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Raspoutine en compagnie de l'évêque Hermogen Dolganov (au centre), qui fut banni par la tsarine Alexandra Fedorovna Romanova après avoir battu Raspoutine avec un crucifix, et l'écrivain et hiéromoine Iliodor Trufanov (à droite), qui fut contraint à l'exil après une campagne de diffamation à l'encontre de Raspoutine, 1908.© DR

On ne rit plus, on prie… (2/3)

Vingt ans après mon premier séjour à Saint-Pétersbourg, que sont devenus mes souvenirs? Très vite, je me rends compte que les promesses de la perestroïka se sont engluées dans une profonde amertume. Témoin de la nouvelle Russie, la capitale des tsars est-elle annonciatrice d’un dérèglement plus profond?

On lui avait promis le Grand Soir, mais le peuple est le perdant des préliminaires de la liberté. Il ne chante plus, il prie. Les églises se remplissent, ce qui signifie qu’il a remis son destin entre les mains de Dieu et des prêtres qui lui relaient ses espérances désenchantées. La rue, révélatrice des blessures de l’âme, ne fait plus la fête, elle vole un peu de plaisir à son humeur maussade. Elle affirme même que c’était mieux au temps du communisme où l’on n’avait pas à mendier sa vie. Elle dit qu’elle a perdu sa part d’humanité. Saint-Pétersbourg n’est pas toute la Russie, mais elle en est le miroir et le baromètre.

Les souvenirs ressassés depuis vingt-quatre heures me sont presque étrangers: ce n’est plus la même ville. Les nouveaux immeubles qui bordent la perspective Nevski parodient les grandes métropoles occidentales et laissent pour compte les images d’un passé que j’avais naïvement engrangées. Le verre et l’acier se sont substitués aux anciennes façades qui en faisaient le charme en dépit de leur décrépitude. L’histoire était passée sur elles et leur avait creusé des rides d’expression que je ne retrouve plus. Derrière les fenêtres des bureaux ultramodernes, comme sur les trottoirs aménagés en promenades, de nouveaux visages se sont substitués à ceux d’un peuple pauvre mais cultivé, brimé mais curieux et profondément ancré dans le désir de vaincre le dénuement sans perdre son identité. Heureusement, tout n’a pas été sacrifié aux chantres de la mondialisation. Derrière la face éclairée de Saint-Pétersbourg et de ses plus somptueux monuments, la transformation de la ville impériale en vitrine internationale ne fait pas illusion. Elle égare au lieu d’éveiller. Il suffit de faire quelques pas de côté, à l’ombre des projecteurs de la modernité flamboyante, là où les ombres s’étirent moins qu’ailleurs, dans les anfractuosités des vieux quartiers, pour y trouver l’âme égarée des laissés-pour-compte. Que sont devenus les projets de vie que ces derniers avaient élaborés à la chute de l’Empire soviétique et combien d’entre eux s’y reconnaissent aujourd’hui?

La jeunesse des années 1990 a vieilli et s’en est remise aux vieux démons de l’âme russe que sont le fatalisme et la passivité. Faute d’avoir pu concrétiser ses ambitions, elle a rapidement déchanté. Pour s’être heurtée à des résistances plus fortes que sa volonté de réussir, elle s’est abîmée dans la déshérence sociale. Par manque de moyens, d’encouragements et de persévérance, pour avoir été mise en marge par les faiseurs d’argent, elle a grandi dans la rancœur. Jusqu’à ne plus croire en elle. Pour panser ses plaies, elle en veut aux autres, l’Occident qu’elle tient pour responsable de ses errements. Accablée par l’adversité, elle s’est réfugiée dans les interstices de la survie, à l’ombre des souvenirs de l’âge tendre. Maintenue dans la marginalité, ostracisée côté jardin, elle a rejoint les rangs des délaissés. Elle végète côté cour, loin du soleil où les plus opportunistes se sont fait une place et grossit patiemment les affluents de la pauvreté. La vie s’est défaussée de toutes les promesses qui lui étaient destinées. Un malaise m’étreint que je tente de réprimer: ce n’est pas de la nostalgie, mais une forme de tristesse. Du désarroi. Presque de la colère. Car je suis en train de requalifier mes souvenirs.

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