Sept.info | Monique Jacot et ses envols
Monique Jacot Monique Jacot
Portrait de Monique Jacot. © DR / Collection famille Monique Jacot

Monique Jacot et ses envols

Le chroniqueur et écrivain Christophe Gallaz rend hommage à Monique Jacot et à son travail, «une roue qui tourne née d'un seul regard.»

Monique est petite. Ses cheveux lui font un casque. Elle en profite pour regarder les choses et les vivants comme d’en dessous, pour soulever leurs apparences et découvrir ce qu’elles abritent. Puis elle se faufile dans sa propre existence en toute vivacité discrète. Il y a de la souris dans sa personne.

Ainsi parcourt-elle les horizons lointains, l’Islande, les Etats-Unis de Robert Frank, le Yémen officiellement verrouillé, l’Egypte, d’autres. Et tout autant le pays de sa naissance. Les Alpes où l’espace claironne son ampleur, la campagne où les fermes méditent dans les champs, les villes où les usines cliquettent.

Ensuite Monique habite le village d’Epesses, en Lavaux, qui surplombe le lac. Il y a des montagnes sur la rive d’en face et tout près la pente qui descend vers l’eau, avec ses échalas de vigne et de ceps immobilisés comme des moines en prière. C’est le royaume du labeur ardu, de la simplicité géométrique et des cadences saisonnières, sous la coupole céleste qui déplie l’âme ou la vrille.

Le travail de Monique est une roue qui tourne. Qui est née d’un seul regard. Qu’il serait faux de fragmenter en catégories et styles successifs au gré des époques. Voyez d’abord ces images d’horizons larges et de chambres d’hôtel, de terrains de football et de fauteuils. Un kaléidoscope de formes et de tons, d’où jaillit brusquement de la stupeur. Vous pliez comme sous l’effet d’une angoisse. C’est celle du temps qui passe. Vous apercevez en effet, au fil de cette galerie supposément hétéroclite, son principe essentiel. Vous saisissez ce qu’elle contient de durable, de fixe et même de vide.

Des baignoires abandonnées et des fauteuils déserts. Des paysages immenses et des éviers secs. Alors la nostalgie vous empoigne escortée de vos souvenirs, de vos espoirs et de vos regrets, avec tous ces songes qui vont et viennent au-dessus de votre tête de la naissance à la mort.

Or Monique choisit aussi de saluer les paysannes et les ouvrières sous le signe de leur labeur. Une cause souvent mise en lumière par des circonstances ponctuelles, mais qu’elle-même s’attache à situer dans le temps long, au moyen d’images exemptées de tout misérabilisme. De quoi discerner à nouveau, dans l’aura qui nimbe la silhouette de ces femmes infinies de la terre ou de l’usine, leur vaillance inouïe — je veux dire qu’on n’entend pas.

Leur appartenance encore actuelle à cette Histoire archaïque où l’on défriche le sol par le fer et par le feu, quand on arrache la surface des emblavures aux forêts qui nous les reprennent, quand les prairies naturelles regagnent leur pouvoir sur les récoltes, au bord des rivières qu’on recouvre de fougères pour les enrichir de leur pourriture, ou de varechs si l’on vit au bord de la mer, ou de limon si c’est près du fleuve.

De cette Histoire archaïque où l’on pêche aussi, et chasse et mange les fruits des mûriers, des châtaigniers et des noyers. Ces corps et ces liquides, la tige, la feuille, la pulpe, la viande, le bois, le suc, la terre, tout ce qui saigne, coule et fume. Telle est l’aube des fermes et des usines quand Monique les observe.

Et ses images de plumes, enfin, avec ses travaux qu’elle nommait transferts! La production des esquisses et des chuchotements en juxtaposition de l’œuvre documentaire. Des créations légères qu’elle organise à sa guise. Un crâne d’oiseau posé sur une aile de papillon, et glissé dans des teintes évoquant l’univers aquatique des étangs ou celui minéral des hypogées découverts en Egypte ancienne. Ou des jeux d’ombre et de lumière. Une petite fille vue de dos, une fleur, le visage d’une femme ou la silhouette d’un lézard.

Vous êtes ici dans l’exploration, la manipulation chromatique et l’assemblage pataphysique des thèmes, au gré de mille complots formels relevant de l’expérimentation mineure en apparence, mais de celle qui nourrit le grand art. En ce sens on peut rapprocher ces créations-là de l’essai, au sens littéraire du mot, qui désigne un «ouvrage en prose, de facture très libre, et traitant d’un sujet qu’il n’épuise pas».

On pense alors qu’en réalisant ses transferts et ses images de plumes, la photographe aura relié sa propre enfance à son âge mûr. Aura conjoint en elle-même la grand-mère et la petite fille. Aura réuni son expérience en ramenant de ses greniers à souvenirs ceux qui pouvaient fonder sa trajectoire.

Et si les spectateurs de ces ouvrages délicats s’en trouvent pareillement enchantés, c’est sous l’effet d’une courtoisie supérieure. Monique leur propose en effet quelque chose. Les invite à quitter leur condition personnelle usuelle, celle de consommateurs visuels enivrés jusqu’aux limites de la saturation, pour leur faire arpenter des mondes encore habités de fraîcheur, de malice et d’invention. Envol et gratitude.

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