On dit qu’Istanbul, cette mégapole qui abrite plus de 15 millions d’âmes, ne dort jamais. Pourtant, à l’aube de ce 1er mai 2014, sur la grande avenue Halaskargazi, l’atmosphère est lunaire. Pas un son. Pas un chat à l’horizon. Tapis dans la pénombre, près de leurs véhicules blindés - des TOMA munis de puissants canons à eau - et de leurs barricades métalliques, les hommes de la police anti-émeute turque sont partout.
Une rue plus haut, au quartier général de l’Union des syndicats progressistes de Turquie (DISK), les militants se maintiennent éveillés en s’abreuvant de mauvais café et en grillant les premières clopes de la journée. La nuit a été pénible. De longues heures d’attente avant de se présenter en cortège devant les forces de l’ordre, c’est le prix à payer pour participer à l’événement. «Face au déploiement policier, on n’a aucune chance d’atteindre la place», se désole un militant cagoulé qui prend son petit déjeuner en observant ses adversaires de loin.
La veille, ils étaient plus d’une centaine à avoir rallié la rue Nakiye Elgün avant que la ville ne soit bouclée. Décorée de fanions et de banderoles, elle a vu passer travailleurs syndiqués, militants communistes, anarchistes et défenseurs de la cause kurde. Des hommes comme des femmes, de tous les âges. Pour ces activistes de gauche, le 1er mai est une date hautement symbolique. Fête du travail bien sûr, elle commémore aussi la mort de plusieurs de leurs camarades, tombés le 1er mai 1977 sur la place Taksim.
Ce jour-là, sur le lieu emblématique de la République turque, un demi-million de sympathisants étaient rassemblés pour écouter le directeur et fondateur du DISK, Kemal Türkler. Son intervention à peine entamée, une fusillade éclate, déclenche un mouvement de panique. On dénombrera 37 morts dont cinq par balle et plus d’une centaine de blessés. Si aucun coupable n’a été désigné, chacun s’accorde à dire que cet acte a contribué au coup d’Etat militaire de 1980, date à laquelle le 1er mai et les syndicats seront tout bonnement interdits. Il faudra attendre 2010 et l’aval du parti islamo-conservateur AKP et du premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, pour que la célébration de la fête du travail soit à nouveau autorisée. Le parti au pouvoir en fera même un jour chômé à l’échelle nationale, et laissera les syndicats se rassembler sur la place. Un signe d’ouverture d’importance. Les 1er mai suivants auront lieu sans anicroche.