policiers de service, caméra au poing, se précipitent pour nous tirer le portrait. Nous les saluons avant de prendre un taxi pour Hammamet. Le lendemain, alors que je cache sur moi les documents que Chammari m’a remis pour Pax Christi, je laisse bien en évidence sur ma table de nuit quelques pages sans importance. Le soir, à mon retour, elles ont disparu. Les «chaussettes à clous» tunisiennes ne sont pas vraiment discrètes. Plus sérieux: Mohamed Mouada est condamné à dix ans de prison et Chammari placé en détention provisoire dans de sinistres conditions sanitaires.

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